Je ne saurais pas dire combien de temps s'était écoulé du sablier, mais en tout cas, je ne pouvais nier que j'avais trouvé un certain confort dans ses bras-là, au point que je ne pris pas la poudre d'escampette comme je le faisais généralement. Même si le froid de l'hiver commençait à nous mordre la peau et réveiller nos sens, la consolation des bras d'Ojin remportait la mise. Une nouveauté pour moi, mais peut-être que je ne devais pas y prendre goût, aussi agréable que cela me parut. Je n'oubliais pas que tout ceci n'était le fruit que du hasard et de celui d'une rencontre bien tombée. Alors profitez à fond de ce moment, ça, ça j'étais capable de le faire, parce que d'ici demain, je ne pouvais prédire sur quelle route j'allais me barrer. Enfin si... Sakyuu. C'était ce que je m'organisais depuis plusieurs semaines et j'avais trouvé un petit guide rigolo pour ça - bien que guide serait exagéré, je connaissais le chemin.

Enfin, quoiqu'il en était, on profita de quelques minutes de repos, salvatrice et surtout imbibée d'une étrange impression. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais tout ceci m'avait semblé comme naturel, logique. Une évidence. On se connaissait de nulle part et pourtant, c'était comme si notre lien avait toujours existé. On avait tiré sur le fil pour se trouver, et on pouvait pas dire qu'on s'était raté. Carrément pas. Cela me paraissait une éternité que je n'avais pas connu ce sentiment de bien-être, au point que je me rendais compte que cela était presque devenu quelque chose d'inconnue et avec laquelle j'étais malhabile. Et pour la première fois, je n'avais strictement aucune foutue idée de la façon la plus appropriée de réagir. Mais heureusement pour moi, je n'étais pas celle qui en serait à l'initiative. L'idée pour la suite vint d'Ojin lui-même.

 Aussi surprenant que cela put paraître, je n'avais pas eu beaucoup d'occasion de flemmarder ces derniers temps. En raison des préparations pour mon voyage en direction du désert, j'avais cherché à cumuler les petits boulots de forge pour mettre des ryos de côté. Il fallait dire que j'allais en avoir presque pour un mois, entre la route, le taff et le retour. L'argent que je cumulais n'était pas uniquement pour ma gueule, mais aussi pour Yahaba dont je confiais la garde à mon vieux.  J'étais une femme a minima responsable, à défaut d'être une mère adoptive très présente.

Ce fut donc avec un certain regret que je me décidais à me relever, quittant l'espace des bras d'Ojin. Je ne pus m'empêcher de le regarder avec un sourire en coin.

 Pour calmer nos ardeurs, sans aucun doute. Pour pouvoir détendre nos muscles endoloris, c'était quasiment certain. Nonchalamment, je récupérais mes affaires et commença à me rhabiller. Mon dernier geste fut de mettre mon katana à ma ceinture, pour ensuite allumer une nouvelle cigarette.

Autant prolonger celui que l'on vivait en ce moment.

Alors que je m'apprêtais à tailler la route de la manière la plus traditionnelle qui soit - je devais être bête sans doute ou bien naïve - Ojin me surprit par son engouement et son empressement à retrouver les sources chaudes. Mais à vrai dire, qu'importait la vitesse à laquelle il me fit traverser les montagnes - et on pouvait pas dire que ça remuait pas, j'en avais presque des hauts le cœur - c'était la façon qu'il eut de me prendre la main qui m'étonna le plus. L'étonnante facilité de ce geste qui à mes yeux n'était pourtant pas si anodin. La surprenante chaleur dans le creux de cette paume. Mes doigts se serrant naturellement et s'agrippant pour ne pas perdre pied dans la course folle dans laquelle nous étions lancés. C'était curieux, au point que je crus qu'un battement s'était foiré dans ma poitrine. Je devais sans doute perdre la tête. On courrait trop vite pour moi, c'était tout.

Lorsqu'on s'arrêta, ce fut à l'endroit indiqué par le Tenma, la fameuse source chaude. Il me fallut quelques secondes pour reprendre un peu mes aises, ma tête tournait un peu, mais mon égo me poussa à faire comme si de rien était. C'était pas le moment d'avoir une faiblesse. Je pus prendre ainsi le temps de découvrir un endroit aux allures presque sauvages et si l'hiver était bien là, les vapeurs qui s'échappaient réchauffaient l'air de manière agréable.

" C'est pas mal du tout. "

Ce n'était pas non plus comme si j'étais une femme bien difficile, et puis ce n'était pas comme si mon regard ne se posait pas sur le dos nu d'Ojin qui rentrait directement dans les eaux bouillonnantes. J'étais peut-être borgne, mais l'œil aux aguets.

