Il y avait des rencontres auxquelles on s'attendait et d'autres pas. Clairement, celle que je venais de faire à cet instant était de la seconde catégorie. Sans déconner, quelle était la probabilité de croiser quelqu'un dans un lieu pareil et qui, en plus - à croire que les dieux se foutaient de ma gueule - avaient un œil en moins ? C'était clairement un truc de l'ordre de zéro. Pourtant, il y avait bel et bien cette drôle de gueule d'ange assis au bord du ravin avec un grand sourire, me tendant un verre.

Des paroles pour moi-même alors que je me pinçais légèrement pour vérifier que j'étais pas victime d'une illusion.

Il y avait de quoi douter, non ? Il y avait toujours des trucs qui étaient trop beaux pour être vrai, et un verre gratuit avec une vue plongeante sur nos montagnes bleues, cela en faisait clairement partie pour moi. Il devait forcément y avoir une arnaque là-dessous. Toutefois, il fallait pas être un génie pour comprendre que ce type que je ne connaissais pas encore était un mec de Seizan et le plus raisonnable serait sans doute de refuser, de me barrer et d'aller me trouver un autre petit coin. Le monde était assez vaste pour ça. Sauf que j'étais pas raisonnable et je ne l'avais jamais été.

Un petit sourire en coin, la clope serrée sur aux bords des lèvres, je finis par hausser les épaules en guise de "pourquoi pas". D'un pas tranquille et nonchalant, je me dirigeais vers mon hôte pour prendre place juste à côté, non pas sans ôter mon katana. Contrairement à lui, je préférais étendre mes jambes dans le vide et avoir ma lame à côté. Et avant de dire quoique se soit et de me saisir du verre qu'il m'offrait, j'éteignis ma clope et "rangeais" le mégot dans un mouchoir que je fourrais dans ma poche. J'avais quand même du respect pour les lieux.

Je pris ce qu'il me servit et le leva dans sa direction.

Une fois que ma coupelle fut levée, je ne fis pas l'affront de me la jouer pour vérifier si c'était pas un liquide trop suspect, je me contentais de le boire d'un seul tenant. Fallait dire que ce type de boisson un peu sucré, je pouvais boire ça comme de l'eau. Celui-là était pas mauvais du tout. En posant mon œil sur le fond de mon verre, je me mis à sourire un tantinet.

Sur cette parole, je lui tendis alors la main pour la lui serrer. Drôle de lieu pour une rencontre, mais au moins, je m'en souviendrais.

La première question que l'on pouvait se poser, c'était "qu'est-ce que je foutais là". La réponse serait bien simple : l'envie de me changer les idées. Oh, bien entendu, j'aurais pu poser mon délicat petit popotin dans le canapé de mon appartement, mais pas envie. J'avais besoin d'air - ironique quand on savait que j'étais arrivée jusqu'ici avec une clope au bec. Je voulais un beau paysage à mater, réfléchir à rien, penser à rien. Pour le prix de cette volonté, j'avais dû tailler la route loin des murs du village et j'avais eu une prime pour ça, et elle avait la gueule de Ojin. Sans déconner, je pouvais pas être mieux tomber non ? Enfin, c'était ce que j'espérais.

Moi et mon je m'en-foustisme légendaire. Voilà ce que ça me valait de pas m'occuper des autres et des possibles potins du monde. J'étais au courant de pas grand-chose et encore moins de qui était une tête connue ou non. Je savais juste que j'avais déjà entendu ce nom de famille quelque part et que j'espérais pas vexer celui qui m'offrirait si élégamment un verre.

En tout cas, il m'arracha un sourire le bel inconnu parce que l'ironique situation voulait qu'il parlait le même langage que moi. J'allais finir par me demander si c'était pas mon alter égo masculin. D'ailleurs, lorsque je le vis sortir sa pipe, je considérais cela comme le feu vert pour pouvoir à mon tour fouiller dans mes poches et me sortir une nouvelle cigarette.

Le temps d'allumer mon bâton de cancer, un sourire se dessina sur mon visage.

