L’affaire continue de trotter dans mon esprit. Ça fait déjà des semaines, pourtant les détails de cette mission refusent de me laisser en paix. Plus le temps passe, plus je suis convaincu que l’équipe envoyée dans la forêt est miraculée.

Il commence à faire sombre, je suis revenu d’une visite à l’hôpital pour avoir des nouvelles de l’élément qui a failli y passer; on m’a informé qu’il est rétabli, et qu’il n’est en fait plus présent. Il aurait été déployé au Sable, pour une raison que j’ignore.

J’ai fait ce que j’ai pu pour m’informer, et j’ai finalement découvert de fil en aiguille que Kokusen a en fait rencontré quelqu’un et qu’il a été… attaqué? C’est plus compliqué que ça, mais je n’ai pas pu en savoir plus; je ne sais pas comment ni pourquoi.

Il s’est passé beaucoup de choses, et j’ai besoin de quelqu’un pour m’aider à faire le point sur tout ce qui est arrivé; j’ai convié la seule autre du groupe qui reste dans le même mystère que moi. Je lui ai donnée rendez-vous à l’entrée du village, proposant de couvrir pour ce soir la garde des portes et des rues de Jujou. De la même façon que j’ai reçu la première lettre lors de notre mission, je lui ai envoyé un message à l’aide d’un oiseau messager.

Un peu rustique, mais ça fait le travail.

Prostré au haut poste de garde pour le début de la soirée, j’observe l’horizon. Je ne peux pas voir si loin, encore moins à cette heure, mais je sens d’ici la noirceur qui se cache dans la forêt des cendres.

L’endroit où la tribu mystérieuse que je devais rencontré a été éradiquée. Aucune idée par quoi, cependant. «Je suis désolé de te contacter soudainement comme ça, je sais que tu as beaucoup de responsabilités et de tâches qui attendent.» dis-je alors que l’Oinin finit par se manifester. Je sonne un peu nerveux, mais surtout songeur; il y a beaucoup qui traîne dans mon assiette, et je n’arrive pas à voir le sens de tous ces évènements récents.

«Je voulais te demander si tu savais quelque chose en lien avec Mû? Depuis qu’on est revenus de la forêt, il s’est passé beaucoup de choses. Le groupe inconnu avec lequel on devait établir contact a été… je ne sais même pas comment expliquer ça.»

Éradiqué. Sur notre propre territoire. Un comble.

Mes yeux restent un moment braqués sur l’horizon noir, puis je finis par me lever et saluer ma collègue en inclinant légèrement la tête. «J’espère que les derniers évènements ne te posent pas autant de soucis que moi. »

L’avis de la nouvelle arrivante se fait très clair par rapport au sort des indigènes. Certes, sa réponse est crue, mais ce n’est pas ce qui me poserait problème. Là n’est pas la question pour l’instant, et même si leur sort tragique me chicote, ce n’est pas ça qui m’empêche de dormir mes nuits. Je finis par m’approcher un peu, expliquant à ma collègue que «ce qui m’inquiète, c’est que ça s’est passé sur un territoire sous notre influence. On ne sait pas ce qui s’est passé; si on s’était rendus sur les lieux on serait peut-être morts aussi.»

Une possibilité qui est elle-même morte dans l’oeuf puisqu’on en discute aujourd’hui, mais une possibilité qui a quand même existé. Ruka me partage son avis sur Kokusen et Mû. À ça, j’ai une réponse et beaucoup à raconter. «Concernant Kokusen, il a été hospitalisé… puis attaqué. Par quoi, par qui?» Je hausse les épaules et les bras. Je ne sais pas.

C’est bien ce qui m’irrite en ce moment.

«Avant notre mission, je l’ai rencontré. Il m’a parlé d’un sceau, il me l’a montré. Je lui ai conseillé de peut-être se diriger vers Toge, vu qu’ils sont plutôt savants là-bas. Aujourd’hui, quand j’ai voulu aller voir à l’hôpital s’il allait bien, il n’était plus là. Il a été, de ce que j’ai compris, envoyé à Sakyuu.»

J’ai l’air confus; encore une fois, je ne comprends pas pourquoi. «T’en fais pas, garder une distance avec les autres est une bonne chose; ça évite d’être comme moi et de s’inquiéter pour des broutilles…»

Je m’installe finalement à ses côtés, sur le bord du pont. «Et je trouve que tu as bien fait de conseiller qu’on se replie; si on avait continuer, Kokusen serait sûrement mort, et peut-être que nous aussi.» Une dure réalité, mais c’est véridique.