" Je dois dire que je ne connaissais pas. Je suis pas très originale en me rendant dans les onsens publics, mais... la privatisation a aussi son bon côté. "

Le calme. Pas de dérangement, pas de piaillement inutile. C'était l'enfer d'être dans les bains des femmes qui jacassaient à longueur de temps pour raconter leurs déboires maritaux ou comment marier leurs fils et filles. Et si ce n'étaient pas les soucis familiaux, ça causait chiffons et potins en tout genre. Ça ne savait pas juste fermer sa gueule pour profiter tranquille. Est-ce que j'étais sévère ? Sans doute. Ces mégères diraient que c'était uniquement parce que je n'avais rien à raconter, et ce n'était pas faux non plus. Mais je n'aimais pas parler pour ne rien dire et combler des blancs inutiles.

Quoiqu'il en était, je finis simplement par me déshabiller - une nouvelle fois - pour me glisser dans les eaux délicieusement chaudes de notre point d'eau. Y avait pas à dire, cela faisait un bien fou quasiment instantanément.

" Je suppose que même au sein de sa famille, on a nos petits secrets. "

Tout le monde en avait. Il manquait plus que je racontais tout à mon vieux. Quelle horreur. Il me casserait les noix à longueur de journée, déjà que c'était le cas sans ça. Chassant cette affreuse image de ma tête, je me calais aux prêts du bord, laissant mes jambes flotter alors que je posais ma tête sur la pierre. L'œil tourné vers le ciel, j'observais les fumerolles des vapeurs s'échapper.

" Dis-moi Ojin, t'emmène souvent ces dames dans ce genre d'endroit ? En mode... le réconfort après l'effort ?  "

Je relevais la tête pour le regarder, un petit sourire en coin. Je le charriai bien entendu... mais j'étais quand même curieuse.

L'instant me paraissait assez lunaire, puisque complètement sorti de mes habitudes. L'ambiance intimiste qui s'installait était généralement le genre de chose que je fuyais. Je ne me donnais jamais le temps de rien, je faisais ce que j'avais à faire et je continuais ma route. Le sentimentalisme n'avait jamais été une chose avec laquelle j'étais douée. Ce n'était pas dans mon tempérament, je n'en faisais pas l'effort ou plutôt, je me le refusais. Ça ne me réussissait pas. Lâche ? Sans doute. Pas pour rien que je me contentais des plaisirs superficiels.

Sauf que parfois, on avait beau batailler avec soi-même, cela vous prenait tellement aux tripes qu'il était impossible de faire semblant que cela n'existait pas. Un regard, un frisson, une pression dans la poitrine. Le tout était de savoir ce que l'on allait en faire : céder ou fuir. Si la première possibilité était tentante, les conséquences, elles, je les redoutais plus que toutes. Les complications, les problèmes... je ne voyais que le pire. Voilà pourquoi je ne m'attachais jamais à personne. D'un autre côté, passer son temps à esquiver était épuisant. Alors quoi faire ? Profiter du présent comme il venait. Ne pas chercher à savoir où irait demain. C'était bien sur le papier.

Quand Ojin m'avoua qu'il était plutôt fait du même bois que moi, je ne pus retenir un petit sourire en coin. Il prenait la poudre d'escampette, mais quelque chose me disait que ces raisons n'étaient pas les mêmes que moi. Pourtant, on mettait tous les deux le doigt sur quelque chose qui nous intriguait, bien qu'on ne l'étalait pas aussi clairement qu'on le pensait.

" Spéciale, hein ?  J'aime bien l'idée d'être unique en mon genre. "

Je sentis le pied du Tenma effleurer ma jambe, un frisson me parcourut. Ouais. Il y avait quelque chose chez lui. Ça servait à rien de me chanter la chanson à l'envers. Mais est-ce que sur le moment, c'était vraiment si important ? En tout cas, je ne pouvais pas nier qu'il me laissait plutôt songeuse. Si j'en avais déjà pas mal "découvert" sur lui, ironiquement, je n'en savais que peu aussi.

" M'inviter ? Ha non. C'est moi qui m'invite et si ça me chante. Je passe la plupart de mon temps à bosser. Du coup, je vagabonde et ne prend que rarement le temps. "

J'eus un petit sourire en coin.

" Faut croire que tu es spécial aussi. "

Profitant de l'instant pour m'étirer un peu et faire craquer ma nuque qui me parut soudainement douloureuse, je ne pus m'empêcher de laisser ma réflexion s'étendre.

