Je hoche la tête. C’est ce que je veux dire, avec une petite nuance; j’apprécie les moments que je passe avec lui, j’entretiens l’idée de peut-être avoir ma chance, ou peut-être pas. J’aime ne pas savoir, me l’imaginer et profiter de ce doute. L’écouter parler de son travail, voir son torse bomber de fierté et d’accomplissement, le regarder tendre ses muscles et bander son arc, laisser mes pensées se perdre en l’observant dormir sur mon canapé… Tout.

Tout.

Les hommes ont ça qu’ils ne se rendent pas toujours compte des signes d’intérêt. Ils donnent l’illusion d’une possibilité sans le savoir, surtout pour les personnes comme moi. À côté, les femmes sont souvent plus éveillées, attentives à ces signes; elles peuvent en jouer, et c’est ce qui les rend encore plus attirantes. Tu ne sais pas si tu plais à un homme, jusqu’à ce que ça soit très clair, il ne le cachera pas. Tu ne sais pas si tu plais à une femme, parce qu’elle ne veut pas te laisser savoir. L’humanité sait danser divinement, bien trop souvent.

Ce que Saki espère est peut-être un peu idéaliste, mais… ça serait mentir de dire que je ne partage pas ce rêve. La situation est bien différente cette fois, car c’est à mon tour de plaisanter et de poser des questions…

Pourtant, je m’abstiens. Elle s’est perdue un instant dans ses pensées, le sujet avait l’air quelque peu sensible; peut-être qu’elle se pose encore des questions sur ce qu’elle désire, ce qu’elle attend de la vie. Ou même…

Peut-être qu’elle vit avec la même pression que moi?

Je n’ai pas laissé le choix à ma famille, et je ne compte pas changer pour offrir une lignée à mon père. Si le sien est respectueux, aimant, c’est fort possible qu’elle n’arrive pas à exprimer qui elle est et ce qu’elle désire réellement. Piégée entre l’impératif familial, la piété filiale et son identité…

Avant qu’on continue notre chemin, je l’arrête doucement en accrochant mon bras au sien. Il ne faut pas fuir, et puis je suis à ses côtés; si quelqu’un peut comprendre, c’est moi. «Oui, on peut y aller! Je veux juste te dire que je peux m’imaginer ce que tu ressens et ce que tu penses. Je ne peux pas être certain, mais peut-être qu’on vit quelque chose de similaire…»

On avance lentement au travers du marché dans le creux de mon coude gauche je tiens mon panier, dans le droit je tiens le sien. «J’ai l’impression que tu es tiraillée. D’un côté, tu as des obligations, de l’autre tu as des envies, des désirs, des rêves. C’est le souci des grandes famille, n’est-ce pas?» Sans doute. Toujours.

Et je déteste ça.

«Je ne peux pas te conseiller là-dessus, mais je peux te partager comment j’ai choisi de vivre ma propre situation. Je ne ferai pas d’enfant. Je ne trouverai pas de femme. Je me trouverai un homme merveilleux, quelqu’un qui travaille fort et qui saura apprécier tout ce que j’ai à offrir. Je ferai ma famille avec ceux que j’aime, ceux qui auront besoin de moi… ils seront à la fois mes frères et sœurs, et comme mes enfants.»

La pureté d’une lignée ne vaut rien à mes yeux, si ce n’est que de servir de bride et de carcan royal à moult générations. Des gens qui se choisissent de manière indéfectible, à chaque jour au moment où ils ouvrent les yeux, c’est ça pour moi une famille. Chinone m’a choisi comme ami, je l’ai choisie moi aussi.

Ma voix semble salement déterminée, comme si j’avais pensé à ça pendant des années… pourtant, non. Tout est devenu pour moi des plus évident il y a peu de temps, il me suffit de trouver la force de mes idéaux. «Je ne te dis pas que c’est la seule façon de vivre, mais… si tes choix ou si ton coeur ferment des portes à ton avenir, tu as la force d’en ouvrir d’autres. Sache aussi que la mienne ne se fermera jamais, à toi comme à la personne que tu auras choisi.»

Car tu choisiras quelqu’un. Je n’ai aucun doute là-dessus. De plus, je n’accepterai pas que quelqu’un d’autre ait à porter le même fardeau que moi seul.

"Elle porte les mêmes couleurs que toi. Tu le vois, pas vrai?"

Oui. Oui je le vois.

Les rêves peints des mille couleurs de ses yeux sont si grands, si beaux, que je pourrais m’y perdre à jamais. Une artiste qui accepte de bercer son pinceau au rythme de ma musique, de ces paroles si fortes. Je reverrai en rêve ce moment pendant longtemps.

