On peut dire que j’ai déjà bien fait le tour. C’était un voyage des plus stimulants; j’ai fait un tour au temple du fer où on m’a offert un cours de danse en supplément, j’ai revu les terrains d’entrainement et le grand jardin de ma famille, et j’ai rencontré des gens incroyables, capables de faire plier les nombreux préjugés que j’avais.

Ma replongée dans cette culture après tant d’années m’a ouvert les yeux plus que je ne le croyais possible. Ce qu’il y avait à voir dans les hauteurs a été vu, et les rues arpentées plus d’une fois; il ne reste que le sous-sol à découvrir.

Hotaru m’a montré les forges l’autre jour, mais il commençait à se faire tard alors je n’ai pas eu la chance de faire ce que j’avais à faire. Notre promenade a été interrompue et écourtée par un envoyé de Toge qui voulait rencontrer l’un de ses partenaires.

Retournant sous la terre, j’ai pris un moment pour observer comment sont faites les forges; plusieurs ateliers qui sont plus ou moins proches du coeur de la montagne. Je finis par oser et approcher un endroit qui, enfin à mes yeux, ressemblait à une boutique peu occupée.

En même temps, j’imagine que "peu fréquenté par les clients" ne veut pas dire "peu occupé".

Ma requête était un peu particulière, car elle venait en deux parties; je voulais simplement me procurer un lot de shuriken – peut-être que c’était peu commun pour le pays des samourai, mais j’en doute – et en même temps je voulais en apprendre plus sur les forges elles-mêmes. Ce qu’elles apportent à la population civile, leur importance au niveau local, s’il est courant de livrer de la marchandise aux autres villages…

«Pensez-vous que quelqu’un saurait me renseigner?»

Le gros gras me rit pratiquement à la gueule, rentrant dans sa boutique en beuglant qu’il «me faut quelqu’un pour s’occuper d’une touriste. Et faire des p’tites étoiles ninja pour la m’z’elle, tant qu’à y être.»

Ça. C’est exactement ce que je hais de cet endroit.

Non seulement on me prend pour un touriste, mais on prend ma requête pour une blague; mon apparence n’aide pas, mais le manque de respect me donne juste l’envie de lui envoyer un kunai dans la nuque, histoire de lui apprendre à vivre. Ou à mourir, tiens.

La colère prend tout son temps pour redescendre, et c’est seulement quand ma haine finit par passer que quelqu’un vient me voir. Juste à temps, parce que j’étais en train de me dire que poignarder le gros baquais intolérant et sans manière ne revenait, au final, qu’à un service rendu pour l’humanité.

«J’arrive.» Au même moment, comme pour me calmer les nerfs, elle se permet de remettre à sa place la bête. J’étais bien d’accord avec ses propos, surtout que si c’est le traitement commun des clients de la Forge, je doute de la bonne réputation de l’endroit.

En gros, cet homme est une rareté… une incompétente rareté.

Je m’approche pour lui serrer la main et une fois qu’elle s’est présentée, je lui fais la même. «Je suis Ao Yamanaka, je suis shinobi de Jujou; les apparences sont des fois trompeuses, comme on dit. Guide, je te suis.» Du même coup, j’inspecte grossièrement l’endroit; ce n’est pas une place des plus accueillantes – il faut chaud, plusieurs recoins sont poisseux et ça se sent que les gens travaillent à la sueur de leur front. Remarque, pas trop le choix.

«Maintenant que la poussière retombe, je lui en veux pas; je me rends compte que les conditions du métier ne sont pas les plus égayantes… maiiiiis c’est son choix de perdre un client.» On arrive, son stand est bel et bien à l’écart; je me doute que c’est pour avoir la paix pendant qu’elle travaille. «Des shuriken, en fait; je n’en ai plus et ma cheffe d’équipe et moi on part pour Toge bientôt; je me doute que je n’en aurai pas nécessairement besoin, mais mieux vaut prévenir que mourir, tu sais.»

