Le soir tombait tout juste sur la Province des Montagnes Bleues, et la lune ne tarda pas à venir prendre sa place au milieu des étoiles. L’air était plutôt frais même si l’hiver arrivait à son terme en Onogoro. La neige qui ornait les toîts des bâtiments avait été balayée par quelques pluies et un peu de boue parsemait le sol des ruelles du village. L’heure avait beau être assez tardive, Seizan no Sato ne s’endormait pas pour autant avec la tombée de la nuit. En effet, si les nombreuses échoppes qui s’étaient installées en journée fermaient à présent boutique, la vie nocturne avec ses bars, ses auberges et ses salles de jeux prenaient le relais jusqu’à ce que le soleil vienne à nouveau se lever. Si la journée était consacrée au travail et à la vie du village, la nuit offrait à ceux qui voulaient se divertir un cadre pour oublier leurs problèmes.

- Oï ! Serveuse, je voudrais du saké…

La bar de l’auberge était complètement bondé. Malgré le brouhaha ambiant, une serveuse s’avança au niveau de la table qu’occupait Ganryu. Il était assis à une petite table de quatre un peu à l’écart de la salle principale, en bordure du jardin traditionnelle que l’auberge possédait. Quand elle arriva à sa hauteur, la serveuse lui déposa délicatement devant lui une coupelle en porcelaine vide, ainsi qu’une petite bouteille de saké en terre cuite. Elle se mit alors à genou, prenant place à la table, le temps de servir le jonin seizanjin. La jeune femme devait avoir entre vingt cinq et trente ans. Son visage était doux et d’une beauté presque angélique. Son geste était précis et respectait tous les codes de la bienséance habituelle. Une fois la coupe en porcelaine remplie d’alcool de riz, la serveuse posa son regard sur le visage de son interlocuteur avant de dire d’un ton emprunt d’une politesse un peu forcée :


- Souhaitez vous que je reste à vos cotés pour la soirée ? Vous êtes soldat au village, c’est bien ça ? Je peux vous jouer un peu de musique si vous en avez l’envie. Votre table est un peu à l’écart, je serai moins gênée par le bruit qui provient de la salle principale.

Ganryu ne répondit pas tout suite à la serveuse. Il fixait le jardin sans trop prêter attention à son interlocutrice. Une fois qu’elle lui eut servis sa coupe, il la porta à ses lèvres sans un mot, avant de la descendre d’une seule traite. Quand il reposa la coupelle sur la table, la jeune femme attrapa tout de suite la bouteille afin de le resservir. Quand elle porta la bouteille au dessus de sa coupe, il lui attrapa la main tout en veillant bien à ne pas lui faire mal. Il plongea alors un regard calme, bien qu’assez froid, dans celui de la jeune femme. Puis il s’exprima d’une voix grave et posée :

- Je vous remercie mais je peux me servir seul. Vous devez avoir du travail, si vous n’y retournez pas vous risquez d’avoir des ennuis, non ? D’ailleurs ramenez moi une autre coupelle ainsi qu’une dizaine de bouteilles je vous prie.

Un sourcil surpris se dressa sur le visage de la jeune femme. Non seulement sa présence ne semblait faire ni-chaud ni-froid au colosse borgne, mais en plus le bougre avait visiblement l’intention de vider le bar. D’ailleurs, juste après ses mots, le jonin du village caché des Montagnes Bleues sortit une belle poignée de ryos de sa poche avant de les poser sur la table tout en disant :

- Voilà l’argent d’avance, en vous remerciant.

Sentant que Ganryu ne souhaitait pas forcément partager sa compagnie, la serveuse rassembla l’argent avant de repartir en direction des cuisines. Pendant ce temps, Ganryu se perdit dans ses pensées alors que son regard divaguait dans le vide. Il n’était rentré à Seizan que depuis quelques jours. Malgré un repos plus que mérité, il gardait un goût profondément amer en bouche à la suite de ses récentes mésaventures. Son escapade en pays sakyuuyan l’avait certes rapproché de son but. Cependant la rouste qu’ils avaient pris avec ses camarades lors de leur affrontement avec les apôtres de Jashin l’avait ramené à la réalité. Jusqu’ici il s’était lancé à corps perdu dans sa quête de vengeance. Jamais il n’avait pensé qu’un tel écart de niveau le séparait de ses ennemis. Il était plus que conscient qu’il allait devoir s’entraîner sans relâches pour rattraper son retard. Sa promotion au rang de capitaine lui avait donné plus de liberté pour enquêter sur le sombre culte et venger la mort de sa soeur. Ce à quoi il avait d’ailleurs passé la majeure partie des deux dernières années, négligeant complètement son entraînement. Il s’était reposé sur ses acquis  tout en ignorant la vraie puissance du culte de Jashin. Les choses allaient devoir changer et Ganryu allait devoir se reprendre en mains s’il voulait vraiment abattre ses ennemis.