On me remercie pour une gentillesse que j’ai portée toute ma vie, qui s’offre toute seule. Je ne l’ai pas réalisé avant, tout simplement. Alors que je penche un peu la tête pour la remercier à mon tour, la vérité me frappe.

Je suis en train de réparer mon clan, recréer l’histoire à ma propre façon.

«Je m’en souviendrai.»

Je m’approche pour récupérer une fois de plus son coude, qu’on puisse marcher ensemble. Le restaurant n’est pas la place la plus importante pour l’instant. J’ai quelque chose de bien plus significatif à montrer à la jeune cheffe Kara. En chemin, je m’arrête de temps en temps à certains étales pour récupérer des petits fruits, divers légumes…

«J’aimerais te montrer le temple avant de parler du restaurant, si ça ne t’ennuie pas trop! Je ne peux pas tout te dire, mais il y a quelque chose que je veux absolument te montrer. »

***

C’est pour moi la première visite en ces lieux, tout comme pour Saki. Le Secret, lui, ressent une certaine familiarité que je ne lui connais pas. Ensemble, il nous vient un certain apaisement. À l’intérieur du temple protégé par la grande forêt, nous allons ensemble aux stèles.

Je cherche quelque chose en particulier, quelque chose de plus ou moins commun à travers le temple dédié à Ukemochi; une représentation d’Inari, celle qui aurait supposément avec elle en familier des esprits-renards. Devant la fresque, nombre d’offrandes. J’y joins les miennes, disant à mon invitée que «de ce que je sais, elles ne sont pas gaspillées. Elles sont redonnées à ceux qui en ont besoin, souvent à l’orphelinat et au centre hospitalier.»

Loin d’être des plus croyants, il est quand même malvenu de se présenter dans un temple sans offrir ses respects. Une fois le tout déposé, je récupère mon petit panier et j’observe l’idole d’Inari. Plus précisément, les Kitsune. Perdu de longues minutes dans ma contemplation, je finis par laisser quelques aveux aller, sous la forme de mots très précis.

"Je me souviens de ça… C’est le jour où on m’a trouvé."

«… Nous avons peint ces lieux d’aconit en l’honneur de l’esprit des montagnes bleues. Qu’il marche à jamais à nos côtés, que l’on puisse tous jouir des richesses de la nature.» Mon premier indice à son attention. Les renards sont à la fois désirés et indésirables; tout le monde souhaiterait marcher avec l’un d’eux.

Et ceux qui n’en ont pas, qui en ont peur, sont prêts à commettre le pire.

«Il y a une stèle quelque part près de Seizan. Dessus, c’est écrit; c’est là que se trouvait le grand jardin des Yamanaka, avant qu’il ne soit brûlé. On y a laissé ce message il y a des générations.»

L’ironie est si belle, si évidente; mes cheveux sont teints avec de l’aconit. Le lieux peint qui honore sa présence, c’est moi. Depuis ce jour, je n’y avais moi-même pas pensé. Concernant Saki, je suis convaincu qu’elle a fini par comprendre.

Je vois ses pensées remonter, nos premiers moments s’aligner et finalement être vus pour ce qu’ils sont. Le sceau m’empêchera de tout dire, de lui donner une réponse véritable et irrévocable, mais tout ce qui devait être entendu l’a éventuellement été. «L’espoir est une menace pour ceux qui ne s’en trouvent pas. Et parfois, il faut la cacher là où la peur née de l’égoïsme ne peut se rendre.»

À l’intérieur. Exactement.

Mon corps ne reste pas prostré devant ces belles images bien longtemps; je finis par me tourner vers elle, qu’elle puisse mieux voir. Mon apparence est la même que celle que j’avais avant ma transformation… qui, de toute façon, ne m’a pas trop changé.

Je vis dans le risque, maintenant, mais c’est aussi moi qui décide. Cette famille qui adorait le Secret, qui ignorait Ao Yamanaka, est obligée d’accepter l’indissociable. Pour la même raison que nous avons été attaqués, ils ne savent plus sur quel pied danser.

Nous n’avons pas de Kitsune. Pourtant, eux, si. Ils sont dangereux.

Je ne suis pas dangereux. Je suis un ultimatum, l’entre-deux qui vient briser le noir et le blanc. Accepte Ao Yamanaka, ou perds tout sur quoi ta famille s’est construite. C’est assez simple, en fait; le changement arrivera qu’ils le veuillent ou non. Quoiqu’il arrive, les traditions se perdront.

«Je suis d’accord. C’est assez ironique quand j’y pense; ce qui a mené Seizan à refuser les Yamanaka est la même chose qui fait que les Yamanaka refusent le changement. La montagne doit être bleue, mais à leur façon.»

