Les rapports ne sont pas exactement les mêmes; l’idée se ressemble, mais rédiger un document pour la brigade nécessite beaucoup plus de détails – la procédure doit être bien décrite et archivée. S’il est possible de mettre de côté certains détails superflus d’une mission ordinaire, faire la même chose avec un document officiel rapportant des informations cruciales pour le village ne se fait pas à la légère et ne permet pas un manque de minutie.

Tout autant, il m’a fallu éviter de trop étirer ce qu’il y avait à noter et rester factuel. Après être rentré chez moi, j’y ai mis une journée pour m’assurer que tout le contenu nécessaire y était. Je voulais m’en occuper la soirée même, mais quand j’ai constaté l’ampleur de la tâche…

Je suis allé me coucher. J’ai repensé à ce qui s’est fait dans cette salle, comment ça a été accompli. Les blessures physiques et morales infligées à cette victime qui, malgré son crime honteux, ne cherchait qu’un peu de considération dans un monde machinal et frigide.

Juste à y repenser aujourd’hui, le coeur me serre.

Le discours tint sur le tas et les pensées qui trottent dans ma tête aujourd’hui sont deux choses différentes, et je n’arrive pas à joindre les deux bouts. Cette part factuelle croit toujours que même si cette passion brûlante avait lieu d’être, ce débordement serait d’abord impossible pour quelqu’un comme moi, ensuite totalement insensé. Puis, cette autre part.

Le doute. Le foutu doute, et le malaise qui lui colle au cul.

Cette invitation à prendre un peu de bon temps n’est clairement pas de refus. Un endroit assez chic, divisé d’une certaine façon; un côté plus invitant au regroupement, et à la rencontre, un autre plutôt sélect ou ceux qui veulent se regrouper entre amis peuvent se permettre une certaine distance.

Je ne suis pas surpris, en passant mon regard de ce côté, d’y voir Chinone; je ne l’imagine que difficilement partager des moments au comptoir avec la plèbe. Ça me va parfaitement, je ne suis pas du genre à boire beaucoup, et prendre la place de ceux qui se le permettent plus serait un tantinet provoquant. Surtout pour quelqu’un avec mon apparence.

«Merci de m’inviter. Je ne bois pas beaucoup, mais ça me fait plaisir de partager ce moment avec toi.» Oui, ça semble lèche-botte et sentimentaliste, mais c’est important pour moi que de laisser une ouverture dans son emploi du temps soit mentionné et apprécié.

M’asseyant, je sors du col de mon vêtement le document que je dois rendre et le dépose sur la table doucement. «Comme dit j’ai terminé le rapport; c’est un peu plus compliqué à remplir qu’un rapport classique, mais ça s’est bien fait. Au cas où, j’ai noté mes méthodes s’il y a des complications futures. Ça ne devrait pas, mais sait-on jamais.»

Mes illusions ne sont pas faites pour être tendres. S’il y a une chose que ma mère m’a appris, c’est que les illusionnistes ne peuvent se permettre de jouer mollement; les gens ont souvent la couenne dure peuvent se montrer particulièrement résistants.

On m’approche, me demande ce que je voudrais prendre : «Un peu de votre Shochu le plus doux, mélangé à un thé aux fruits, chaud.» Peu cher et peu alcoolisé; c’est un signe évident que je n’ai pas tendance à boire. Si on me demande pourquoi, je dirai simplement que je n’arrive pas à garder la tête froide si je consomme trop.

Une fois en paix, je reprends ce que je disais. «J’ai été surpris de cette expérience, pour tout dire. Je n’y suis pas allé trop fort, mais j’ai eu le sentiment d’être en plein contrôle de moi-même, et à la fois d’avoir pu me rendre utile. Sans mentir, j’ai été un peu nerveux une fois sorti, mais ça a vite passé.»

Le travail a bien été fait, c’est ce qui m’importe le plus. C’est avec un soulagement certain que j’accueille ma propre boisson, prennant une mince larme fruitée pour apprécier son goût plus que pour me désaltérer. Contrairement à moi, Chinone boit vite et profite d’une gorgée complète sans modération.

Il y a de quoi être rassuré; ce n’est pas tous les jours qu’on se fait demander un rapport aussi important. Même si ma mentor partage que c’était une affaire mineure, considérant mon propre rang et ma non-affiliation, je ne pouvais pas prendre cette tâche à la légère. Bien sûr, les prochaines fois pourront sans doute êtres faites avec un peu moins de zêle, à force d’habitude.

«…!»

Je me surprends à penser qu’il y aura une prochaine fois, et que je suis somme toute motivé à recommencer l’expérience. Être enrôlé est une possibilité, et cette idée ne me déplait pas. «J’aimerais bien apprendre, voir un peu plus ce qu’est un vrai interrogatoire effectué en bonne et due forme; je sais que c’est une grande demande et que c’est difficile sans faire partie de l’unité. Ce que j’ai vu et ce que j’ai fait ne m’a pas déplu.»

Ce n’est pas une certitude, mais j’ai le sentiment qu’être affilié à ce groupe m’amènerait à en apprendre plus sur mon village, à savoir ce qui s’y fait et ce qu’il faut pour en garantir la protection. Une première vraie gorgée, puis après avoir regardé autour que personne ne soit en train de scèner, j’ajoute tout bas que «je ne sais pas à quel point le travail est intense. Ce n’est pas quelque chose que je peux imaginer non plus. Pourtant, j’ai cette sensation d’être prêt, et peut-être trop de curiosité pour dire non.»

La vérité, c’est que je déteste être mis à part des secrets, et qu’en tant que chuunin, on ne peut pas en savoir trop. Je n’ai pas la prétention de penser que je pourrais devenir jonin, en tout cas pas comme je suis maintenant. J’ai encore beaucoup de choses à apprendre.