Un soupir. «Ce qui me perturbe le plus, c’est Mû. Enfin.» Je me reprends, de peur d’avoir médit; j’ai cru comprendre que Ruka et lui se connaissent. «Pas Mû en tant que tel, hein. Mais je voulais parler de ça aussi; un des singes lui a mis de la bave sur le visage. Aucune idée pourquoi, mais il a aussi dit à Mû qu’il était différent. Je me suis dit que peut-être il y a quelque chose sous le masque de Mû, quelque chose que je ne connais pas. Puis, je me suis dit qu’il a peut-être subit une sorte de rituel dont on ne connaît pas les risques potentiels…»

C’est ce qui m’inquiète le plus, à vrai dire. «S’il a été marqué pour être traqué, à quel point est-ce qu’il est en danger? On l’a bien vu, les Sarugami peuvent changer de forme. S’ils sont après lui, qu’est-ce qu’on peut faire?» Ça serait bien le pire, s’endormir dans son lit et se faire kidnapper parce qu’on n’a pas remarqué notre nouvelle cuillère en bois parmi nos ustensiles sales.

C’est compliqué.

Le travail d’un shinobi est particulier, très complexe et franchement, on peut souvent avoir l’impression qu’aucun de nos choix n’est le bon. Je ne peux pas savoir ce qui fait que Kokusen soit parti, mais je ne peux m’empêcher d’être soucieux de son état. À sa façon, Ruka m’explique qu’il vaut mieux ne pas m’en préoccuper, que ce n’est ultimement pas de mon ressort.

«Tu as raison, je me posais juste des questions. Je ne devrais pas laisser ça trop me ronger.» Ça ne servirait à rien, car ces réponses sont gardées secrètes. Si elles ne le sont pas, elles restent hors d’atteinte pour l’instant. Par contre, la situation de Mû semble plus intriguante, beaucoup moins noire et blanche; quand Ruka m’explique que le visage de notre collègue est caché par un masque à cause d’un accident, j’en viens à me dire que ce n’est donc pas ce qui intéressait les singes.

«… Je pense que oui. Plus tu m’en parles, plus je pense qu’il s’agit d’une façon de le marquer; s’ils le revoient, ils seront sans doute pacifiques. C’est juste des théories, tu as raison; c’est possible que j’aie tort. Je ne sais pas ce que tu as écrit dans ton rapport quand on est rentrés, mais je pense que ça serait une bonne idée de s’informer, ou au moins de le mentionner à quelqu’un.»

Mon but n’est pas de remettre en cause ce qu’elle a écrit, loin de là, mais je pense qu’il est mieux de pousser un peu plus le sujet, pour que Mû puisse être sur ses gardes et savoir à quoi il a affaire. C’est, encore une fois, compliqué…

Par contre, ça c’est simple; «oui, c’est exactement ça le symbole de Kokusen. Je lui ai conseiller d’aller à Toge s’il en a l’occasion, vu que je sais qu’ils ont un bureau de recherche bien rempli. Si ça concerne des yokai, il serait au bon endroit. Si ça ne l’est pas, il a peut-être une chance de trouver plus d’information que parcourir une centième fois Jujou…»

Ruka semble déjà beaucoup plus impliquée; je commence à me dire qu’elle n’était pas très à l’aise avec mes questions parce que ce ne sont que des inquiétudes, des si et des peut-êtres. Mais maintenant qu’on parle de quelque chose de concret, elle est beaucoup plus vive.

«Il t’en a parlé aussi, j’imagine. Je n’ai pas vu ce symbole avant, je t’avoue; il cherchait à connaître sa provenance et je n’ai pas pu l’aider – c’est lui l’expert en Fuinjutsu, pas moi – mais ça ressemble vraiment à une rune.» Je me rapproche de l’autre côté du pond pour bien observer le village.

Je lui pointe l’endroit où j’ai vu Kokusen, ajoutant que «je l’ai rencontré là, à la limite du village. Des fois, j’ai de la difficulté à dormir et quand je me réveille, j’ai l’impression de sentir la présence d’ennemis dans les rues, d’un yokai… je me suis dit que ça pouvait peut-être avoir rapport. Toi, est-ce que le symbole te dit quelque chose?»

C’est déjà bien plus que ce que je voulais. Après avoir pris une bonne bouffée d’air et laissé la paix s’installer un peu plus dans mon esprit, je souffle un «merci. Juste ça, ça me rassure pour que la sécurité de Jujou soit renforcée. Je n’ai pas l’intention de laisser un de ces singes passer sur notre terrain et semer la panique.»

