J’ai des réponses à donner, quelques explications à partager sur ce qui s’est passé au théâtre local. La journée était déjà bien entâmée, et tous deux nous mettons d’accord qu’il vaudrait mieux se trouver un endroit tranquille où discuter.

Cette rencontre que j’ai faite, même si elle était complètement par hasard, survient juste au bon moment. À ma demande, on trouve un restaurant pas particulièrement gourmet et assez vide. Si je dois parler de moi et la situation de ma famille, je ne peux pas me permettre que ça se découvre au risque d’en subir d’horribles conséquences.

Conséquences que je refuse catégoriquement de subir à nouveau. J’ai déjà payé ce prix, hors de question de revivre l’exclusion. «Une table, s’il-vous-plaît. Nous ne sommes que deux, oui. Une table un peu plus au fond, si possible.»

Guidés, on finit par être installés et servis quelque chose à boire. «Un thé sucré, merci. La théière au complet si possible; je bois beaucoup, je peux me resservir.» Je laisse à Chinone le loisir de se prendre une boisson. Je lui aurais bien pris une bouteille de saké chaud, vu les temps encore un peu froids, mais je ne voulais pas aller au dessus de ce qu’elle voudrait.

Disons juste qu’avec le temps, les habitudes.

Une fois installés, je finis par m’ouvrir un peu plus sur le sujet. Je suis un tantinet nerveux, je tente d’éviter comme je peux Chinone, même si je sais que ça ne sert à rien. «C’était une rencontre disons… assez enrichissante.»

Que Toge soit mis au courant que j’ai vu un kitsune dans les environs de Jujou m’importe peu, au final. La raison on revient sur cette conversation, c’est parce qu’il y avait beaucoup de non-dit, des choses que je ne pouvais pas me permettre d’avouer à Chinone sans être dans une situation assez stable pour justifier ce qui en sort.

La position de ma famille ne s’explique pas ainsi, et n’est pas sans risques.

«Tu t’en doutes, j’ai eu besoin de cacher quelques détails à la fille qu’on a rencontré.» Inspire, expire. «J’ai mes secrets, et je ne voulais pas arriver au point où je devais en parler sans être en position de donner des explications valables…»

Toute vérité n’est pas bonne à dire.

La mienne, c’est que le village passe en troisième. Ma vie, ma famille, le village. C’est tout.

Les trois, pour l’instant, ne s’alignent pas comme je le voudrais et les risques pourraient être gros. «Je te l’ai déjà dit; les Yamanaka viennent de Seizan. Ma famille est à l’origine noble et riche – je ne dis pas ça pour être prétentieux, mais c’est important. Quand j’étais petit, ma maison a été brûlée parce qu’on voulait éliminer ma famille.»

Je remplis ma tasse de thé, mais je n’ai pas le coeur à déguster pour l’instant. Ce sont des souvenirs délicats, des évènements qui marquent qu’on le veuille ou non. «Il y a une raison légitime à ce qui nous est arrivé, mais elle est quelque peu injuste si tu veux mon avis. J’ai dit qu’il y avait un kitsune à Jujou.»

Je regarde discrètement aux alentours, chuchotant qu’«il y en a deux.» Mon ton, même bas, ne laisse place à aucune incertitude. Je suis persuadé qu’il y en a au moins un; l’autre pourrait très bien aller et venir d'un peu partout, mais ne change pas le fait qu'il existe.

«La richesse de mon clan commence à se reconstituer convenablement, et je ne veux pas risquer de tout perdre à nouveau. Le Secret de la famille Yamanaka est bien caché; l’un des nôtres est spécial, mais ne comporte aucun risque pour l’extérieur. Disons que nous avons un animal de compagnie.» Je dédaigne à l'appeler ainsi, mais pour le bien de l'explication ça me semble plus facile. Il est bien plus que ça pour nous, mais ça ne se dit pas. Peut-être que ça se voit un peu sur mon visage.