La vie est trop belle pour qu’on se permette de l’enlever aux autres sans penser. Il y a une raison pour laquelle je ne suis pas Samurai, pour laquelle je suis Shinobi; je ne tue pas pour l’honneur ou pour ce qu’on décide pour moi être le bien. Je ne tue pas. Ma cause n’est pas liée aux traditions et à l’honneur.

«De la même façon qu’une vie passée enfermé dans un carcan royal n’en est pas une. J’ai cessé d’accepter qu’on vive ma vie à ma place, et j’offre refuge à ceux qui comptent.» Je n’ai pas accepté ce rituel pour rien.

J’ai promis à Himitsu qu’il verrait le monde. J’ai tant voulu qu’il puisse mettre les pieds hors de notre domaine. Par amour et par attachement, il ne voulait pas partir, quitte à risquer d’être découvert une fois de plus. Il a plié, par amour, devant le passé. Il était hors de question qu’il continue à vivre comme moi j’ai vécu. J’ai voulu marcher à ses côtés, et maintenant que je le peux, je suis obligé d’avancer.

Dans le silence, je me présente une nouvelle fois en inclinant la tête vers mon amie. Je suis Ao, prochain chef de la famille Yamanaka, le gardien du Secret, Himitsu. Ou comme il s’appelait avant, Hametsu, l’esprit de la Ruine. Toutes les couleurs du monde s'alignent et dansent dans mon dos; je les porte toutes et n'en laisserai tomber aucune.

Le bien que ça fait de savoir que certains de la montagne se rendent compte et savent accepter cette différence, sans en avoir peur. Il me revient la même sensation que le jour où j’ai rencontré Hotaru lors de mon voyage; Seizan est moins hostile que dans mon enfance et malgré les traditions communes certains ont soif de changement. «J’aurais bien voulu vivre à Seizan, si seulement monsieur Udezuku avait été à sa tête plus tôt…»

L’ancienne Ombre de la Montagne s’est dissipée peu de temps après que notre maison ait été détruite. Même si ma famille n’a aucun rapport avec les évènements, j’éprouve une grande satisfaction à savoir qu’il est mort dans son sommeil. Que d’une certaine façon, nous avons obtenu rétribution sur le peuple qui n’avait plus notre famille pour lui venir en aide, et en même temps celle sur l’homme qui a longtemps été détesté et craint pour sa poigne de fer. Le bleu n’était pas fait pour lui, à croire qu’il préférait le rouge.

Pour les miens, la nouvelle de son trépas n’a pas apporté le même sentiment à tous. Les plus vieux – ceux qui se targuaient d’une place de choix dans cette forme de dictature – étaient dévastés. Les plus jeunes et les femmes en étaient presque contents.

Quant à moi, Saki est une de celles qui comprends le mieux, qui en sait le plus; de par sa position, elle doit connaître l’histoire de la montagne, et ce même si elle ne l’a pas vécue elle-même. Je lui fais signe que je suis prêt à quitter; mon offrande est faite, et puis je lui ai montré ce qu’il fallait. Ce n’aura pas été une longue visite du temple, mais cela me suffit.

«Oui! Je t’ai montré ce que j’avais à montrer, on peut y aller!» Il ne sert de toute façon à rien de rester ainsi enfermés; la nature de Jujou se trouve au dehors, après tout.

«Donc, vois-tu… le Coeur du Tamia est un endroit très calme. Tu peux choisir de t’asseoir à une table du fond pour être tranquille, mais tu peux aussi t’installer au comptoir; c’est un petit restaurant fait pour être très chalheureux. Le chef cuisine tout à vue et tu peux discuter avec lui; il n’accepte pas beaucoup de clients en une journée.»

Une famille a ouvert se restaurant et l’a nommé en l’honneur des écureuils qui viennent se cacher dans les arbres. Creusé dans le grand bois et muni d’un imposant comptoir en pierre, il s’agit d’un établissement très rustique, très intime. Ce n’est pas là où tu vas avec tes amis pour t’amuser; ce n’est pas qu’un restaurant.

C’est là que tu vas quand ça compte. C’est une expérience.

«Je voulais y aller avec Kenichi, mais comme je t’ai dit il est parti avant qu’on commande… Je l’avais invité parce qu’à ce temps-ci de l’année, c’est à ce qu’on dit particulièrement vide. D’habitude, il faut réserver.» Avec Kenichi, j’ai eu une table sans aucun problème il y a quelques jours, mais je n’ai pas pu en profiter.

