L'enfant que j'avais officieusement placé sous ma protection dans un état stable, j'avais repris l'une de mes vieilles habitudes, un mécanisme de défense aussi automatique que ritualiste.

Cloîtré dans les murs qui me servaient d'habitation, j'avais posé l'ouvrage que je feuilletais sans grande ambition. Cela faisait plusieurs heures que je m'étais perdu dans ma forteresse de solitude, enfermé et loin de tout, seul pour pouvoir réfléchir, rationaliser cette comique tragédie appelée la vie. Et une seule pensée occupait mon esprit chaotique luttant contre un logos psychique, un mot qui, par sept lettres, englobait l'entièreté des questionnements d'une seule espèce, une sorte de mystère troublant la conscience universelle, la conscience humaine.


Une interrogation si vague qu'elle semblait fracturer ma psyché, un seul esprit étant loin d'être suffisant pour couvrir la globalité de ses implications.











La lettre du mystérieux « homme de la forêt » en main, je décidai, perdu au milieu de l'océan de la contemplation, de me replonger une fois de plus dans le mystère que cachait cette lettre. Je connaissais depuis bien longtemps son contenu par cœur, une sorte de mantra qui représentait mon dernier lien avec ma famille. Alors, plaçant le manuscrit à la lumière de l'iori réchauffant ma demeure, je le lisais une énième fois.

Cher Kentaro,

Désormais ce sont les humains qui me chassent lorsqu’ils m’aperçoivent, mais nous savions le risque que nous prenions ce jour-là. Désormais, je peux vivre au milieu de ces créatures. Et je vous remercierai jamais assez pour avoir outrepassé les interdits afin de me permettre de vivre. Je vous dois la vie et j'espère un jour pouvoir vous rendre la pareille.

L’homme de la forêt

Plus le temps passait et plus le sens de cette lettre devenait limpide. Tel père, tel fils, d'autant plus qu'à en croire les mots de cet homme, mon père avait eu les mêmes interrogations que moi et était parvenu à en faire une certaine réalité, mais à quel prix ? Il était évident que cette générosité envers l'homme de la forêt était la cause de sa déchéance, la cause de sa mort, celle de Mère, de Saori... Ses recherches en valaient-elles réellement la peine ?



De l'encre invisible ? Sans perdre plus de temps, je retournais le bout de papier, beaucoup trop curieux pour me retenir plus longtemps.

Au lecteur de cette lettre qui, j'ose espérer, est de mon sang,

Si vous êtes en possession de ce message, cela veut donc dire qu'ils m'ont démasqué. Néanmoins, mon travail n'est pas achevé.  
Ce trésor, notre salut à tous, je vous le laisse là…

« Là où la pousse de l'arbre divin prospère en direction des cieux »

Guidé par les derniers mots du mystérieux auteur qui ne pouvait être que Kentaro Takeda, je m'étais frayé un chemin jusqu'à l'Arbre Impérissable, un gardien centenaire des bois de Kuromatsu no Kuni, souvent décrit comme un lointain parent du Reiboku. Au cours de mon enfance, mon père avait pour habitude de nous conduire ici, Saori et moi, pour observer le végétal, un acte d'humilité face à la majesté de la Nature qu'il disait. Pourtant, la réalité semblait être bien plus nuancée.

C'est sans doute pour cette raison que je m'attendais à trouver quelque chose d'intéressant une fois face à la sentinelle d'écorce, un indice, un signe montrant le chemin vers la prochaine étape du puzzle. Mais rien ne m'attendait dans ce pauvre bosquet, si ce n'est que l'inquiétante sérénité d'un bois qui paraissait vivant tant la sensation d'avoir chacun de ses mouvements observés était forte en ces lieux.

Ne désespérant pas, j'essayai d'inspecter le tronc colossal de plus près, en vain. Mes sens se posèrent ensuite sur les plantes alentours, à la recherche d'un quelconque message gravé, je ne sais où, mais rien n'y faisait. Puis alors que ma détermination commençait à s'effriter sous le poids de l'échec, un voile imperméable obscurcit les cieux, aussitôt apparu, aussitôt disparu derrière les feuillages. Dans son sillage, une unique plume d'un noir aussi profond que le royaume de Tsukuyomi trouva son chemin jusqu'à moi, virevoltant au gré du vent à la recherche d'une terre où se poser.

Instinctivement, je m'abaissai pour inspecter la plume d'ébène en la soulevant. Démesurée, elle semblait appartenir à un animal assez grand pour pouvoir soulever un homme adulte, s'il s'agissait seulement d'un animal. Alors, à la fois intrigué et suspicieux, je me laissai porter par cette curiosité presque maladive qui animait les esprits scientifiques, entamant alors une marche prudente en direction du possible propriétaire du vestige aérien.