Je vois la serveuse passer près de nous, j’attends donc qu'elle s'éloigne avant de reprendre.

«… je ne fais d’ordinaire confiance à personne concernant le Secret. Certains autres savent, mais ils sont peu nombreux. Je ne pouvais pas le dire à Meiyo; méfiante de nous, je devais moi aussi être méfiant. Difficile de demander l’aide de quelqu’un à qui on ne peut rien dire.» À terme, j’aurais bien pu lui dire, mais ça me semblait trop tôt et trop risqué sans savoir qui elle est exactement.

«De la même façon, je connais bien ton rang et ton statut depuis le temps. Je ne sais pas si tu es dans l’obligation de tout révéler aux forces du village, mais j’ai confiance que mon secret est aussi ton secret.» Comme pour la brigade; savoir ne rien dire rend la tâche facile.

Ce que je voulais éviter vint m’exploser sur le coin de la gueule.

Je me doutais que c’est ce qui devait être dit, ce qui devait être fait. Dans l’état des choses, je comprends aussi que j’ai d’une certaine manière été coincé d’admettre à la situation de ma maison et de mon nom. Je savais que de me taire face à Meiyo était une bonne idée, puisque cette information aurait pu circuler de n’importe quelle façon et se déformer juste assez pour que ça me retombe sur le nez.

Pourtant, c’est avec une mine déçue que je poursuis la conversation, commençant d’abord par «je comprends. J’aimerais éviter que ça se sache, mais je comprends.»

Je ne pourrai sans doute pas protéger le secret des décisions de l’Ombre de la Cîme, et ça se voit bien qu’une telle réalité vient me piquer les nerfs. Tout ce que je peux me dire, c’est que j’ai assez confiance en Chinone – et aussi en Kaleah – pour que rien ne soit attendu de l’être qui réside chez moi.

«C’est surtout qu’il est avec nous depuis longtemps. L’un de mes ancêtres lui a promis protection et refuge, et depuis il vit parmi nous. Je ne peux pas me permettre qu’il soit menacé, chassé ou qu’on veuille s’en servir comme cobaye. C’est pour ça que j’ai demandé à Meiyo comment elle était traitée ici.»

Ça serait facile de voir Chinone comme un obstacle ou un problème dans cette situation, de me dire qu’elle va systématiquement mettre en péril la sécurité du Secret, des Yamanaka et plus intimement de moi-même… pourtant, ce n’est pas comme ça que je choisis de voir les choses.

On en a déjà parler; ne pas utiliser tout ce qui se trouve à notre disposition vient à gaspiller. La position de Chinone apporte des obligations, mais aussi des avantages. Dans ce cas-ci, elle sert de lien entre Kaleah et moi.

Elle sert de pivot. D’intermédiaire. De porte, même.

«Je me dis que même si c’est beaucoup demandé, tu es sans doute capable d’expliquer ma situation à notre Kage, ou même de t’arranger pour que je puisse le faire moi-même. Serais-tu prête à me rendre ce service? Ça me donnerait l’opportunité que les évènements avec le kitsune extérieur se sache.» C’est ça, le plus dangereux pour le village.

Elle s’offusque mais ça ne dure pas; je ne trouve pas la raison de pousser plus loin le sujet en lui disant de me comprendre, car ça serait mettre de l’huile sur le feu. Elle comprend pourquoi j’ai dit ça, je le sais. Pour la peine, et pour ne pas aligner plus de mots, je peux finalement prendre un peu de thé.

Cette fois, c’est à moi d’écouter, de comprendre sa façon de voir les choses et d’aborder mon problème. Si Chinone se montre plus ouverte sur ses émotions – donc quelque peu insultée –, moi, j’arrive à me calmer. Le mieux que je peux faire, c’est dire que «c’est moi qui me suis emporté, je suis désolé.» Ça se comprend, et en même temps c’est ce qui vient avec ce genre d’interaction.