On ne reste pas sur ce sujet morose bien longtemps; le passé reste le passé, et on ne le changera jamais. Notre présent est bien assez radieux pour effacer les ombres des anciennes générations. C’est quelque chose avec quoi j’ai fait la paix; étant encore là pour profiter de la vie, ce serait du gachis de vivre dans les remords.

Par contre, les mêmes erreurs, jamais plus.

Le sujet l’a quand même rendue nerveuse, signe que sa propre famille n’a pas été très bien traitée par leur ancien chef. Ça ne me surprend aucunement, mais je n’ose pour l’instant pas poser trop de questions; quelque chose me dit que les Yamanaka ne sont pas les seuls à avoir subi des pertes il y a quelques décennies.

La moue n’aura pas fait long feu.

«Arrête, ce sera amusant quand même!» Quant à la nourriture, je lui avoue que «comme je n’ai pas eu l’occasion de commander la dernière fois… je ne sais pas. Si c’est comme les autres restaurants de la cîme, attends-toi à ce qu’il y ait des épices plus savoureuses que… » épicé?

«Enfin. On mange beaucoup de légumes, certains sont un peu, on dira, exotiques. Tout ici est plutôt léger.» Je ne dirai pas qu’une miriade de salades différentes l’attendent, mais ça ne me surprendrait pas; on vit au chaud ici, il nous faut la fraîcheur d’un repas froid et la douceur des fruits!

«On fait pousser beaucoup de fruits, oui! On fait souvent des pains aux baies – tu pourrais dire que ce sont des baies avec un peu de pain, plutôt – et beaucoup de confitures. Si ça te dit, je pourrais t’en laisser quelques pots faits de chez moi; ça sert pour faire des boissons chaudes ou froides et ça se conserve très bien.»

Les rues sont vites parcourues, et Saki se rendra vite compte de quel genre d’endroit est le Coeur du Tamia; c’est très petit et ça semble être criminellement méconnu. L’établissement porte son nom car il est littéralement taillé à même le bois d’un énorme chêne. C’est un concept absolument charmant, mais ça ne plaît pas à tout le monde; tu n’y vas pas seulement pour manger.

L’endroit n’est pas petit pour rien; il n’y a que quelques tables si on ignore le comptoir, L’idée du propriétaire est que l’on se sente comme dans un cocon, invité dans une maison plus que dans un restaurant. En plus, chaque ingrédient est cuisiné devant nous, un à la fois; on y mange par étape. «On peut soit demander une table tranquille, soit regarder le patron cuisinner; j’aime mieux la seconde option, mais je te laisse décider!»

Au fond de moi, je savais que c’était la réponse qui allait arriver. Je ne me fais pas prier pour m’asseoir avec Saki; ça aurait été une table du fond, j’aurais été choqué!

Avant d’arriver, je lui ai avoué que «je ne sais pas pour les désserts, mais je ne serais pas surpris; avec tous les fruits et les noix qu’on cultive, je suis certain qu’il y aura de quoi faire plaisir!» Probablement un divin «gâteau retourné aux framboises et myrtilles nappé de sève d’érable bouillie, c’est ce que j’ai eu le temps de voir. Sinon, du thé gelé à la carambole. Tu vas voir, c’est un fruit en forme d’étoile.»

Je n’ai pas vu beaucoup de choses en y allant, étant trop obnubilé par la mâchoire saillante de mon docteur. Et trop absorbé par sa voix si suave aussi… Enfin.

On est assis, on n’y pense plus.

Le chef, Tamaki Junko, fait alors une excellente proposition; pour accueillir ses nouveaux clients, il propose de préparer des portions réduites de multiple plats, à un bon prix. «J’apprécie beaucoup cette idée! Ça nous permettrait d’essayer un peu de tout! Ça te donnerait l’opportunité de découvrir les saveurs d’ici.»

Concernant la boisson, je lève une main à l’idée en la faisant bouger comme une vague. L’alcool et moi, c’est moyen, mais «je veux bien une petite coupelle de Nigori! C’est du saké doux, plus saillant à la nourriture épicée ou plus goûteuse. On pourrait se séparer une bouteille, si ça te fait envie!»

La spécialité du Nigori, c’est qu’il n’est pas complètement filtré. Il est laiteux, crémeux, il n’est pas totalement clair et pas aussi fort que les autres. «Si tu veux quelque chose de très fort, une variation intéressante est le Nigori Junmai. C’est un saké plus pur, brut; il n’est pas fait pour être doux. Ça frappe, moi-même j’en prends très peu parce que la ligne entre ne rien sentir et être dans les pâquerettes est très très mince.»

