Si Kanon, malgré la mission pour laquelle il avait été envoyé, avait pris le temps d’admirer l’architecture de Jujou à son arrivée, ce n’était plus le cas désormais. Ce lieu, ce village perché à la cime des arbres, contenait maintenant trop de douleur pour être joli. Trop de malheurs. Les ponts suspendus, les maisons dans les arbres, les arbres centenaires… Si tout cela auparavant semblait exotique et merveilleux, chaleureux, Kanon sentait tomber en ce lieu un nuage noir et orageux, froid. Presque glaciale.

Papa, qui était si vivant, si chaud, n’était plus qu’un tas de cendres, que Kanon transportait à sa ceinture, en attendant une sépulture plus digne à Toge. Les épaules voûtées, portant sur lui tous les malheurs du monde, Kanon marchait vers la sortie du village. Il allait enfin pouvoir emprunter le pont qui allait le sortir de cette misère. À Toge, se disait-il, tout ira mieux. À Toge, tout redeviendra comme avant.

À Toge, Papa, son héros, ne saura définitivement plus. Et cette réalisation accablait Kanon de chagrin, de douleur. Si seulement il n’avait pas été aussi idiot. Si seulement il avait été plus fort. Si seulement il n’y avait pas eu Ruka. Mais que pouvait-il faire contre la roue du destin ? Même les dieux ne l’entendraient pas.

Ruka.

Ruka qui était là à le narguer. Juste devant lui.

Ruka, la cause de tout son malheur. Celle qui avait fait tomber Papa au royaume des morts.

– Toi ! Pourquoi avoir fait ça ?!

Kanon serra les poings. Une grimace se grava sur son visage. Au diable la règle 23 « rester maître de soi-même » ! Comment pouvait-elle se promener joyeusement sous son nez, après ce qu’elle avait fait ? Il s’élança à toute vitesse en direction de Ruka, et lui décrocha un coup de poing en plaine face.

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Kanon attaque Ruka avec un coup de poing (Taijutsu [C2 Adepte, rang C] + Vitesse [ C1 Vélocité])

Le coup de poing de Kanon visa juste et précis. Ruka se le prit en pleine poire, tomba à terre sous le choque. Elle crachota même du sang.

Du sang.

Kanon recula de quelques pas, le visage confus. Troublé.

Ce coup, destiné à éteindre sa douleur n’avait fait que raviver plus profondément cette flemme. Kanon ne comprenait pas. Comment étouffer ce déchirement du cœur, si la violence ne la résorbait pas ? Ruka en était la cause, oui, cela ne pouvait que l’enrager, mais une petite voie dans sa tête lui chuchotait également : « C’est parce que tu n’étais pas assez douée. Si tu t’étais entraîné plus dure, si tu avais été assez fort, alors rien de cela ne saurait arriver ». Papa n’aurait pas disparu dans le monde des morts, s’il avait pu anticiper les actions de Ruka.

Dès sa rencontre avec elle, Kanon aurait dû deviner ses intentions. Comment avait-il pu oublier une leçon aussi cruciale ? Cette leçon n’était pas une histoire de règles institutionnelles, c’était une question de survie. Pour vivre dans ce monde, il faut savoir ce que veule les autres pour pouvoir correctement naviguer à bon port.

Mais à quoi bon vivre, si Papa n’était plus là ? Ruka avait peut-être raison, peut-être qu’avec la mort de Papa, il devenait « taré ». Pourquoi remettre en question un principe qui l’avait guidé presque toute sa vie ? Un principe duquel il ne pouvait pas s’échapper ? Et comment pouvait-il se laisser mourir, si Papa n’était pas encore correctement enterré ?

– Veux-tu que je le sois, « taré » ? demanda Kanon à voix basse, presque pour lui-même.

Il observa Ruka avec insistance pour y desceller une réponse, verbale ou corporelle. Il la regarda se relever tout continuant son discours. C’était plutôt clair : elle voulait que Kanon parte, et le ninjato dont elle s’empara appuyait ce propos : elle n’hésiterait pas à user de la force s’il le fallait. Croiser le fer avec le poing n’était pas forcément une bonne idée.

Mais pire que tout : elle disait « ne pas se souvenir de lui ». De ne pas savoir que Papa était mort à cause d’elle. De…

– Tu te fiches de moi ? Grogna Kanon.