Chinone et moi restons deux partis qui doivent trouver compromis, ou s’arranger pour coopérer et reavailler ensemble. Je ne voulais pas nier ou ignorer ses efforts. En ce sens, je médite un moment sur le point qu’elle apporte.

Elle a raison, mais ce n’était pas entièrement ma décision de garder le Secret… Secret.

«Ça, c’est malheureusement un problème de ma famille. Mon père et moi ne nous entendons pas toujours, et même si on voit du même œil celui qui vit avec nous, on ne pense pas pareil. J’ai perdu ma maison et mon prestige en étant jeune; j’ai grandi et appris à faire sans. Lui, il a dû repartir de zero. Il n’a pas voulu dire quoi que ce soit, par peur.»

Peur que je partage, car on me l’a infligée pendant des années.

«Mais c’est vrai; le Kage de Seizan, par exemple, est allié à un Loup de race spéciale. Ça reste inquiétant pour moi; je ne suis pas Kage. Pourtant, je me dis qu’il vaut mieux comme tu l’expliques être franc-jeu avec les plus haut-gradés de notre village maintenant. Attendre trop, c’est courir après le trouble; avouer d’avance c’est faire preuve de bonne foi, tandis qu’attendre d’être pris c’est de donner le droit à l’autre de douter.»

Si je ne l’ai pas dit avant d’être pris sur le vif, est-ce qu’on peut dire que j’avais vraiment l’intention d’admettre?

La tasse se fait déposer. J’inspire. J’expire.

Ce sont mes derniers sons pour un long, long moment.

Le noir me revient. La cendre et la fumée vient faire enfler mes poumons. Je me sens encore une fois tout petit, perdu, sans savoir où j’irai. Où je vais dormir, quand je vais me sentir en sécurité. La chaleur piétine ma peau, je me sens étouffer. «…»

Je n’accepterai plus jamais cette souffrance. «…»

Le choix est déjà fait; Ao, au plus profond de lui-même, ne peut se permettre de couler. Ao Yamanaka, lui, a déjà accepté de mourir une fois. On m’a gardé à l’écart toute mon enfance, on ne m’a pas laissé le choix; j’ai passé de longues années à subir et à souffrir, étouffé de toutes les façons possibles.

Quand tu te noies, tu te souviens comment respirer, mais tu ne peux pas. C’était ça, ma vie. «…»

J’ai les paupières qui flanchent, mon regard se perd dans le bois luisant de la table qui nous sépare. Mes yeux le sont tout autant, mais les larmes ne coulent plus pour les horreurs de mon passé. Quand j’y repense, j’imagine des ingrats, des opportunistes jaloux qui ne pouvaient accepter qu’une famille soit si bien nantie à côté.

J’imagine l’enfant que j’étais, qu’ils ont essayé de tuer sans demi-mesure, sans respect pour leur propre espèce, pour les personnes qui ont lutté dans le seul et unique but de leur apporter une vie paisible. La colère. Totale. Absurde. Totale. «…»

J’ai grandi à la Cîme. J’ai vécu à la Cîme.

L’idée qu’on puisse, encore une fois, porter préjudice à ma famille aussi sévèrement me met hors de moi. Ma maison a servi Seizan et l’empire pendant très longtemps, et servait même avant ça. Ma mère sert Jujou depuis plus d’une vingtaine d’années. Mon père aussi, depuis une dizaine.

Et moi, depuis que je le peux. Une douzaine d’années. Le temps est passé tellement vite…

«…»

«… Je n’accepterai pas de couler encore une fois. C’est moi, le dernier à porter le nom de ma maison. Je ne compte pas accepter qu’il soit à nouveau sali. Je montrerai à notre cheffe que je vaux largement les quelques risques qui me suivent. Je prendrai la décision pour mon clan, que cette fois-ci la faute ne nous retombe pas dessus.»

Un jour, ce sera à moi de diriger, d’employer ce nom comme l’emblème qu’il est. Quitte à être rebelle, à pouvoir choisir, je ferai les choix qui mènent à notre sécurité et à notre prospérité.