On ne sait pas tout ce qu’ils sont capables de faire et même si je ne veux pas forcément le découvrir, il faut que les gens soient informés si on veut qu’ils se tiennent sur leurs gardes. Tant je demande pour la sécurité de Mû, tant je souhaite que les autres soient mis au courant.

Contrairement au cas de Kokusen.

Je n’en parle pas beaucoup, ne sachant pas exactement l’importance de cette marque qu’il m’a montré. Si c’est quelque chose de mauvais ou de malsain, pas question qu’on me croit complice de quoi que ce soit. Ma maison a déjà brûlé une fois, ma famille s’est forcée à l’exile pour survivre; ça ne m’arrivera pas une fois de plus.

Si j’en parle à Ruka ce soir, c’est parce que ça me semble important, quelque chose qui se doit d’être mentionné. À l’entendre, j’avais raison; «il semblerait que les ennuis soient venus à lui, oui.» Puis j’en apprends plus sur la vie de ma camarade.

Je l’entends, je l’observe. Pour l’instant, elle ne se permet pas de me faire face, je comprends pourquoi; admettre à son passé et revivre ses pires moments n’est jamais facile. Par respect, je ne peux que tendre une oreille.

Sa connexion avec ce symble est plus grande qu’il n’y paraît. Comme elle le dit, ce symbole cache quelque chose de mauvais; un hochement de tête, puis «c’est aussi ce que je pense. Je m’abstiens d’en parler trop souvent; quoi que ça puisse être, je ne veux pas m’en associer.»

Sa prochaine question est compliqué et m’amène à mon tour dans cet état pensif. «C’est bien là mon problème; je n’ai eu vent de rien à ce sujet. Il semble que je sois le seul à ressentir cette présence, ou à me rendre compte que quelque chose passe dans nos rues. Les ninja sensoriels, tu le sais, peuvent voir des résidus, des traces de chakra lorsqu’il est utilisé. Des fois je me réveille avec une mauvaise impression; généralement j’arrive à me rendormir ou à faire quelque chose en attendant que ça passe, mais de plus en plus souvent je me sens comme obligé de sortir de chez moi… comme un sentiment d’urgence. Les ruelles, les tournants… à chaque fois, j’ai cette impression que quelque chose se cache. Mais personne d’autre ne remarque ou ressent la même chose.»

Le ton se fait plus nerveux, sans pour autant céder à la panique. «C’est à cause de ça que je m’inquiète; j’ai cette impression qu’un yokai peut déjà se cacher parmi les humains, et cette attaque en forêt n’a fait que renforcer cette idée.» Je ne peux pas laisser mon village ouvert de cette façon. Jujou a su m’accueillir quand la mort venait pour moi, et je défendrai cet endroit comme je le peux. Mes mains, finalement posées sur la bordure, sont tendues et s’agrippent sèchement.

Ce sont des inquiétudes légitimes.

On a passé nos pièges, nos (maigres, certes) systèmes d’alarme et aussi ma propre surveillance. Si Mû n’était pas déjà réveillé, on aurait pu se retrouver avec de graves problèmes. Tout me crie que la situation aurait dû nous échapper, et par dessus tout il y a eu ce feu de forêt, comme si on voulait brûler toute une tribu. Bizarrement, depuis, plus aucun rapport du même genre que celui qui a servi à nous mobiliser.

À croire que les personnes que l’on devait croiser ont été éliminées.

Mes mains finissent par décrisper. Je laisse aller. «Je ne sais pas si on m’a fait quelque chose, mais je ne me sens pas différent de d’habitude.» Elle n’insinue rien, mais me donne de quoi réfléchir. Une main posée sur ma tête, l’espace d’un instant.

Je sais que je ne suis pas fou, mais je n’ai jamais considéré l’idée que quelque chose ait pu m’arriver qui soit si subtil que je ne puisse m’en rendre compte. «Ça ne m’est jamais venu à l’esprit. Ce que je ressens en marchant dans les rues de Jujou la nuit vient d’avant notre mission. Je cherche trop à trouver ce qui se passe ailleurs, je pense plutôt que je me fais des idées et que ça fausse mon jugement.»

En gros, Ruka me dit qu’il serait temps pour moi de réévaluer la machine, repartir avec une tête froide. «Je devrais; c’est un très bon conseil.» Je lui rends son sourire; on ne me dit pas souvent de prendre soin de moi, tout est toujours urgent. Il faut que je prenne un peu plus de temps pour moi et que j’éclaircisse un peu mon esprit.