Encore fallait-il qu’il commence déjà par se rééquiper. En effet, lors de sa dernière incartade, son armure avait volé en éclat et il se retrouvait à présent  sans protection. Bon, il faut dire que sa vieille armure était déjà au crépuscule de son existence au moment où elle s’était rompue... Cependant un soldat sans armure reste un proie facile en mission. Or qui de mieux que le forgeron qui lui avait forgé sa tueuse de dragon pour lui confectionner une armure digne de ce nom. Il avait donc donné rendez-vous à Kyoshiro en lui envoyant une missive par corbeau ninja plus tôt dans l’après midi. « Pas sur que notre aveugle ait bien eu l’information » se disait-il. Qu’a cela ne tienne, même si le chunnin aux cheveux cendrés venait à ne pas se présenter aux portes de l’auberge, il venait de commander dix bouteilles de saké. De quoi lui permettre d’occuper le reste de la nuit en cas de déconvenue. D’ailleurs c’est à ce moment là que la serveuse repassa le seuil de la cuisine avec un plateau recouvert de bouteilles de saké. Elle traversa la salle jusqu’à la table de Ganryu, puis elle commença a poser le contenu de son plateau en silence. Bien qu’elle n’osait plus trop croiser son regard après la froideur avec laquelle il lui avait répondu plus tôt, elle ne put s’empêcher de satisfaire sa curiosité en demandant d’une voie penaude :

- Vous attendez quelqu’un ? C’est pour ça que vous avez demandé une seconde coupe ? Je veux dire, si vous comptez boire dix bouteilles, sachez que le patron risque de vous avoir à l’œil… Je veux dire ! C’est pas pour vous vexer, mais il est toujours méfiant quand quelqu’un commande autant d’alcool sans être accompagné.

Surpris par la remarque de la serveuse, le jonin affichait une mine curieuse tandis qu'il demandait d'une voix calme :

- Ne vous ai-je pas payé d'avance ? Je ne vais pas m'en aller sans payer donc je ne vois pas où est le problème ?

La jeune femme leva les mains en face de son visage tout en affichant un expression plus que gênée. On pouvait lire dans son attitude qu'elle n'était pas du tout à l'aise. Elle avait l'air d'avoir peur de Ganryu et prenait des pincettes en lui répondant :

- Non non ce n'est pas du tout ça ! Loin de nous l'idée de vous accuser de quoi que ce soit. Jamais notre patron ne se serait permis de remettre en doute l'intégrité d'un soldat du village ! C'est juste qu'il a peur qu'avec autant de saké vous ne deveniez... disons .... incontrôlable. Sans vouloir vous vexer, si vous veniez a causer des ennuis en état d'ébriété, un homme de votre stature ça ne maitrise pas facilement...  

Quand elle termina sa phrase, un sourire sincère se dessina sur le visage de Ganryu. A tel point que la jeune femme paraissait décontenancée devant cette réaction, elle qui avait peur d'avoir vexé son interlocuteur.  Puis rapidement ce fut avec un rire franc en bouche que le capitaine du village caché de Seijan no Sato répondait à la serveuse :

- Ha ha ha ha ! Ne vous inquiétez donc pas pour ça ! De une, vous feriez mieux de continuer à remettre en doute l'intégrité des soldats. Croyez moi, notre armée n'est pas avare en terme de bras cassés et de crapules en tout genre ! De deux, votre patron ne possède pas assez d'alcool pour m'envoyer dormir de toute façon. Qu'il pense à son boulot et rien d'autre ! Pour répondre à votre question, j'attends effectivement quelqu'un. Quelqu'un qui comme moi, n'a rien à voir avec votre clientèle habituelle.  Vous pouvez aller rassurer votre patron, il n'a rien à craindre de notre table. De toute façon, je suis dans le collimateur de notre Seizankage. Si ça peut vous permettre de bosser sans crainte, j'ai ordre de me tenir à carreau sans quoi il me filera une rouste en personne !  