Autant tenter de se la jouer en blague à deux sous, même si ça faisait un peu dragueuse du dimanche. Fallait bien savoir déconner un peu et c'était pas comme si la question attendait une vraie réponse. On s'en foutait un peu de la raison pour laquelle nous nous retrouvions-la à ce moment précis. D'ailleurs, je m'en moquais au point que je lui renvoyasse pas la question. Je me contentais de boire le verre qu'il m'avait nouvellement servi.  Appréciable. Presque plus que le premier verre.

Lorsqu'Ojin m'indiqua que je n'avais visiblement pas peur - et je dirais qu'il avait sans doute raison de souligner que pour le coup, je manquais de prudence - je souris et pris une bonne bouffée de la cigarette que je venais d'allumer. Là, je tournais la tête vers lui avec ce même petit air un brin provocateur.

Un fait. J'arborais pas le bandeau du village sur moi, j'étais armée, j'avais clairement pas des airs d'innocente effarouchée. Je pouvais être une mauvaise graine qui tentait d'endormir son attention. Voilà un plan qui me ferait bien chier.

Je me semblais possible de dire officiellement que je venais de me faire un nouveau camarade. Son sourire ne mentait pas et ma première impression était qu'on paraissait tailler dans le même bois. Je m'avançais sans doute vite en besogne, cependant, c'était plus mon instinct qui me disait ça. Il y avait des gens avec qui le courant passait et d'autre pas du tout. Ici, on était plutôt sur du positif.

Si vous me demandiez pourquoi je me rappelais ce détail physique, c'était parce que je m'étais faite une réflexion dessus. D'une part, je me questionnais sur comment il était possible avec une telle carcasse de pas briser le dos de son canasson et d'autre part... c'était un peu plus graveleux. Je le garderais pour moi.

Rien qu'y penser, ça me faisait sourire, mais j'eus pas trop à m'expliquer pourquoi je continuais puisque la remarque franche d'Ojin me poussa à le conserver.

Repoussant nonchalamment un rond de fumée en un souffle serein, je fus néanmoins un peu surprise par l'attitude du Tenma, qui, sans une once d'hésitation, repoussa sa lame à quelques mètres en la balançant comme si cela avait été un vulgaire bâton de bois. Je ne pus m'empêcher de rire un peu.

Jouant le jeu de la provocation, j'y allais franchement et de la même manière, je me saisis de ma lame. Par contre, au lieu de la balancer comme lui, je me contentais de la glisser de son côté. Ainsi, j'armais mon adversaire au détriment de ma pomme. Je ne pus m'empêcher d'afficher un nouveau petit sourire.

Sur ces paroles, je pris dans le verre qu'il m'avait servi, prenant un peu plus le temps de le déguster cette fois-ci. Le petit goût de prunes macérées de l'umeshu était appréciable... ou la compagnie le rendait comme tel.

Visiblement, la description que je fis des hommes que je crus appartenir à son clan était la bonne. Des géants donc. Difficile à ne pas voir, du moins, pour peu qu'on y prêta quelques attentions, chose qui n'était pas toujours mon cas. J'avais juste eu la chance de lever les yeux au bon moment. Mais à vrai dire, à cet instant, il n'y avait qu'un seul Tenma qui m'intéressait et c'était celui qui remplissait mon verre.

J'étais pas du genre à faire des plans sur la comète, d'autant qu'une simple situation pouvait déraper si vite, en bien comme en mal. Toutefois, je devais avouer que j'espérais que cela resta pour le meilleur. Ça serait tellement gâcher le cas contraire. Entre la belle vue sur les montagnes, cette petite clairière qui donnait l'illusion d'être coupé du reste du monde et de bonnes boissons à portée de main. Il faudrait être un peu con pour ne pas en profiter, surtout quand on menait des vies comme les nôtres, à ne jamais savoir de quoi serait fait demain.