" C'est quand même assez drôle de se rendre compte qu'il existait dans ce village une personne qui avait autant de point commun avec moi : aimer les bonnes boissons, le bon tabac, les petits plaisirs, un bon œil. "

Je me redressais lentement pour nager dans sa direction, avant de finir par me positionner à ses côtés.

" Je pourrais presque croire que tu n'es pas réel. "

Presque. On ne pouvait pas dire qu'il ne m'avait pas prouvé le contraire. Mais comme pour me donner une preuve à moi-même, ma jambe allait effleurer la sienne.

" Alors beau gosse, dis-moi un peu ce qu'un homme comme toi peut avoir comme ambition ? T'as pas l'air de manquer de grand-chose. "

Je ne dissimulais pas le sous-entendu. Mais je supposais que derrière le véritable questionnement se trouvait peut-être la raison qui avait fait que le destin ne nous avait jamais permis de nous croiser jusqu'à présent... ou pas.

Ojin ne manquait pas de bagout, ni de culot, et on ne pouvait pas dire qu'il n'avait pas une haute opinion de lui-même.  Je trouvais ça drôle. Drôle parce que n'importe qui jugerait ça plutôt irritant. Il fallait dire que l'excès de confiance n'allait pas à tout le monde, mais quand on assumait comme il se devait, cela pouvait avoir son degré de charme. Ce n'était pas comme si j'étais pas capable dans mes propres grands moments de m'envoyer des fleurs - bien qu'il fallait pas se mentir, je le faisais généralement avec beaucoup de cynisme.

" Oh ? Trouver son Yin. Quel poète. C'est plutôt une belle formulation. "

Bon amant, beau causeur. Voilà que le Tenma cochait des qualités supplémentaires. Mais est-ce que j'étais sensible aux mots ? Joker. Par contre, il était assez évident que je n'étais pas le genre de femme à qui les sérénades plaisaient. Les clichés et les excès de mièvreries... Ce n'était pas ma tasse de thé. Pourquoi ? Fallait pas se leurrer, cela faisait partie de mon éducation spartiate. Quand la seule présence féminine disparaît très tôt de votre enfance et qu'il ne vous reste qu'un vieux ronchon forgeron, fallait pas trop espérer que la fille soit une petite fleur délicate aux langages châtiés. En tout cas, mon père avait pas fait l'effort pour me tenter dans cette voie. Oh non. Forge et samuraï. Le summum de la féminité.

Est-ce que cela signifiait que j'étais dépourvue de manières ? Loin de là. Je n'aimais juste pas les utiliser. Contrairement à mes habitudes, je pourrais m'amuser à me faire passer pour une autre ou en tout cas, une femme bien éloignée de celle que je présentais en ce moment-même. Il ne fallait pas oublier que j'étais une samuraï et les samuraïs étaient des gens éduqués. Et oui. Le choc. Même moi. Seulement, cela me faisait carrément chier. Ça me frustrait. Ça me limitait. Ça ne sonnait pas vrai. Je préférais rester naturelle dans le politiquement incorrect et passer au-dessus des conventions sociales que l'on pourrait m'imposer au titre que j'étais une femme. Ou une samuraï. Ou une forgeronne. Du coup, je me plaisais à être polissonne.

" Mmmm... délicieusement réel. "

Un petit sourire naquit aux coins de mes lèvres alors que je sentis ses lèvres quitter mon cou. Le gredin. Lorsque je le questionnai sur ses ambitions, je n'aurais su dire pourquoi, mais je ne fus guère surprise. Bien au contraire, je me mis à rire tellement cela me parut lui ressembler, ou en tout cas, collant avec l'aura qu'il dégageait.

" Hahaha! La folie des grandeurs ! Après tout, pourquoi s'arrêter à des petites choses quand on peut viser le plus haut, hein ?  "

Je conservais mon esquisse amusée sur le visage alors que je tournais ma tête vers lui pour l'observer. Coquin, je sentais sa main se promener sur ma cuisse, ce qui me fit naître naturellement un petit frisson. Profitant de cette attention, je me laissais flotter vers Ojin pour me coller à lui, l'œil se perdant dans le sien.

" Tu es donc un conquérant sur tous les plans.  Et je suppose que l'échec n'est pas une option ? "

Je lui volais alors un baiser, pas seulement pour la forme, mais peut-être aussi pour montrer que sur ce tableau-là, on avait aussi un point commun.

" Je sens qu'on va pas mal s'amuser tous les deux, qu'importe ce que tu ambitionnes pour moi. À deux doigts de pas te faciliter la tâche pour savoir jusqu'où tu peux aller. "

Mon sourire s'étira.

" Alors dis-moi, Empereur Ojin, quels seraient tes premiers amendements ? "