- Héhé ... Très bien ... Je vais le prévenir dans ce cas...

Toujours décontenancée par l'attitude du colosse borgne, la serveuse repartait sans trop savoir quoi penser de sa rencontre avec Ganryu. Dès qu'elle quitta la table, notre héros ne perdit pas de temps pour se resservir une coupelle. "Quitte a attendre un peu, autant boire un coup" se disait -il. Ce qu'il ne savait pas encore, c'est que son compère n'était pas seul. Il avait donc bien fait de commander autant de saké d'avance.

Au moins le goût du saké de Seizan lui remontait un peu le moral. Celui qu’il avait eu l’occasion de goûter en pays de Sakyuu no Sato était bien trop sucré pour son palet. Il avait d’ailleurs rapidement abandonné l’idée de boire leur saké, préférant leur vin rouge qui lui était beaucoup plus agréable en bouche. Cependant, aucun autre saké que celui qu’on trouvait dans les tavernes de Seizan no Sato ne lui était plus agréable. Ganryu aimait l’amertume caractéristique de l’alcool confectionné dans la Province des Montagnes Géantes. Il sentait dans cette saveur un peu âpre, la dureté du climat alliée au savoir faire tout particulier qu’il était nécessaire de déployer dans les rizières du coin. La météo capricieuse qu’on trouvait dans leur région et à laquelle se rajoutait une terre difficile à cultiver, tout cela rendait l’agriculture très compliquée. Cette adversité que rencontraient les producteurs locaux donnait à leurs produits une saveur toute particulière, et qu’on ne retrouvait que dans cette région du monde d’Onogoro. Et ce goût lui avait manqué lors de ses récentes mésaventures. Le retrouver lui permettait d’oublier tous ses doutes qu’il gardait enfouis au fond de lui, pour le temps d’un soir, profiter des plaisirs simples de la vie.

Pendant qu’il vidait son verre d’une traite en contemplant le jardin traditionnel, une voix familière le sortit de ses rêveries. La missive envoyée plus tôt dans la journée lui était parvenue puisque Kyoshiro était bel et bien au rendez-vous. Le bretteur aveugle avait réussi à traverser la salle bondée malgré son imposante carrure et, dans son sillage, une belle jeune femme l’accompagnait. Elle portait un sompteux kimono brodé de dragons dorés du plus bel effet, tandis que la peau qu'elle donnait à voir arboraient de nombreux tatouages.  Kyoshiro la présenta comme étant sa compagne avant qu’elle ne donne son prénom à Ganryu. Le colosse borgne leur désigna du doigt les places libres qui se trouvaient à sa table avant de s’exclamer d’une voix grave mais chaleureuse :

- Ah je suis heureux de voir que tu as eu mon message Kyoshiro ! Et bien enchanté Hotaru, je suis ravi de faire ta connaissance ! Tu étais donc présente à la forge au moment où Kyoshiro m’a forgé mon arme ? Désolé si j’avais su, je me serai présenté en bonne et due forme. Allez y asseyez-vous ! J’ai déjà commandé à boire comme vous pouvez le voir.

Tandis que ses camarades prenaient place à ses cotés autour de la table, le colosse commença à chercher la serveuse du regard. Quand il l’aperçut, il leva la main dans la direction. La jeune femme remarqua immédiatement son geste et s’empressa de venir jusqu’au groupe de soldats. Elle l’avait gardé à l’œil depuis leur première entrevue, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu'elle fasse preuve d’autant de réactivité. Le ton de sa voix était d’ailleurs toujours aussi nerveux quand elle prit la parole :

- Vous désirez quelque chose en plus monsieur ? Plus de saké peut être ?

Ganryu leva un sourcil surpris face à sa demande. Après tout, il restait quand même neuf bouteilles de saké pleines sur la table. C’est pourquoi il répondit à la jeune femme sur le ton de la rigolade :

- Je sais que je vous ai dit que j’avais une grosse descente mais encore faudrait-il me laisser le temps de boire !  Non je voulais vous demander une autre coupe pour la demoiselle ici présente. Je ne savais pas que mon ami allait venir accompagné et je ne vous ai pris que deux coupes. Pendant que vous y êtes, rajoutez aussi un plat de gyozas et une douzaine de brochettes de bœuf  à ma note je vous prie.