Quoiqu'il en fut, cette courte réflexion me donna l'occasion de finir ma cigarette - oui, je fumais vite - et d'écraser mon mégot avant de finir mon verre précédent. C'était à ce moment-là que je sentis les doigts de mon camarade frôler les miens alors qu'il venait de s'étirer. Il jouait à un petit jeu dangereux celui-là, d'autant qu'il n'hésita pas à ponctuer ce geste "malheureux" d'une phrase que je pris au degré qui me convenait le mieux. Mes lèvres s'étirèrent légèrement alors que mon œil brillait d'une certaine malice.

Autant annoncer la couleur de mes intentions puisque après tout, Ojin m'avait tendu une perche si grande qu'il m'aurait fallu être aveugle pour ne pas l'apercevoir. Et puis, ce n'était pas comme si je n'avais pas la fâcheuse tendance à un peu trop aimer les défis - ce genre de défi surtout, les plus agréables et les plus drôles.  Ce fut à ce moment-là qu'on changea de bouteille, comme s'il y avait un signe d'une étape franchie. D'ailleurs, le Tenma ne manqua pas de le souligner dans un geste et un regard qui ne pouvait mentir sur le fait que nous étions sur la même longueur d'onde, le genre qui laissait deviner qu'on glissait sur une pente dangereuse. Mais on aimait le danger alors...

De l'une de mes mains, je saisis son poignet, celui-là même qui tenait le verre qu'il avait apporté à ma bouche. Je stoppais son geste pour n'en boire que la moitié, tandis que mon œil parme plongeait dans le sien tout en passant ma langue sur les lèvres.

Une petite liqueur comme on les aimait, réchauffant le gosier avec un certain raffinement. Moi, je serais sans doute bien moins subtile que cela. Ma main quitta son poignet pour remonter légèrement jusqu'à passer au-dessus de ses doigts parmi lesquels je glissais les miens pour me saisir de la coupelle avec délicatesse. Je la fis tourner doucement jusqu'à pouvoir la présenter aux lèvres d'Ojin, à l'endroit même où ma bouche avait trempé ses lèvres.

Je lui offris ainsi la même gentille attention qui fut la sienne, mais quand il vida son verre, je me contentais de le poser sur le sol. Par contre, cette fois-ci, c'était à mon tour de servir, mais la bouteille se trouvait de l'autre côté du Tenma. Vous devinez bien qu'il me fallut aller la récupérer, non ? D'un mouvement souple et presque félin, avec l'audace qui était la mienne, je ne fus habité par aucun scrupule ni même de honte vis-à-vis des convenances. Enjambant Ojin de telle façon que je me tins à califourchon sur le bonhomme, je glissais ma main vers la bouteille de Shoshu qui était enfin à ma portée.

Un sourire et un semblant de victoire face à ma domination imposée, j'agitais légèrement la bouteille comme si elle eut été mon trophée. Mais en vérité, je cherchais mon succès bien ailleurs.

Y avait pas à dire, Ojin était un gars qui me plaisait bien. On jouait clairement dans la même cour et il y avait quelque chose d'assez plaisant dans cette idée. Pas besoin d'en faire des caisses, il suffisait de jouer en sachant qu'on avait accepté implicitement les mêmes règles. Et puis, on allait pas se mentir non plus, il était plutôt pas mal, d'autant que je trouvais assez ironique de me retrouver en face d'un gars qui avait également perdu un œil et celui qui était opposé au mien. Ça sonnait presque comme une farce de la part des dieux, non ? J'acceptais l'idée de me payer une tranche de déconnade divine et je ne voyais pas pourquoi je me priverais de rendre cela agréable. C'était trop rare dans la vie d'un samuraï et je ne faisais, après tout, que rester dans l'état d'esprit que je voulais être le mien en venant dans ce petit coin du monde. Chasser les emmerdes qui tourbillonnaient dans ma tête, ne plus penser à rien.

Si l'alcool que le Tenma avait servi contribué grandement à favoriser cette situation, sa personnalité aidait aussi beaucoup à rendre les choses plus amusantes. Un simple sourire, un simple effleurement, une simple audace dans quelques maigres paroles.