Elle ne me semblait pourtant pas être quelqu’un qui boit beaucoup; j’aurais pensé que Chinone aime être en contôle d’elle-même dans la mesure la plus radicale et qu’elle ne souhaiterait pas engourdir son esprit de la sorte. Je me rends compte que derrière la machine bien huilée, il y a un humain, et de la même façon je me dis qu’avec les cauchemars qu’elle fait, il peut y avoir raison de vouloir se distraire le plus possible, quitte à abuser de la boisson.

Tout cela importe cependant très peu. Je dépose mon breuvage chaud sur la table et prend un moment pour réfléchir. Je pose mes jointures sur ma bouche et mon coude sur la table en regardant ailleurs. Je considère un instant les quelques clients de l’établissement. Certains sont très certainement shinobi comme nous, et eux possèdent encore cette liberté d’action, cette chance de ne pas posséder trop d’attaches.

C’est ce qui leur permet d’avoir accès à ce genre de petit bonheur. D’un côté, je m’inquiète en me disant que si j’intègre ces services secrets du village, je ne puisse plus parler de tout et de rien. Cette attache devient un problème si un jour il me faudrait parler. Porter ces secrets n’est pas ce qui m’effraie; j’ai peur que la fameuse marque que l’on remet à ceux qui font partie de la brigade soit plus limitative qu’il ne le faudrait. «Je comprends que j’ai eu une opportunité rare et que je dois baser mon choix là-dessus… Avant de dire oui, j’ai des questions.»

Cette fois, une grosse gorgée. J’essuie le bord de ma bouche en sentant l’alcool chauffer ma gorge, comme pour m’avertir d’aligner les bons mots. «Tu portes la marques. Est-ce qu’elle t’effraie, ou te fait te sentir trop limitée dans tes propos? As-tu peur de dire quelque chose qu’il ne faut pas sans t’en rendre compte assez vite?»

C’est ma première inquiétude. Ensuite, il vient une question un peu plus intéressée, moins basée sur cette expérience imaginaire que je pourrais avoir. «Est-ce que ça t’arrive de regretter de faire partie de la brigade? Si tu pouvais revenir sur ta décision, le ferais-tu?» Je me doute que la réponse est non, Chinone ne me semble pas être le genre de personne à regretter ses choix, mais…

Sait-on jamais.

«Finalement, à l’auberge du village qui se faisait attaquer, quand on dormait… j’ai remarqué que tu faisais beaucoup de cauchemars. Est-ce que c’est en rapport à ce que tu sais en étant dans la brigade?» Ça, c’est ce que j’ai besoin de savoir; à quel point Chinone est affectée par son statut, si c’est ce qui lui cause ces ennuis. «Je n’ai pas peur de dire oui. Je veux savoir les effets que cette position ont sur toi, et ceux qu’ils ont eu au début aussi; est-ce que tu trouves que ça t’a fait changer?»

Parfois, on se rend compte qu’on pose les bonnes questions. Le regard de la Jonin change, ses yeux deviennent durs et les miens se replient. Poser les bonnes questions ne veut pas dire être prêt pour les réponses, mais mon seul choix est d’écouter, de voir ce qui se cache derrière cette froideur soudaine.

Redressé, la paume quitte mon menton et se pose sur l’une de mes cuisses, à côté de l’autre. Le problème, c’est que je n’arrive pas à savoir ce qui a mené à ce soudain changement d’attitude. J’ai comme l’impression de l’avoir vexée, mais sa façon de me répondre m’indique que non.

Pourtant, les mots sont alignés de telle sorte qu’ils cherchent à me faire flancher. Pas tant au sujet du sceau; il est moins intrusif et dangereux que je le croyais en entendant Chinone en parler. La brigade ne l’a pas forcément amenée à regretter, mais comme je le savais déjà, son passé est loin d’être blanc.

Si ses regrets sont ailleurs, c’est que pour elle il y a pire que ce qui se passe dans les quartiers secrets de la Cîme. Son explication se fait très claire; la brigade n’est pas faite pour tout le monde, et ceux qui n’ont rien vécu ou qui n’ont pas l’habitude de l’adversité en vivant le pire ne peuvent en faire partie.

De la même façon, ils ne peuvent comprendre ce qui fait de ces gens une force si stable, et un mécanisme si constant. Ce qui m’est difficile à digérer, c’est que selon elle, cette unité spéciale cachée dans la jungle pourrait facilement briser quelqu’un qui n’est pas prêt.

Je me frotte les tempes, je m’essuie les yeux. Dire que je comprends serait une pure insulte car même si j’ai pu entrevoir ce qui a fait perdre à ma collègue son humanité, ce qu’elle a vécu doit être assez horrible pour que son esprit n’ait pu le dessiner sans message abstrait.

«D’accord. J’accepte.»

Si je ne peux pas réussir, si Chinone se rend compte au fil de nos missions que je n’ai pas le sang-froid pour me permettre d’intégrer la brigade, alors je trouverai quelque chose qui me soit plus adapté. Autrement, si j’en ai l’étoffe, je serai capable de porter ce fardeau. Ça n’empêchera pas ma vie de continuer. Puis, je sais que j’aurai son soutien jusqu’à ce que j’arrive au bout de moi-même.

«J’accepte tes conditions en échange j’accepte de voir ce qu’est un véritable shinobi. Si je n’y arrive pas, ou si tu sens que je ne pourrais pas le supporter, ça ne sera pas faute d’avoir essayé. Si au contraire je réussis, je suis certain que tu sauras me montrer les ficelles.»