-Très bien ! Je reviens de suite avec votre verre mademoiselle ! La nourriture devrait être prête d’ici une vingtaine de minutes.

La serveuse prit rapidement note de la requête du jonin seizanjin avant de repartir vers les cuisines. Elle revint immédiatement avec une coupe en porcelaine qu’elle posa devant Hotaru puis elle s'en retourna continuer son service. Le borgne attrapa alors une des bouteilles qui trônaient sur la table puis il en déversa le contenu dans les trois coupes. Il posa alors une coupe devant devant chacun de ses invités avant de répondre à Kyoshiro, toujours sur le ton de la plaisanterie :

- Sérieusement tu es surpris ?! Il me semble bien t’avoir dit que j’étais du genre à être un client fidèle ! D’autant que je suis aussi du genre à maltraiter mon matériel…  Mais si ça peut te rassurer, je ne t’ai pas fait venir parce que j’ai perdu la tueuse de dragon que tu m’as forgé.

Le colosse posa alors son regard sur la lame qui était posé contre le mur de la pièce. Puis il se retourna vers ses interlocuteur avant de continuer sur un ton un peu plus sérieux qu’auparavant :

- Pour être honnête je rentre tout juste de Sakyuu… Disons que la mission sur laquelle je bossais s’est plutôt mal passée. Mon armure a volé en éclats lors d’un affrontement avec des membres du culte de Jashin. Vu le bon boulot que tu as fait avec mon épée, je me disais que tu saurais sûrement me faire une bonne armure ? Bien sûr, tu sais d'avance que je ne discuterais pas du prix avec toi. Je te fais confiance.

Face à ses camarades, Ganryu sentait sa gorge commencer à se nouer. Le souvenir de ses aventures à Sakyuu lui laissait un goût particulièrement amer  en bouche, et la présence de ses camarades en face de lui le désarçonnait.  En effet, la mission pour laquelle on l’avait envoyé en Province de L’Oasis consistait à retrouver la trace de Takayanagi Hikaru. Ganryu savait que Kyoshiro et Hotaru avaient travaillé sous la direction d'Hikaru par le passé. Il avait étudié la carrière de son homologue jonin dans les moindres détails avant de se lancer sur sa trace.  Hélas pour le cavalier blanc, il était déjà décédé quand l’escouade sous sa direction l’avait retrouvé. Le colosse borgne ne savait pas comment annoncer la nouvelle sans que cela ne soit  trop difficile à entendre. C'est pourquoi son visage se fit plus sérieux avant qu'il ne prononce ces mots :

- En parlant de Sakyuu no sato, est-ce que vous êtes au courant pour Takayanagi Hikaru ?

Comme à son habitude, Kyoshiro paraissait plus que ravi de mettre à profit ses talents pour fabriquer une nouvelle armure au colosse. Un sourire en coin se dessinait sur le visage de Ganryu. Il se sentait chanceux d’avoir un forgeron si doué, habitant à quelques pas seulement de chez lui. Déjà que la Dragon-slayer forgée par l’aveugle aux cheveux d’argent était d’une qualité sans pareille, surtout en comparaison des armes qu’il avait eu à manier par le passé, il lui tardait d’observer son comparse lui forger une toute nouvelle armure. Il attrapait l’une des bouteilles en terre cuite qui trônaient sur la table puis en vida le contenu d’une seule traite. Il s’essuya ensuite grossièrement la bouche du revers de la main avant de s’exclamer d’une voix satisfaite :

- Parfait ! Il s’accouda sur la table avant de continuer son propos avec enthousiasme. Tu n’auras qu’à me dire quand est-ce que tu sera libre pour que je passe, et que tu prennes mes mesures. Et comme je te l’ai dit, ton prix sera le mien ! Il posa ensuite un regard en direction de son imposante épée, posée contre le mur. Je dois te dire que je n’ai jamais connu une arme aussi solide que celle que tu m’as forgée. Son visage se redirigea en direction de Kyoshiro, et on pouvait sentir comme une curiosité dans son ton. Il me tarde de voir quelle genre d’armure tu peux créer ? Finalement, son regard se dirigea vers Hotaru avant qu’il ne se propose d’une voix amicale. Je ramènerai de quoi faire à manger, bien sûr ! Ça m'occuperas pendant que Kyoshiro sera au boulot ! Je n’en ai pas l’air, mais je suis un assez bon cuisinier. C’est ma manière de vous remercier pour l’hospitalité et pour l’armure.

