J’ai à peine fini mon bol de soupe et entâmé mon bol de katsudon qu’on vient sonner à ma porte et qu’on m’appelle. Ma mère s’est levée pour aller répondre et connaît bien la personne qui est venue me voir.

Chinone.

Difficile à dire si je suis content de la voir en ce moment tant la situation est tendue…

En mangeant, je parlais aux membres de ma famille de ce qui était arrivé quand j’ai fait mon escapade à Jujou; je savais que c’était une erreur et que le regret viendrait. Dire que la situation était tendue… ne suffit pas.

Je suis content d’avoir une opportunité de sortir. Je suis nerveux par rapport à tout ce qui s’est dit, et je ne sais pas comment continuer mon approche dans ce dont ma mentor et moi avons choisi de nous embarquer. J’ai dit ce que j’avais à dire, maintenant je dois vivre avec les conséquences. Je dis aux miens avant de sortir que «je serai de retour plus tard. Je ne compte pas changer d’avis.»

Les premières décisions sont les plus délicates, et les premières responsabilités aussi. Diriger cette maison sera éventuellement mon travail, et il est temps que les choses se fassent en mes termes. J’ai été sourd et effacé trop longtemps.

Sorti, la Jonin m’explique grossièrement ce qu’elle attend de moi; elle m’a l’air… humaine.

Ce n’est pas une belle couleur pour son teint, pour rester poli. Il semblerait que je sois responsable de cet état, mais impossible pour moi de comprendre où Chinone veut en venir. J’accepte de la suivre, me réservant quand même le droit de demander quelques précisions. L’espace d’un instant, j’ai l’impression qu’il s’agit d’un test. Ce n’est cependant pas ce que je lui demande;

«Est-ce qu’il s’est passé quelque chose de grave?»

On arrive quand même chez elle, et j’observe sa sobre demeure. Je remarque aussi, en la suivant plus loin, qu’elle a préparé pour elle-même un endroit; elle savait exactement ce qu’elle voulait et allait me demander, signe qu’il y a quelque chose qui la tracasse depuis un bon bout de temps.

Par contre, aucune idée de ce à quoi elle s’attend.

Installée, elle est sommairement attachée comme elle me l’a demandée. Sans doute plus pour notre protection qu’autre chose; je ne sais pas jusqu’où elle sera poussée, et si elle irait jusqu’à devenir violente avec moi, ou même avec elle-même.

Je prends moi-même une chaise pour m’installer et je réfléchis.

Cette situation ne me semble pas réelle, et encore moins rationnelle. Je cherche ce qui l’a menée à me demander de commettre un tel acte, mais je ne trouve pas. Après ça, je pense à comment m’y prendre. Ses instincts sont trop bien aiguisés, habitués; ce n’est pas la peur physique qui lui donnera ce qu’elle veut.

De la même façon, se retrouver confuse n’est pas efficace; elle veut être consciente de ce qui lui arrive, elle semble vouloir un déclencheur, quelque chose qui la remettre comme avant. Qu’importe ce que ça sera.

Je sais ce qu’elle attend. Je sais ce que je dois faire. Sa plus grande peur, c’est les émotions. Chinone cherche à tuer ses émotions. Ma seule méthode viable, c’est de lui faire revivre ce qui la tourmente, qu’elle soit forcée d’affronter son humanité.

C’est vicieux, mais «je comprends ce que tu veux.»

Mes doigts se lient, et en croisant le fer de nos yeux, ce qu’il y a autour disparaît.

Le souvenir, le rêve, lui revient alors sur le bord de la gueule.

Un grand homme, détaché et froid, grand comme une montagne. Plus imposant que la Cîme.

La douleur. Le rouge coule sur la peau de celle qui est ainsi ligotée. Abandonnée. Ignorée.

Indésirée.

Son esprit sera capable, en ces lieux, de revivre et réimaginer les tourments qu’on lui a fait vivre; la pire torture n’est pas celle que l’on subit, mais celle dont on se souviendra à jamais.

"Ne laisse pas le monstre te voir, sinon il se nourrira de ta peur et de ta faiblesse."

Les mots les plus fins qu’on m’ait jamais offert. C’est la plus grande faille d’un illusionniste, d’avoir peur de ses propres capacités. Une domaine axé sur l’intuition, sur la finesse et sur l’imagination a pour ennemi primordial l’incertitude. Rien n’est convainquant si nous ne sommes pas nous-même convaincu.

Cette fois, demande à part, j’ai cet avantage et ce pouvoir de décider ce que Chinone voit, ce qu’elle ressent et ce qu’elle aura à confronter. Je sais que ce qui l’aiderait le plus, c’est la méchanceté gratuite jusqu’à la réconforter dans sa froideur machinale.

Malheureusement, je ne suis pas comme ça. Je suis pire que ça.