« Décroché ce poing tout à l’heure avait été une erreur », pensa Kanon. Cela serait trop facile pour Ruka. Elle ne comprendrait pas l’étendu de l’erreur qu’elle a commise. Elle ne comprendrait pas sa douleur. Ruka fuyait ses actes au lieu de les affronter. Elle faisait table-rase de ses erreurs, faisait en sorte de les « oublier », que ce soit envers elle-même ou d’autres. Elle ne savait pas reconnaître ses échecs, ni les assumer. Elle était, à certains égards, un peu comme une partie des clients de la Maison Close, à faire mal sans s’attendre à des conséquences. Cela l’horripilait.

Il ne fallait pas venir la voir et régler cette situation de manière brute et frontale… Il fallait venir mieux préparé afin de lui infliger autant de malheurs qu’elle lui en avait apporté. Et ce n’était sûrement pas maintenant, alors que Papa n’avait pas été correctement enterré. Alors qu’il en savait si peu sur elle, pour savoir où porter ce coup douloureux. Ne dit-on pas « œil pour œil, dent pour dent » ? La vengeance de Papa – essentiel – pouvait facilement attendre quelque temps, quelques années, toute sa vie s’il le fallait. Ce n’était qu’une question d’ordre des choses. La mort de Papa devra être vengée un jour ou l’autre, Kanon était persuadé que le destin ferait en sorte que cela se réalise.

– Rassure-moi, tes collègues ne sont pas tous comme toi ? Avec des ninjas comme toi, ils doivent avoir bien du boulot, là-haut, rétorqua Kanon en désignant sous les dénominations « ils » et « là-haut », l’institution dirigeant le village de Jujou.

Ces dernières paroles prononcées n’étaient pas le fruit d’une réflexion avancé sur les ninjas de Jujou, mais celle de quelqu’un qui avait été martelé de l’idée que ceux de Toge ne pouvait qu’être excellent, et cela, pendant des années.

– Je comprends maintenant, d’où vient l’incompétence de Jujou. Pourquoi ne pas essayer de faire en sorte de ne pas plomber ton village encore plus ?

Kanon pouvait concéder cette bataille qui l’avait lui-même commencé. Ce qui comptait vraiment, c’était la finalité de la « guerre ».

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Bien sûr qu’au yeux de Ruka, l’avis de Kanon n’a pas de valeur : c’était plus qu’un manque de compréhension de la par de Ruka, cela frôlait l’idiotie. Si tous les Jujoujin était comme elle, ils étaient mal barrés. Peu importe de quel village l’autre venait, ils étaient tous sujets d’Onogoro, sujets de l’Empereur. Peu importe où ils étaient, l’opinion de tous les sujets devaient avoir la même valeur. Peu importe leur classe social, tout le monde devrait pouvoir jouir des mêmes privilèges partout dans le pays. Si seulement l’empereur et la haute société,  tout aussi incapables les uns que les autres, savaient faire tourner correctement leur cerveau.

Kanon aurait volontiers pris le temps de lui faire la leçon, si de la bouche de la fille, ne sortaient pas des énormités plus grosse qu’elle. Lui, grandir dans le luxe ? Quelle blague ! Il venait tout droit des bordels de Teito ! Il n’avait pas de lieux plus pauvre et dégouttant que les maisons closes. Rien qu’en y pensant, il avait envie de sauter sur Ruka, de étriper, et d’enfouir son corps six pieds sous terre. Son poing qui se crispait et sa grimace étaient les seules preuves montrant qu’il se retenait de toute ses forces de ne pas entrer dans son jeu.

Le Kato ria sans joie quand Ruka le pria de continuer ces activités de bourge, à lire ces fichus livres plutôt que d’être soldat. Qu’il n’était pas assez fort. Il n’était pas assez fort, parce qu’il n’avait pas réussi à prévenir le meurtre de son père. Parce qu’il ne pourrait sans doute pas égaler la shinobi.

Kanon ne savait pas ce qui enrageait le plus : qu’elle ait tué son père, ou qu’elle le prenne pour un faible. Il n’y avait pas de place aux faibles, dans le quartier pauvre de Teito, celui de la maison close de son enfance. Il n’y avait pas de place aux faibles face aux regards dégoûtant des clients et la mesquinerie de la Patronne.  Il n’y avait pas de place aux faibles face à ces idiots de moines du Temple.

–  Tu le payeras, Ruka !

Et elle avait le culot de partir, comme un lâche. Comment pouvait-elle se croire si puissante ? Kanon la ferait tomber un jour, il en était persuadé. Une longue, douce et terrible torture, voilà ce qu’elle méritait. Il faudrait juste du temps pour préparer tout cela.

–  Je te montrerais qui de nous deux est vraiment faible, déclara-t-il en quittant Jujou.

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