Il se sentait un peu bête d’avoir ensuite plombé l’ambiance en leur parlant de Takayanagi. Il n’avait cependant pas pu s’en empêcher. Après tout, Kyoshiro et Hotaru étaient les anciens membres de l’escouade du cavalier blanc. Non seulement Ganryu se sentait responsable du simple fait qu’il connaissait les circonstances de la mort de leur capitaine. Il désirait aussi s’enquérir du moral du couple. Peut être que était-ce parce que lui même était à la tête d’une escouade à présent ? Toujours est-il que les différentes réactions de ses interlocuteurs ne le laissaient pas de marbre. Ganryu pouvait en effet lire sur le visage de la jeune femme aux pupilles solaires, que la mort récente de son capitaine l’avait un peu plus affectée que son compagnon. On pouvait même sentir comme un léger tremblotement dans sa voix au moment de sa réponse. Là où Kyoshiro s’était montré quand à lui plutôt sec. C’était assez curieux, cette forme de distance dans leur réponse. Mais après tout, qui était-il pour juger de la relation qui les avait autrefois liée avec Hikaru ? Prenant conscience qu’il se mêlait sûrement de quelque chose qui ne le regardait pas, cela le rendit presque hésitant à continuer de parler d’Hikaru. Il avait pourtant envie de tout leur raconter. Les faucheurs de Jashins, ces mystérieuses lettres sur lesquelles Takayagi avait enquêté seul, le possible lien entre son enquête et les évènements récents de Kusatsu. C’étaient là autant de sujets qu’il avait envi de déballer sur la table. Mais la pudeur des réponses d’Hotaru et Kyoshiro lui faisait comprendre que ce n’était peut être pas le bon moment. Il se sentait d’autant plus gêné maintenant que la légèreté de leur arrivée semblait maintenant s’être effacée…  

Heureusement pour le colosse seizanjin, c’est Kyoshiro qui changea de sujet sur sa propre initiative. Ou du moins, la mention de Takayanagi lui permettait d’aborder l’épée dont il avait hérité à la place du cavalier blanc. Sekitsuki... Cette lame capable de s’allonger et de virevolter dans les airs tel un fouet, Ganryu avait déjà eu l’occasion de l’observer. Lors de leur première rencontre, le colosse borgne avait eu droit à un petite démonstration de katas de la part de l’aveugle. Et ce qu’il retenait principalement de cette arme, c’était son extrême dangerosité, pour le manieur et ses adversaires. Quand l’œil du colosse se fixa sur la garde de l’épée, solidement harnachée à la ceinture du  guerrier, un sueur froide lui parcourue l’échine. Il se rappelait les mouvements félins et précis nécessaires à son maniement. Rien que l’idée de manier une arme aussi imprévisible lui donnait froid dans le dos. Ganryu était un guerrier robuste et violent. Sa technique de combat était plutôt rudimentaire pour un capitaine des forces de l’armée. Il n’était pas du tout le genre de gars assez habile pour manipuler une arme pareille. Pire, il était persuadé qu’il serait un danger pour lui et pour les autres si on la lui confiait un jour. On pouvait donc sentir comme une forme d’admiration dans son ton, quand Ganryu répondit à l’aveugle :

- Oui… Tu m’en avais parlé lors de notre première rencontre il y’a de ça quelques mois déjà. Il attrapa une autre des bouteilles qui traînait sur la table, puis il en versa le contenu dans les coupes en terre cuite vidées par ses camarades. Tu ne t’en rappelles peut être pas… Après tout tu sortais d’un entraînement qui avait l’air d’avoir été particulièrement intensif. Une fois les coupes d’Hotaru et de Kyoshiro remplies, il vida le fond de la bouteille d’une traite. C’est à cette occasion que tu m’as dit avoir reçu cette épée directement des mains du père d’Hikaru. Il leva un œil vers le plafond, un sourcil dubitatif décorait son front. En même temps, de ce que j’ai compris, Hikaru n’était pas versé dans le kenjutsu. Et de ce que j’ai vu ce jour là quand tu la maniais… Je pense que cet homme ne s’est pas trompé en te confiant son trésor familiale. Une certaine curiosité pouvait se ressentir dans le fond de son regard. Pourquoi cette question ? Il y a quelque chose de particulier que je devrais savoir sur cet homme, ou sur votre relation ?