N’étant pas là pour raconter ma vie, je n’en dis pas plus; je me trouve une caisse vide pour m’asseoir au comptoir de son échoppe, prêt à ce qu’Honoka me montre ce qu’elle a; il y a quelques variantes de shuriken, je le sais bien, mais on abuse du style classique pour une raison.

«À part ça, je suis venu à Seizan pour en apprendre un peu plus sur la culture; on m’a dit de faire un tour à la forge et de voir par moi-même ce que c’est, pour avoir une meilleure idée d’où viennent les meilleurs équipements de l’empire. Je me demandais si la forge n’avait pas un but de découvrir ou développer des trucs nouveaux, de meilleurs katana par exemple.»

Ça, c’est la curiosité qui parle. À force d’entendre des mythes et des légendes sur les épées légendaires, on en vient à se questionner. Peut-être qu’elle saura me dire s’il y a un brin de vérité dans tout ce que j’ai entendu?

Je fouille dans la boîte apportée en lui disant que «le prix me va! Merci!»

Ironiquement, la seule chose qui pour moi rend Toge visitable, c’est la présence de ces chacals bourgeois. Je ne lui en tiens pas rigueur, étant moi-même assez d’accord avec elle. «Il me reste encore un peu de sous, oui; je m’y suis préparé. Mais vois-tu, moi ce qui me… déplais? On va dire ça… c’est surtout la religiosité.»

Honoka revient avec un bric-à-brac métallique avec des sangles et des choses que je n’ai jamais vu. À entendre le tintement grave de ces morceaux, je me dis que c’est du lourd; aucune idée de ce que c’est, mais «...»

Ignorons cet amas de fer; ça doit être une commande ou des matérieux bruts qu’elle a en trop. Honnêtement, aucune idée. Retournons à la conversation. «… C’est aussi ce que je me dis, et si certains font juste ça pour l’argent, d’autres voient plutôt l’art derrière le métier de forgeron. Faire des choses meilleures, de qualité, pas juste pomper deux-trois bouts de fer pour quelques ryos. Sans offense, hein; il faut quand même de l’argent pour bien vivre.»

Je disais ça pour dissiper un potentiel malentendu; je viens d’acheter quelques petites étoiles ninja, quand même. Je ne voulais pas l’offenser, je suis même certain qu’elle comprend ce que je veux dire; certains font du bon travail même pour une maigre tâche, alors que d’autres font les choses à moitié pour s’en débarrasser et essaient de refiler leur camelote.

Puis, quelqu’un arrive; un peu plus grand que moi, mais pas de beaucoup. Par contre, particulièrement bien bâti. Malheureusement, pas dans le meilleur état. Il semble être un client, alors je laisse Honoka gérer ses affaires.

Le jeune garçon parle, explique son état et… «… oh! C’était ça, la grosse caisse et les sangles?» J’ai fini par allumer. J’ai bien vu Honoka forcer pour tout emmener à l’avant; je refuse de croire qu’il ait acheté tout ça. C’est bien trop pour une seule personne.

D’ailleurs.

Un bref salut. «Ao Yamanaka. Tout aussi ravi, même si ce n’est pas dans les meilleures circonstances.» Je serre sa main doucement; calleuse, moite et usée. Je ne veux pas le mettre dans un pire état qu’il ne l’est déjà. J’observe un moment les marquages d’encre, puis l’état du membre après. «Tu es sûr que ça va?»

Son état a l’air frais-fait, comme s’il avait couru jusqu’ici juste après s’être battu. Je remarque bien l’état de sa tenue, je sens la sueur de l’effort, mais je ne peux pas croire qu’il ait foncé jusqu’ici dans cet état sans trouver de quoi se soigner...

C’est bien ce que je pensais du métier de forgeron, de ceux qui pratiquent. Après on me dira que c’est de même partout; j’ai tendance à penser que non, qu’une tâche plus artistique a besoin de passion – un intérêt de développer, de créer, de découvrir –, et qu’un travail plus physique ne sert qu’à mettre à profit un profil déjà adapté – on cherche à faire son travail, point –. Forger, c’est un peu des deux, avec des limites et des nuances pour chaque personne qui s’exerce.