Un pas succédait à un autre tandis que je trouvais encore plus de plumes sur mon chemin. De toutes évidences, j'avais affaire à quelque chose d'assez intelligent pour laisser sur son chemin des indices. Ou peut-être s'agissait-il d'un prédateur usant de cette tactique espiègle pour remplir sa panse ? Non, impossible. Aucun animal ne se donnerait autant de mal pour attirer une proie, et aucune proie ne saurait assez stupide pour tomber dans ce genre de piège. Pourtant, me voici. Les sens aux aguets à la recherche d'un mystère inconnu.

Toutefois, alors que la mer sylvestre s'affinait pour laisser place à une petite clairière abritant en son centre un énorme rocher, je me retrouvais face à un écho du passé, une certaine erreur des lois de notre réalité. Oui, il ne pouvait s'agir que de ça, un mirage inexplicable similaire aux visions fabriquées de toutes pièces par un cerveau surchauffé. Car, vêtu d'un manteau si sombre que je pouvais y voir des astres, se dressait devant moi un fantôme.



Stupéfait. Il n'y avait que ce mot pour décrire mon état émotionnel. Triste, heureux, en colère, non. Seulement stupéfait de tomber nez à nez avec cet être que j'avais enterré, ce souvenir qui m'avait marqué, ce deuil que j'avais fait. Immobile, je ne pouvais me convaincre de briser le silence solennel qui régnait. Pupilles héréditaires fixant les mouvements de l'autre, ni le père ni le fils ne daignait bouger. Pourtant, comme il l'a toujours fait, mon père pris l'initiative et, sans dire un mot de plus, se dirigea vers le rocher. Mimant comme je l'avais toujours ce modèle qui avait forgé l'homme que j'étais, j'avançai à mon tour, de plus en plus proche du centre de la clairière.

Soudain, posant délicatement une main sur la pierre, Kentaro se fit peu à peu aspirer tel un mauvais esprit repoussé par les dieux. C'est à ce moment que je ne pus supporter plus longtemps ce silence. Et dans un acte désespéré, je m'élançai vers lui.



Mais ce fut en vain. Aussitôt apparu, aussitôt disparu. Un spectre hantant un pauvre fou au milieu de la forêt... Si ce n'était pas pour la plume posée délicatement là où, il y a quelques instants, se tenait feu le patriarche du clan Takeda. Était-ce une ruse de mon esprit ? Je devais savoir.

Chakra focalisé, j'exécutai une série de mudras avant de poser mes mains sur le rocher, le réduisant alors en débris. Cet obstacle détruit, je fis une découverte qui prit tout de suite du sens. J'avais trouvé ce que j'étais censé trouver en ces lieux, une réponse.






Cela ne faisait que quelques minutes que je m'enfonçais dans les entrailles de la terre, mes pas incertains à cause de la pénombre constante. Néanmoins, je recouvris peu à peu ma vue lorsque la luminosité remonta graduellement, lumière causée par un éclairage naturel dont j'ignorais les subtilités.

Ainsi, je pus observer l'étrange majesté pittoresque de la pièce circulaire qui m'attendait au pied des escaliers. À moitié recouverte de débris, l'endroit, vraisemblablement aménagé pour la recherche scientifique, n'avait pas échappé aux affres du temps. Sordides tubes à taille humaine détruits, instruments chirurgicaux rouillés, était-ce là l'héritage de mon nom, une vulgaire salle d'opération clandestine ?

Je m'approchais alors de ce qui semblait être un bureau, placé entre deux bibliothèques rongées par la moisissure. Posé dans un caisson en verre à même la table se trouvait un étrange livre marqué par une empreinte de main humaine et affublé d'inscriptions que je ne reconnaissais pas. Semblables dans leurs formes aux lettres inscrites dans la mine de Yama, elles différenciaient tout de même par des traits moins complexes, et des regroupements de signes plus courts.

Perplexe, j'inspectais sous tous ses angles l'étrange découverte. Bien évidement, je ne pouvais repartir les mains vides après tout ce périple. Ainsi, d'un coup précis et motivé par une impatience grandissante, je libérai l'ouvrage de sa prison de verre.

Une fois en main, je m'assis quelques instants pour le consulter. Première page, illisible. Pareil pour la seconde et la suivante et ainsi de suite. Entièrement rédigé dans une langue qui m'était inconnue, je me retrouvais dans l'impossibilité de dévorer les connaissances qu'il renfermait. Mais comme un fauve affamé, je refusais d'y renoncer. Puis à force d'acharnement, le drame se produit.

Silence caverneux brisé par l'écho d'une mort littéraire, j'avais malgré moi causé un brie de pages. Tachycardie. Inquiet, j'observais, les yeux presque larmoyants, la victime de mon imprudence. Je m'attendais à une catastrophe et pourtant j'observais un miracle. Cachés dans la marge mutilée, un message minuscule et cryptique, mais bien lisible. Mon salut.

La mémoire ne peut être conservée que par une alliance avec le peuple corvidé.
Par la pensée, le secret sera révélé.
L'Homme est le chaînon manquant.