Son but n’était pas de mettre le samurai aveugle mal à l’aise avec ses questions. Il était sincère et ça se sentait dans sa voix. Il ne comptait pas juger les mots qui sortiraient de la bouche du guerrier des montagnes. Et après tout, l’histoire qui reliait Kyoshiro au puissant clan Takayanagi, Ganryu ne la connaissait pas. Cela le rendait curieux d’en apprendre un peu plus sur son mystérieux camarade. Il faut dire que les guerriers aveugles aussi doués, ça ne courait pas les rues. Même s’il n’avait pas encore eu l’occasion d’observer les talents de Kyoshiro sur le champs de bataille. Rien qu’à le regarder s’entraîner, il avait décelé dans les mouvements du samurai aux cheveux cendrés, ce savant mélange entre éthique de travail et talent pur qu’on ne croise que très rarement.

A coté de cela, même si c’était la première fois qu’il la voyait Ganryu se devait de reconnaître qu’Hotaru lui faisait aussi une très forte impression. La jeune femme, qui semblait aussi vouloir changer de sujet de conversation, possédait quelque chose de frappant dans sa gestuelle et son apparence. Outre sa beauté et ses imposants tatouages lui donnant des allures de vraie femme fatale, il y avait quelque chose dans sa posture qui suggérait une grande force. Elle avait beau bien se présenter, son corps était recouvert des stigmates d’un entraînement quotidien et intensif. Ce genre de détails n’échappait que rarement à l’attention du colosse. Lui même se considérait comme un bourreau de travail, et il savait reconnaître les gens qui comme lui passaient leur temps à parfaire leur art. Décidément ces deux là faisaient bien la paire ! Se disait-il. A n’en pas douter, le colosse était en train de partager un repas avec le couple le plus redoutable de tout Seizan no Sato ! En parlant de repas, c’est à ce moment que la serveuse sortit des cuisines, les bras chargés d’un plateau où trônaient une bonne quinzaine de brochettes et trois bols de ramens. Nos héros pouvaient sentir les douces effluves de champignons et de poireaux dégagées par le bouillon de nouilles et ce, avant même que la jeune femme les ai posé devant eux. Et pendant que l’employée déposait leur commande sur la table, Ganryu répondait d’une voix pleine d’empathie à l’attention d’Hotaru :

- Tu as raison. Ce n’était pas mon but de plomber l’ambiance je m’en excuse. Il attrapa deux bols qu’il déposa devant ses compagnons de tablée. Tenez, manger ! Ca nous changera les idées. Et bien sûr c’est moi qui vous invite. Il attrapa ensuite son bol et une paire de baguette. Il n’attaqua pas tout suite son plat, préférant  mélanger un peu les ingrédients présents dans sa soupe, le temps qu’elle refroidisse. Tu vas voir Hotaru, les ramens de cette auberges sont délicieux. Son ton se fit plus doux. Ça vous aidera à retrouver le moral, croyez moi ! Il posa ensuite son regard vers la serveuse qui terminait de poser les brochettes sur la table. Vous me remettrez cinq bouteilles de saké s’il vous-plait ?

- Bien monsieur, lui répondait la jeune femme avant de s’en aller chercher les bouteilles, qu’elle revint poser immédiatement sur la table.

Ganryu se saisissait alors d’une brochette dont il ne fit qu’une bouchée. Il posa ensuite un regard interrogateur en direction de « la bien tatouée » avant de lui demander :

- J’imagine que tu es aussi spécialisée dans le maniement des armes, je me trompe ? Il lança un sourire complice au jeune couple avant de continuer d’une voix un peu malicieuse. J’imagine mal Kyoshiro partager sa vie avec une femme qui ne soit pas en mesure de lui tenir tête ! Héhé ! Après une énième gorgée de saké, on pouvait sentir de la curiosité dans son ton quand il s’adressa à nouveau à Hotaru. Tu es une épéiste démoniaque toi aussi ?