La preuve étant qu’Honoka a accepté ma requête – simple, rapide, pour faire son travail – qu’elle a accepté celle de Shun Lee – tâche qui lui a demandé ingéniosité et réflexion, selon ce que j’entends –.

Mais du peu que j’ai pu voir jusqu’à maintenant, ce jeune homme est un cas spécial. J’ai beau lui dire que «tu me rassures, dans ce cas» en entendant que ce n’est pas son premier rodéo du genre, je ne peux m’imaginer qu’il éprouve plaisir à se retrouver dans un état pareil.

Puis vient la fameuse question. Question pour laquelle il me fallait beaucoup de force psychologique pour ne pas craquer et me montrer cinglant. J’ai pensé lui demander pourquoi il se promène à demi-nu en exposant ses pectoraux à qui veut, ou pourquoi il est si publiquement masochiste, mais j’ai trouvé le moyen de m’abstenir. «...» La deuxième fois que ça m’arrive aujourd’hui, en plus. Je regarde Honoka rapidement avec un certain air. C’est quoi ça? C’est quoi le problème des hommes aujourd’hui? Depuis quand – … laissons tomber. J’avais plus l’air étonné que faché, honnêtement. «...est-ce que ça te déplait?»

Je lui demande pour le taquiner un peu et faire redescendre la situation à un niveau plus gérable. Puis, je lui explique que «ça me rend plus à l’aise, plus confortable avec moi-même. C’est rare qu’on me demande ça de cette façon, mais j’apprécie que tu te poses la question plutôt que de me juger en silence.» Bien entendu il y avait plus que ça à prendre en compte, mais je vois mal lui expliquer que ça fait aussi parti de mon boulot; on sous-estime toujours une jeune femme un peu chétive.

J’accepte la demande d’Honoka sans problème; «Bien sûr; dis-moi quoi faire, et je ferai ce que je peux. Au pire je tiendrai les morceaux pendant que tu les ajustes.» Alors qu’on s’active, la conversation prend un drôle de tour. Tenant une plaque et une sangle dans son dos, je vois qu’il a une vue plongeante sur certaines montagnes. Et à voir son habillement; c’est un moine.

Par contre, pour le reste… je n’arrive plus à le prendre le petit gars au sérieux en entendant ces affaires-là. Je choisis de faire pareil, de voir s’il y avait un moyen de faire réagir le bestiau, qu’on rigole un peu. «...Tu es drôlement bien sculpté, dis-moi. Ne te fais pas cette misère, la féminité ne va pas à tous les hommes; tu es plus que bien comme tu es.» Dis-je en observant son dos, passant une main timide sur du haut de son trapèze jusqu’au milieu de son dos. Et là, on se sent nerveux?

Je regarde subtilement Honoka, l’air de dire "je sais pas ce que c’est que ce garçon, mais il est marrant". «Sakyuu? Vous allez partir en escapade dans le désert?»

… Oh que oui, on s’est senti nerveux.

Alors qu’il enlève ma main, je souris et me retiens de rire. «Hihi… je te rassure, c’était juste pour plaisanter, voir comment tu réagirais; ta masculinité est sauve.» Pour tout dire, j’étais à la fois curieux et –d’une certaine façon – un peu mesquin. J’ai eu l’impression que son comportement à l’égard d’Honoka est chose commune, alors j’ai voulu voir s’il peut supporter ce genre de traitement.

À ma surprise, il ne l’a pas mal pris.

Un type plus chic que je ne l’aurais cru, je commence à me dire que ce n’est pas si mal, s’il ne fait que mater un peu; un jeunôt aux hormones bouillonnantes, il n’y a rien de mal à ça. «Ah non, c’est flatteur mais je ne pratique pas! C’est le lot des apprentissages shinobi, disons ça comme ça.» Et puis, il y a beaucoup plus musclé que moi en ce monde.