Pour quelqu’un qui ne boit pas, je m’y connais assez bien. Une fois qu’on sera installés, je lui expliquerai que «je t’avoue, je ne bois pas beaucoup. J’ai appris au fil des années parce que j’ai à servir très souvent à la maison. À force de travailler et infiltrer aussi, ça m’est venu! Même si je ne bois pas, j’aime connaître ce genre de petit détail; j’ai fini par remarquer avec le temps que les préférences pour le saké peuvent en dire long sur les buveurs!»

Par exemple, mon père est très brut; il ne boit que du non-filtré. Les détails sont moins importants, les nuances n’existent pas toujours. Moi, je préfère le saké doux; tout est dans la nuance.

En attendant que la nourriture n’arrive et après avoir fini ma première coupe, je lui proposere une expérience quelque peu spéciale. Elle aime me taquiner, mais elle n’a pas eu l’opportunité de comprendre pourquoi, tendant comme information que «je vais te montrer quelque chose. Je vais te montrer qui j’ai rencontré à Seizan, et ce qui s’est passé quand Kenichi a accepté que je l’accompagne pour sa pratique du matin.»

Il y a ça de mes talents que si je souhaite expliquer quelque chose de très imagé, je peux simplement le montrer à la place, au prix d’un peu de chakra. «Ça ne durera pas trop longtemps, mais tu verras c’est amusant!» Saki verra aussi que j’ai déjà eu, plus d’une fois, l’opportunité de contempler l’horizon.

Filant discrètement quelques mudras, je l’invite à s’approcher et à regarder «mes yeux. Quand tu voudras, regarde-moi dans les yeux et vois le début de leçon à l’arc que j’ai eue.» Car bien entendu c’est ce que je lui montrerai en premier.

Et en entier; la façon dont la manche de son yukata pendait ailleurs que sur son bras. Son tatouage, les muscles de son bras et de son dos aussi tendus que moi je l’étais, juste à l’observer. Au travers de mes yeux, elle voit tout ce que moi j’ai vu.

Elle voit la clairière de l’ardeur, les notes de fuinjutsu que j’avais avec moi – elles sont floues, signe que je n’y accordais pas tant d’attention. Quand on amène quelqu’un dans son esprit pour lui montrer quelque chose, c’est comme si on lui peint un tableau; les points importants sont bien détaillés, les autres restent souvent un peu flous.

Puis, c’est à mon tour de tirer. À travers moi, toutes les sensations remontent jusqu’à elle; sa voix à mon oreille, elle l’entend. Sa main sur mon ventre, sa poitrine contre mon dos, la chaleur… tout. «… tu comprends ce que je veux dire, maintenant? Je savoure ces instants avec lui. Je ne veux pas le brusquer, je suis bien à prendre mon temps.»

Pourtant, c’est cette vue que je veux avoir. Tout le temps.

C’est pour ça que je ne sais pas exactement où j’en suis, et ce même si aucun doute ne pèse quant à la destination finale. Je profite de ces petits moments d’exaltation, ceux qu’on ne m’offre pas habituellement. Il y a quelque chose de spécial chez Kenichi qui fait que j’oublie le reste; avec certitude, je discerne la même chose de son côté.

L’un offre à l’autre quelque chose de nouveau, et une chance de se redécouvrir autrement. Il n’est pas médecin, quand il est avec moi, de même que je ne suis pas ninja. Mes yeux se ferment, je souris, et he hausse mes épaules. «Oui, voilà. Tu comprends pourquoi je prends mon temps, maintenant!»

Ces moments sont tout simplement trop beaux pour être ignorés.

Un peu comme le premier plat qui nous est offert, avouons-le. «C’est un curry aux baies, je crois bien. Avec surtout de l’ananas et des groseilles.» J’aime bien; l’ananas est surtout plusieurs baies qui ont grandit ensemble au point de se coller et de ne faire qu’un. Dans tous les cas, la sauce est plaisante et peu épicée, ça me convient bien.

«On cuisine beaucoup les fruits, ici; la forêt nous laisse cultiver beaucoup de baies, de légumes et d’herbes. Beaucoup de noix, aussi; par exemple ça ne me surprendrait pas que pour épaissir la sauce, le chef ait utilisé des noix broyées en poudre.» Pas que je tente de révéler tous les secrets de l’homme, mais j’ai l’habitude de ce genre de chose; c’est ce qui enrichit notre alimentation, pour tout dire.

On a toujours un petit quelque chose à ajouter, même si ce n’est pas nécessaire, pour rendre un repas plus consistant. «À Seizan aussi il y a plein de belles et bonnes choses; si tu ne veux pas déménager, je comprends bien pourquoi, mais au moins tu as trouvé un bel endroit à revisiter!»