Ce qui lui ferait mal, vraiment mal, c’est lui offrir ce qu’elle s’essouffle à fuir… jusqu’à ce qu’elle admette qu’elle le veuille. Puis, lui enlever. C’est ça la torture. On m’a torturé longtemps.

Le jardin Yamanaka se révèle à elle. C’est chez moi, ici. C’est ici qu’on joue. C’est ici que son esprit se perd, que Chinone se fait plus petite, forcée de regarder au même niveau qu’un enfant. Mise à nue, abandonnée dans les restes de fleurs rouges, les camélias, elle sent les lames qui l’ont tailladée si longtemps la libérer.

Au loin, une femme au visage à la fois familier et flou. «La reconnais-tu?»

Elle tend les bras à son enfant, prête à effacer les erreurs du passé. L’homme montagne et ses fantômes sont loin. Si Chinone ose s’approcher, la femme sera prise dans les harpes du vent, disparraissant en laissant derrière elle quelqu’un d’autre.

Un enfant. Un ami peint de bleu, lui apportant la chaleur qui lui faut. «Est-ce que tu me reconnais?» Est-ce que tu reconnais ta faiblesse?

Le jardin deviendra noir, sanglant, prêt à emporter les deux âmes qui se cachent à l’intérieur. Je suis sa faiblesse; que va-t’elle faire? Une main de fer s’apprête à m’attraper, me modeler et m’arracher comme elle l’a arrachée. Réduite en morceaux.

Est-ce qu’elle cèdera à sa faiblesse pour me sauver? Est-ce qu’elle acceptera de me voir partir, de se retrouver une fois de plus l’abandonnée, l’indésirée?

Est-ce que je meurs, ou est-ce que je mérite cette compassion? Est-ce que je mérite de ne pas être abandonné et laissé entre les mains de la mort?

On croit toujours que je suis gentil, qu’il n’y a sous tous ces accessoires et cette plasticité aucune malice. À jamais inoffensif, tel un enfant qui joue à faire semblant…

Jusqu’au jour où ce semblant se montre si réel, si tranchant qu’on ne sait plus voir le vrai du faux. Loin d’être indestructible, je reste sensible… c’est cette sensibilité qui me rend si dangereux. Sous mes yeux, elle se débat. Cachée au fond de mon esprit, le caprice du choix lui est enlevé.

Il n’y a pas telle garantie en ce monde. Ao Yamanaka, l’enfant broyé par les outils de cette réalité, lui servira à ne jamais l’oublier. Si Chinone est venue pour confronter ses démons, redevenir machine, je n’ai pas eu le choix de la combattre farouchement pour regagner son humanité

La chaise craque, elle souffle fort et ne m’a jamais semblée si en colère.

Le risque est gros; si elle arrivait à se libérer ou à briser les cordages qui la retiennent, nul doute que je paierais le prix. La Froideur Écarlate ne peux tolérer d’être ainsi vue, d’être ainsi comprise. C’est son plus grand désir comme sa plus grande peur; être elle-même désirée.

La réciprocité. Une qu’elle ne peut nier ou refuser. Une qui lui soit forcée.

Je lui suis forcé. «…»

Je ne suis pas sans peur. Pour tout dire, j’ai cru payer de ma vie cette action, cette blessure émotionnelle que je venais d’infliger. Ce n’est pas l’honneur ou la fortune qui bouge quelqu’un comme elle. Ce n’est pas, au sens propre, son statut non plus.

Chinone a besoin d’être vue. Comprise. Reconnue.

Quelque chose qu’on lui refuse depuis je ne sais combien d’années, au point où elle en est sevrée.

Le poison est aussi la cure.

Ce qui se passe dans mon esprit finit par être trop, même pour moi. Je l’ai vue, impuissante et incapable de réagir. Un coeur cassé dans une main, une boussole qui perd le nord dans l’autre. Ce n’est qu’en me révélant une nouvelle fois à elle que je peux arrêter cette folie.

Autant admettre; je ne savais pas ce que je faisais. Sa demande était de la torture pour de la torture, ce que je me suis appliqué à faire, mais son but n’a jamais été dit. Je reste assis devant ma mentor un long moment… silencieux.

Les mains sur les cuisses, sur les genoux. Ce qu’il y avait à faire a été fait, et je ne peux que subir les conséquences de mes actions, et ce même si elles sont mentales.

L’ironie.

Je me retrouve blessé d’avoir eu à faire un choix. Elle se retrouve blessée à ne pas avoir pu choisir. Je savais qu’on se trouverait à mi-chemin, dans l’entre-deux qui lie le terrible à l’irrésistible. C’est en étant ainsi vidée qu’elle se rend compte d’à quel point sa coupe est pleine… et c’est dans ce trop-plein que je me retrouve finalement drainé. Ce ressentiment m’échappe et me rappelera longtemps, peut-être à jamais, que j’ai commis l’irréparable.