Bref, on finit d’attacher le bestiau; c’était pas des plus évident à faire, mais on y est arrivé. Alors que je m’installe de nouveau et regarde Honoka finir son travail, elle m’explique un peu plus ce qui se passe. «Ah, je vois. Il y a beaucoup de visiteurs à Seizan en ce moment, je me demande pourquoi… La prochaine fois que je sortirai de Jujou, j’irai sûrement voir le désert.»

Je n’ai pas le coeur d’aller à Sakyuu après tout le trajet que j’ai fait – et qu’il me reste à faire –, mais je compte bien m’y rendre un jour. Autrement, ça parle d’un bonus et même si ce n’est pas explicitement dit, je suis assez mature pour comprendre ce que c’est.

Ça fait clairement réagir le petit, aussi.

Je le regarde aller, et je finis par tourner la tête et couvrir ma bouche avec mes doigts. Il rougit et il perd tout son sang froid. Il s’observe, il a l’air nerveux, et il me faut toute ma force mentale pour m’abstenir de rigoler.

Ça finit par partir en flèche, j’ai jamais vu ça. Pour sauver sa dignité, je dirai à Honoka que «oh, quelqu’un a besoin d’aller se poudrer le nez...» Sans trop me contrôler, je fais lentement non de la tête. Impossible.

Encore une fois, je me retiens de pouffer de rire. «Il est amusant, lui. Tu l’as trouvé où?» On discute un peu, le temps que la bête ne revienne, visiblement plus sereine. En le voyant, je ne peux m’empêcher de sourire; je l’ai taquiné un peu, mais je vais éviter de le mettre mal à l’aise en continuant. «Avec tous ces poids sur le dos, t’as fait vite...»

Ao. Pas un mot de plus.

Honnêtement…

«Je sais pas.» Ce n’est pas moi qui saurait comprendre un garçon comme celui-là, même si je le voudrais. Laissés seuls un moment, on en vient à parler; visiblement, on était tous les deux dans le même bateau, à se dire qu’il y avait trop de choses à essayer de dépaqueter.

Alors qu’elle s’allume un petit remontant, je range sur moi les quelques armes que je viens d’acheter; je les mets à la bonne place, les cache dans mes habits avec une certaine finesse. L’habitude. «Je comprends mieux, alors; c’est une nouvelle rencontre.»

À part quand je suis rentré dans la forge, j’ai été bien traité depuis mon arrivée dans les montagnes; peut-être que le grincheux ressort seulement devant les habitués, quand il n’y a pas une raison de le cacher, mais… n’étant pas vraiment d’ici, je ne sais pas.

Je reconnais quand même que le petit s’est montré très divertissant; si au début sa façon de parler me semblait un peu pointue, l’impression n’est pas restée longtemps. Un joyeux luron qui ne fait – à part peut-être quand il se bat – de mal à personne.

À peine revenu, il a l’air perdu dans ses idées, et il finit avec les yeux humides; ce que je disais. Il est loin d’être méchant. Je ne peux m’empêcher de penser que c’est les paroles d’Honoka qui l’ont mis dans cet état, comme s’il était ému qu’on lui ait tendu une perche un peu salace.

Ça me donne le temps de dire au revoir à Honoka, en vérifiant que j’ai bien payé mes achats. «Pas besoin, je venais juste pour un peu de matériel avant de repartir. J’ai adoré discuter avec toi, je reviendrai te voir quand je repasserai dans le coin, si ça te dit. En attendant, j’espère que tu feras un bon voyage.» Souriant, je me lève encore une fois pour quitter le comptoir et la salue en penchant la tête vers elle. «À la prochaine!»

Passant alors à côté du jeune combattant, je le salue tout aussi poliment, «Toi aussi, à la prochaine fois. On se croisera peut-être le jour où j’irai voir le désert? En attendant, prends soin de toi et soigne-toi bien!»

Puis, je quitterai tranquillement la forge, prêt à regagner un peu d’air frais.