Ça me fait plaisir; d’habitude, les gens sont plutôt intéressés par les endroits plus… nobles, faute d’un meilleur mot. Plusieurs partent pour Toge et veulent visiter l’épine. De la même façon qu’Hotaru, savoir que quelqu’un d’autre arrive à apprécier ma culture m’apporte un petit sentiment de réjouissance.

«...Ah, ça! Écoute, le fuinjutsu…» Je dépose mes baguettes pour me frotter doucement les tempes. «J’essaie d’apprendre plus qu’autre chose. Une de mes amies m’a demandé pour une enquête s’il était possible d’hypnotiser quelqu’un, ou de sceller des choses… J’ai fait l’erreur de dire que j’allais essayer de trouver. À chaque fois que j’ai le temps de m’y pencher, je n’ai pas le temps,» tu vois ce que je veux dire?

«Et même quand j’arrive à me concentrer sur ce que je lis, les concepts ne me viennent pas facilement. Je cherche à voir s’il y a vraiment un moyen de sceller des souvenirs; pour mon travail, ça servirait beaucoup. Le problème, c’est que je pars de zero, c’est assez récent.» Un sceau capable de bloquer la mémoire, d’ignorer les mauvais souvenirs… ça servirait pour la brigade. Ça aiderait Ruka.

Je m’étais dit qu’avec mes connaissances actuelles, trouver des informations sur le sujet serait simple; absolument pas. «J’ai essayé de trouver des ouvrages qui en parlent directement, ou voir si d’autres ont déjà tenté. Je n’ai rien trouvé… J’en suis au point où je me dis qu’il me vaut mieux apprendre la base et tester par moi-même, mais ça reste un absolu casse-tête.»

Je suis particulièrement bien tombé, qu’on se l’avoue de suite.

Ces symboles qu’elle applique ne me sont pas si familiers, mais ne me sont pourtant pas inconnus. J’arrive à y reconnaître des bribes d’autres éléments que je connais, sans pour autant en comprendre le sens entier. Ce n’est qu’en voyant la fin de la démonstration – par laquelle j’étais tout bonnement aspiré – que je compris le lien entre ce que j’avais déjà pratiqué et ce qu’on venait de me montrer. «Oh! Je vois!»

Si je devais l’expliquer de façon grossière, les techniques de scellement servent de "pochette" à rangement. Activer le sceau permet de faire se manifester ce qu’il contient ou ce qui porte l’autre partie. Dans ce cas-ci, les deux sceaux sont liés ensemble et servent à interchanger des objets. Activer un sceau active l’autre aussi, ça provoque un échange.

Ça, je comprends bien. «Je pense que j’essaie de voir les sceaux de manière trop pragmatique, je ne pense pas à son fonctionnement mais juste à son utilisation concrète…» une erreur que j’ai vu souvent en tant qu’illusionniste.

Une faute à l’imagination, un manque de plasticité. Au lieu de laisser la discipline parler pour elle-même, je m’obstine et m’applique de manière trop fermée et rigide. De la même façon que j’ai appris à cultiver mon propre monde intérieur, je dois apprendre à visualiser ce qui est plus concret.

«J’ai déjà pratiquer les techniques de scellement simples, oui; je peux garder des objets cachés dans des sceaux, ou bien faire venir un objet avec une marque déjà présente.» Par exemple, si je laisse un sceau sur la pomme, je peux la faire venir à moi. «Je ne peux pas faire s’échanger deux objets, mais j’arrive à comprendre à peu près ce que tu as fait. Attends…»

Je demande poliment au propriétaire s’il aurait un peu de parchemin et de quoi écrire. Je montrerai alors à Saki des marques qui reviennent assez souvent dans les quelques lectures que j’ai pu trouver, en les reproduisant de tête.

«Ça, c’est ce que je suis en train d’apprendre, regarde;»

Malgré ma calligraphie normalement soignée, ça se voit que je n’ai pas encore ni l’habitude ni la fluidité de ceux qui pratiquent depuis longtemps. Réduit à sa plus simple expression, ce que je lui montre est un sceau assez passe-partout – du moins, de ce que j’en sais –.

«J’ai vu plusieurs fois quelque chose de similaire; tous les sceaux de ce genre sont différents. Je me disais que c’était surtout dû au fait que chaque practicien est différent et emploie sa propre méthode, mais il semble y avoir une base assez stable pour son fonctionnement… c’est comme s’il peut servir à plusieurs choses à la fois, mais je n’arrive pas à comprendre quoi, exactement.» Dans tous les cas, je sais qu’on ne parle plus de stockage; c’est une marque et non un symbole de scellement.