Ses yeux sont morts et vivants à la fois. Mon visage est plat, sans émotion claire.

Ma honte est trop lourde à porter.

Elle est morte. Elle recommence à vivre.

Détachée, Chinone a besoin d’un moment pour trouver ses mots et revenir à la réalité. Un moment qui m’est tout aussi nécessaire.

Rassis, les derniers évènements repassent à une vitesse folle dans mon esprit et luttent pour me faire flancher. Est-ce que je regrette? Impossible de le savoir; je n’arrive à rien ressentir, quand bien même les émotions défilent devant moi. J’ai une main à saisir, mais je n’y arrive pas.

Impossible de penser à ce que je viens de faire, maintenant qu’il n’est plus possible de faire marche arrière. J’ai seulement cette impression, quand je lève les yeux vers elle, qu’il reste une part de moi dans son esprit. Tout autant, je ressens le rouge du sang et le froid de l’hiver sous ma peau. L’un vit dans l’autre.

Je pourrais partir. Je pourrais.

Je ne pourrais pas vivre avec l’idée de l’abandonner, de peur qu’elle se détruise. Tout autant, je ne veux pas partir. Je me sens vivant, de la même façon que je me suis senti le jour où j’ai accepté mon statut de shinobi et abandonné l’idée de respecter l’honneur du samourai. Un rire s’élance, tente de sortir, mais s’éteint sous l’importance de ce moment.

Je hoche la tête; c’était bien un test, comme je me disais. Pourtant, tout me crie que ça n’en était pas un, qu’il y avait autre chose que seule Chinone savait. Et cette autre chose, seule Chinone la désirait. J’ai dépassé ses attentes, et elle ne sait pas apprécier le résultat; je suis persuadé qu’elle cherche comment s’expliquer ce que je viens de faire.

«Tu ne m’as pas dit ce que je devais trouver. Dans le doute, j’ai choisi de faire le pire; une torture de laquelle ni toi ni moi ne pouvons revenir.» J’ai torturé pour torturer, c’est un fait. Ce que je ne savais pas, c’est que la véritable torture commence une fois que tout est terminé. Jamais elle ne me verra de la même façon; elle a vue cette part noircie de moi, comme moi j’ai vu cette sensibilitée qu’elle se tue à tuer.

J’ai menti; je n’ai pas fait le pire. Le pire commence maintenant.

Je soupire; l’esprit ne veut pas suivre, c’était plus dure que je ne le pensais. «Je ne pouvais pas savoir ce que tu avais, et tu ne voulais pas que je le sache. Pourtant, tu as dit que ça venait de moi; c’était mon moyen de savoir. Il nous reste à vivre avec ce qui s’est passé, ce qui est aussi pire.»

Je secoue la tête, prends une bonne inspiration, et reprends.

«Mais je suis prêt à vivre avec ce qu'on a fait. Es-tu prête à vivre avec ce qu'on a fait?»

Parfois, on ne peut savoir. Parfois, on ne veut savoir.

Parfois, on choisit que le sens ne s’aligne pas; ça se voit que Chinone cherche à rester indemne et à ne pas confronter les évènements. Peut-être est-elle un peu irritée, en plus d’être émotionnellement vidée? Je ne lui en voudrais pas.

Même moi, j’ai du mal à suivre où nous en sommes, et même à savoir dans quelle direction nous allons. Tout ce que je sais, c’est que demain matin elle comme moi serons encore là. On emprunte un chemin sinueux et incertain, mais au moins j’ai la certitude que nous serons ensemble pendant la marche, l’escalade et la course.

Je ne peux pas savoir où nous allons, encore moins comment on va s’y rendre, mais ça me suffit. Je ne saurais trouver un sens complet à ce qu’on vient de vivre, mais je choisis de croire que c’est le début d’un lien très significatif, pour telle comme pour moi. «Ce n’est pas ce qu’on voulait, mais c’est ce qu’il nous fallait.» C’est le sens que je peux trouver à notre aventure.

«Je me rends compte qu’on se comprend plus qu’on ne le croyait; le changement, c’est qu’on se l’avoue. Je vais garder ce moment en mémoire comme une leçon et une preuve de confiance, j’espère que tu vas garder ce moment comme une preuve que tu ne seras pas toujours seule. Ou que peut-être on sera chacun seul, mais l’un avec l’autre.» Je ne compte pas être ignoré et mis de côté, c’est le plus gros morceau de toute cette histoire; je suis bien trop important pour partir.

J’ai choisi. Est-ce qu’elle choisit aussi?

J’accepte de boire. C’est rare que ça m’arrive, mais je ne me prive pas. Je partage un peu de sa boisson en prenant une petite gorgée. «Je ne bois pas souvent, mais on dira que c’est pour l’occasion!»