«Je vais mettre tout ça de côté pour l’instant et attendre que Kokusen soit de retour. C’est mieux de commencer par voir avec lui plutôt que de chercher sans savoir où regarder.»

Elle est beaucoup plus sage qu’il n’y paraît, je ne regrette pas de lui avoir demandée de faire la garde avec moi. Tant il y avait des choses que je devais absolument savoir, tant je me suis finalement rendu compte que j’ai perdu la trace de ce qui comptait vraiment.

Je ne peux pas aider mon village si je ne suis pas là. Si je ne vais pas, je ne peux pas servir.

Un moment en silence, je lui demande quand même si de son côté, tout va bien. «Et depuis qu’on est rentrés, les choses se passent comment? C’est tranquille?» Je lui avoue aussi que depuis, je ne suis pas encore reparti sur une grosse mission, je suis plutôt resté au village ces derniers temps.

Certains peuvent plus facilement faire face à ce genre d’épreuves que d’autres, et il semble que Ruka en a été plus facilement capable que moi. J’en viens à supposer que c’est par habitude, ou parce que c’est ce qui lui sert d’exutoire.

J’écoute, je suis plus ou moins sur la bonne voie. Je viens m’installer à côté d’elle en posant mes avant-bras contre le bord pour m’accoter. Entendre cette vérité ferait presque mal; on me rappelle que toutes les âmes qui composent le corps armé de la Cîme ne sont pas toutes pareilles, et que certains ne se sentent pas tout le temps à leur place en ces murs.

«Je comprends; c’est ce qui explique tes aptitudes quand on était en forêt!» Les shinobi doivent apprendre comment se débrouiller en milieux potentiellement hostiles, mais Ruka a semblé plus à l’aise dans cette situation que de raison.

C’est plus naturel pour elle, et je le comprends.

Une partie de moi ressent quand même un peu de peine à s’imaginer que quelqu’un de si près, mais pourtant si loin, puisse vivre ainsi sans craindre la solitude. «Pourtant j’ai trouvé que tu as bien géré la situation à l’extérieur, je ne vois pas en quoi tu ne mérites pas ta position en tant qu’agent extérieur.» Au contraire, je pense qu’on a besoin de plus d’éléments qui connaissent leurs limites et savent reconnaître les avantages de leur propre état. Je n’ai pas eu vent de quelconque comportement problématique de sa part et je ne connais pas tout le monde non plus…

Deux noms qui ne me disent rien, mais dont je comprends l’importance. Je me disais bien que sa solitude est une bête qu’elle ne peut pas apprivoiser, mais avec laquelle elle tente de vivre quand même. «Ils sont importants pour toi, ça se voit… ce n’est pas une mauvaise chose hein, ça arrive d’avoir un passage à vide. Est-ce que tu as envoyé une missive au temple pour les contacter? Sinon, il y a sûrement un moyen d’aller au temple quand même; en allant à Seizan et Toge, j’ai été capable d’entrer dans les temples du Fer et de la Lune.»

Ses épaules s’élèvent et redescendent; c’est bizarre qu’on lui ait refusé l’entrée. Je pose une main sur l’une d’elles, prenant une bonne inspiration avant de souffler, presque en soupirant. «Les dieux c’est quelque chose que je n’essaie plus de comprendre, sincèrement. Je sais que Shin et Jun’ai viendront pour toi un jour, ou que tu auras le moyen de les revoir. J’ai pour avis qu’il y a du divin dans l’homme et que les miracles viennent surtout de nous. C’est pas les dieux qui nous aident à vivre, ils sont trop occupés à se taper à la gueule pour regarder ce qu’on fait… ça, c’est s’ils existent.»

Un petit poing sur l’épaule; je ris en lui disant que «dit comme ça, je suis d’accord!» Il y a une raison très simple pour expliquer qu’il y a plusieurs dieux, autre que leur histoire invraisemblable; il nous en faut plusieurs. Un seul dieu n’arriverait jamais à comprendre par lui-même à quel point c’est dur d’être humain. De la même façon que nous. «Au moins, on est pas toujours seuls à essayer de comprendre ce qui vient nous piquer! Si jamais tu veux aller au temple de la Nature, je viendrai avec toi. Je ne suis pas croyant non plus, mais j’ai quand même quelques questions à aller poser là-bas.»