«Je me suis intéressé à ça avant tout parce que ça me semblait plus prometteur quand je lisais sur le sujet. C’est un sceau qui affecte directement une personne, mais je ne peux savoir en quoi.»

Ça explique pas mal tout ce que j’ai lu; la marque dans la paume de ma main est très claire quant à l’effet qu’un sceau a sur quelqu’un. Ça rejoint les sceaux d’affaiblissement sur lesquels j’ai lu – et desquels je tente de m’inspirer. «Oui, je comprends; ce que tu me dis a l’air d’une forme plus aboutie, par contre…» Je ne me suis pas rendu aussi loin et je n’ose pas imaginer jusqu’où ce genre de chose peut aller.

«. . . Oui, il est médecin,» je ris aussi, omettant d’ajouter que je ne voudrais pas l’embêter avec mes propres apprentissages. Il a bien trop de choses à gérer et même si je veux bien quelques leçons pratiques je préfère ne pas me montrer trop demandant trop rapidement.

Dans tous les cas, certaines fonctions des sceaux ressemblent à celles des illusions, sachant qu’on introduit un chakra parasite à l’ennemi pour provoquer des perceptions, affecter de diverses manières les sens. «Ça me prendra un moment pour apprendre tout ça, et encore là je suis déjà certain que j’aurai seulement effleuré une partie de toutes les possibilités qui viennent avec les techniques de scellement. Je dois déjà voir comment on procède pour affecter le chakra de quelqu’un directement.»

Ça reste un mystère pour moi; c’est comme si je savais parler sans savoir comment lire ou écrire. Le concept n’arrive pas à rentrer aussi bien que je le voudrais, je sais qu’il me faudra beaucoup de temps avant de même pouvoir aligner quelque chose de potable.

«Et même là, si j’arrive à produire quelque chose de correcte selon les bases, il me reste encore ma propre interprétation à développer, ma propre touche personnelle. Tout ça pour dire que je n’en vois pas vraiment le bout.»

Mais j’en ris au lieu d’en pleurer; c’est le début de mon voyage si l’on peut dire, je sais que je ne peux pas tout faire du premier coup. Déjà que d’avoir trouvé quelqu’un capable de me confirmer que je me dirige bien dans la direction que je veux fait plaisir, comme ça je ne risque pas de me perdre et de me décourager.

«Je sais par exemple que c’est possible d’interférer avec un chakra hostile en posant un sceau d’infusion, pour défaire des illusions. Dans quelle limite et de quelle façon…» Mes mains se lèvent et mes épaules se haussent aussi. Les joies de découvrir de nouvelles choses, parait-il.

Apprendre de ses méthodes ne me dérangerait pas, mais je suis conscient que cet apprentissage n’est pas le même pour tous, qu’il me faut découvrir par moi-même. «Je suis certain que j’en apprendrais quand même beaucoup, mais oui, passons à autre chose!»

Il serait fâcheux et de mauvais goût que notre repas ne serve qu’à parler travail et ce même si son aide est fortement appréciée. On en vient à trinquer ensemble, avant quoi j’ajoute qu’«il y a de quoi! On ne franchit pas les montagnes et la jungle tous les jours. J’ai déjà hâte à ta prochaine visite – ou qui sait, peut-être la mienne. À nous!»

Le tintement des coupes, le goût du saké, le visage qui se pince toujours un peu trop.

C’est peu commun, même pour moi, pourtant c’est loin d’être déplaisant. On a réussi à trouver un moment de répit entre nos tâches en tant que soldats, et dans mon cas quelque chose qui change de mon introversion. Quelque chose qui, j’ose l’imagine, s’avère réciproque.

«En tout cas, c’est une bien agréable visite! Je ne m’y attendais pas, mais c’est ce qu’il me fallait, au final.» Pas qu’elle soit déjà terminée, il nous reste encore quelques plats à savourer, mais je ne sais pas si Saki avait prévu de rester plus longuement, mais je lui propose malgré tout de rester si elle ne veut pas commencer son voyage de retour quand le soleil n’est plus. «Si tu comptes rester un moment, sache qu’il y a toujours de la place; je ne veux pas que tu repartes et débute ton chemin en pleine nuit.» Ça lui donnerait une nuit de sommeil en plus, et puis ça m’assurerait que mon père n’ait rien à dire jusqu’à demain matin.

«Dans tous les cas, la prochaine fois, j’aurai sûrement l’occasion de te présenter quelqu’un de spécial. On va bientôt partir en mission d’équipe, ce sera peut-être près de la montagne?» Comme ça, je joindrai l’utile à l’agréable.