Ultime avertissement ou bien l'annonce d'un évènement programmé ? Mon esquisse parlait pour elle et j'étais pas du genre à ne pas tenir une promesse. En tout cas, aucun des seizajins que nous étions ne paraissaient avoir froid aux yeux. Mon impudence avait eu même l'effet escompté, celui de jouer avec les limites et les tensions que nous avions créées. Des sortes de... préliminaires en somme, pour se tester, mieux cerner la trempe qui était la nôtre.

Tandis que j'agitais la bouteille de shoshu, je sentis la main de ce partenaire d'infortune glisser avec malice sur ma cuisse. Je ne pus que sourire face à ce geste qui me fit naître un léger frisson. À combien de verre étions-nous déjà ? Peut-être pas assez nombreux à mon goût pour rendre les choses un peu plus dingue. Restant toujours derrière mon masque de provocation, mon visage s'approcha dangereusement du sien au point de pouvoir très clairement sentir l'odeur de sa peau, de son tabac et bien évidemment de la liqueur que je tenais dans la main. Pourtant, je maintins les quelques millimètres qui nous séparaient pour tendre mon bras et m'accaparer la coupelle que j'avais laissée juste à nos côtés.

Je me reculais délicatement, puis je remplis le verre pour moitié. Là, je posais la bouteille et lui amenai le verre à ses lèvres comme la fois d'avant. Est-ce que c'était le signe que j'étais sage et raisonnable ? Bien sûr que non. Fallait pas rêver. Toutefois, je me montrais assez délicate et le poussa à boire le tout. Oh, je n'avais pas l'intention de le saouler, ça serait dommage, j'avais un autre plan.

Je me penchais à nouveau, mais cette fois-ci, je brisais la distance pour goûter à sa bouche encore humide de shoshu.

Joueuse, je l'avais toujours été, et j'avais bien peur de le rester.

Est-ce que l'on pouvait me qualifier de femme de mauvaise vie ? Peut-être. Personnellement, j'avais une autre vision des choses, plus terre à terre, plus honnête même et en adéquation avec ma nature. Je ne reniais pas mes envies, mes désirs, qui contrairement à ce que des biens pensants pourraient croire, n'étaient pas juste une banale animalité. J'étais une opportuniste. Je prenais. Je prenais ce qui m'intéressait et qui pouvait m'apporter quelque chose, qu'importait le plan à assouvir, matérialiste, économique, philosophique, et bien plus encore. Cela pouvait sembler être une folie, une dinguerie d'autant que moi et Ojin ne nous connaissions pas. Mais je partais du principe que la vie était trop courte et probablement que mon égoïsme était trop grand pour ne pas être partagé.

Oh bien évidemment, ici tout n'était que hasard. Un hasard plutôt heureux et bien tombé, car derrière mes provocations, il ne fallait pas croire, il y avait un besoin un peu moins superficiel que les apparences le montraient. Il y avait un bon moment à passer, mais aussi une manière de se sentir plus vivant qu'on ne le serait jamais. Vibrer, respirer, ressentir. Le genre de petit luxe que l'on était capable de trop vite oublier.

Alors, il fallait savoir se montrer audacieux et voler ce qui pouvait l'être au passage. Ici, ça serait un simple baiser. Bref. Rapide. Un simple avant-goût pour savoir si le frisson de sa main sur ma jambe n'était pas un effet de mon imagination et de ses vapeurs d'alcool. C'était bien là et redoublé lorsqu'il se montra à son tour entreprenant. Cette grande main qui aurait pu avoir tout de menaçant se montra pourtant bien douce et ferme à la fois, saisissant ma nuque pour me voler à son tour une attention plus appuyée.

 Pas certaine qu'après cela, je pus boire un verre de shoshu comme j'en avais l'habitude, ou alors j'en garderais le rituel avec mon nouveau camarade de jeu. L'idée me plaisait en tout cas, mais ça, c'était l'avenir qui en déciderait. Il ne fallait jamais oublié qu'on ne pouvait pas prédire de quoi demain serait fait, alors, on profitait.