Je hoche la tête, ajoutant que «je comprends. Pour repartir, est-ce que tu as besoin de quelque chose? Je t’avais proposé quelques pots de confiture scellés, mais pour la route on a peut-être quelque chose à la maison…» Je me perds un peu, réfléchissant à ce que je pourrais bien lui remettre pour son voyage. «…Des pains aux herbes et aux noix, peut-être…»

Autrement, comme elle devait s’y en attendre, un rire vint accompagner le rose de mes joues. «Je n’y manquerai pas, j’espère vraiment avoir une chance de te le présenter. » Il est plutôt réservé, mais je suis convaincu qu’il saura apprécier mon amie et la trouver tout aussi rayonnante. Si on vient passer un petit moment dans les montagnes, je ne dirais pas non à savoir quels charmants endroits nous pourrions visiter. Et qui sait, peut-être que d’ici là, Saki aura trouvé elle aussi chaussure à son pied?

Puis vint le pain; un petit quelque chose que toute famille des bois savait préparer – et à quoi ils apportent tous une petite touche personnelle. Une bouchée suffit à le reconnaître. «Ah, ça! C’est comique, tiens; c’est un pain assez commun, toutes les familles ont leur recette. Je ne peux pas te donner celle d’ici et je n’oserais pas demander au monsieur, mais ma mère en a une. Ça se fait facilement, ça se conserve et dans le pire des cas si le pain devient un peu trop sec tu peux l’imbiber de lait sucré.» C’est ce qu’on fait quand l’humidité s’en va trop longtemps. La cuisine de Jujou n’a pas de secret à proprement parler; c’est en vivant avec la forêtt qu’on les découvre, plutôt. Tout ce qui se fait ici se reproduit ailleurs, mais les petites touches exotiques, ces petits plus ne se trouvent qu’ici. Et à la manière des sceaux, les gens d’ici ont leurs propres différences dans leur façon de préparer leurs recettes.

«Par contre, si tu me demandes, l’épice spéciale de ce pain-là… c’est sans doute de la cardamome.» À la base, il s’agit d’un fruit; une épice forte, mais qui ne pique pas. Un peu comme elle, et un peu comme moi; les apparences sont trompeuses.

«C’est exactement ce à quoi je pensais» ai-je dit, liant l’image à mes apprentissages. Il est vrai que j’ai beaucoup offert et même si ses premières paroles me rassurent en ce sens, je n’aurais su comment remercier Saki autrement.

En venant jusqu’ici, elle m’a permis de reconnecter avec mes racines et de savoir que la montagne, même après vingt ans, ne m’a pas oublié. Quelque chose que j’espérais lors de ma visite et que je n’ai pu ressentir, et ce malgré toute l’hospitalité d’Hotaru. «J’attendrai ta prochaine visite; n’hésite pas à venir toquer à la porte.»

Plus tard, quand viendra le moment de dire au revoir, je serrerai ta main solidement et avec grande fierté, là où mon père aurait simplement haussé le menton. «Pareillement, dame Saki Karā. Sachez que vous et votre estimée famille serez la bienvenue ici, et que je considère certaine la bonne entente de nos deux maisons.»

Lui remettant un panier rempli de pots et de grignotines pour son retour – sans doute un peu trop plein, même –, je guide Saki jusqu’à la porte et lui rend son clin d’oeil complice, sachant pertinemment que même si mon père n’acceptait pas la présence soudaine d’une noble Seizanjin, elle lui aura malgré tout fait forte impression. Comme moi, il n’oubliera pas cette rencontre.

Même, pendant que Saki récupérait ses affaires – surtout ses vêtements de la veille pour se changer, qui ont été lavés et séchés – et que je lui préparais son cadeau de départ, mon père n’a pas trouvé pertinent de m’interrompre et d’encore une fois me mettre le nez dans mes erreurs. J’ai pu tout récupérer sans me sentir trop pressé et donc ne rien oublier.

"Je te remercie d’être venue, de m’avoir montré le bon de la montagne et aidé dans mes apprentissages. À notre prochaine rencontre, j’espère pouvoir te faire part de mes progrès et que l’on ait plus de temps à partager ensemble. Comme convenu, je te laisse une copie de notre recette de pain aux bananes et aux épices avec tartinade aux noix. Tae me demande aussi d’écrire que la prochaine fois que j’irai visiter la montagne, je dois ramener du gros sel des monts; elle ne veut pas que je l’oublie et insiste que c’est une bonne finition pour la tartinade. La prochaine fois, on pourrait cuisiner ensemble; ça serait amusant! Prend soin de toi, on se revoit bientôt!

- Ao Yamanaka"