Il y avait des journées où on avait envie de rien et on pouvait dire que j’étais en plein dedans. Mon vieux m’avait jeté parce qu’il m’avait surprise en train de cloper. J’avais eu droit à la bonne vieille morale sur la merde en barre que c’était, que j’étais jeune, et blabla blaba… Chose à laquelle j’avais répondu qu’en tant que manipulatrice de katon et élue de Kagutsuchi, c’était pas si déconnait d’avoir constamment du feu avec moi et que c’était ma façon de saluer le dieu du feu. Sur le moment, il s’était certainement pas attendu à une telle réponse, je l’avais un peu scié avant que la colère ne le piqua au point d’avoir sa grosse veine qui palpitait sur le front. Il s’était mis à gueuler comme un goret en me traitant d’impertinente et de sale gosse. Hey, j’étais pas sa fille pour rien, hein ? Mais du haut de mes dix-sept où j’imaginais que j’avais toute la vie devant moi, tout en ayant cet étrange recul de penser que tout pouvait aussi vite s’arrêter, je m’étais toujours dit qu’il fallait que je vive sans regret. J’étais une jeune samuraï pleine de paradoxe… et clairement déjà une grande gueule à l’esprit libre.

En attendant, j’avais fui l’embrouille avec mon vieux, outrageusement une nouvelle cigarette dans le bec, d’autant plus que c’était un jour de permission et je n’avais aucune classe à faire. Et on allait pas se mentir, je n’avais même pas envie de m’entraîner, ni mettre mon nez dans la forge ou la boutique. Si c’était pour croiser la tronche énervée de mon père, c’était pas la peine. Au lieu de ça, je choisis la tranquillité d’une balade dans le village, saluant les grand-mères que je connaissais d’un vague sourire, faisant un clin d’œil aux papys gâteux parce qu’il fallait bien leur donner du rêve avant la fin. Mon katana cliquetait contre ma ceinture au rythme de ma démarche nonchalante. Mon regard, lui, se perdait sur les montagnes. Leurs sommets étaient recouverts de glace, soulignant un contraste avec le gris de sa rocaille et des pins sauvages qui poussaient de-ci de-là. Je ne saurais dire pourquoi, mais j’aimais cette vision et la sérénité qui s’en dégageait. Je me surprenais même à m’inventer ce qui pouvait nous attendre au-delà, irraisonnablement, alors que je savais pertinemment ce qui existait après cette frontière. C’était une époque où je m’autorisais juste le droit de rêver.

Afin de mieux m’adonner à mes flâneries et éviter de croiser des cons que je n’avais pas envie de voir, je pris la voie des airs en passant par les toits. L’avantage d’avoir appris à maîtriser des petites bricoles shinobis, c’était que ça facilitait pas mal de chose. Qu’importait ce que pensait la vieille classe des samuraïs. Il fallait aussi savoir vivre avec son temps et évoluer pour gagner en efficacité. Fallait pas oublier que notre devoir était avant tout de protéger les autres, les innocents, les faibles et ceux qui en réclamaient le besoin. Dépasser notre petit égo et nos différends avec les shinobis étaient un mal nécessaire. Et puis, employer leur méthode ne signifiait pas s’oublier.

Mais à l’instant où je commençais à tracer sur mon chemin de tuiles, un énorme bruit d’explosion retentit un peu plus haut de ma position. Une attaque ? Un attentat ? Peu probable à la vue du quartier dont s’échappaient des fumées noires. Rapidement, une colonne de soldats débarqua et je pus même les suivre du regard alors que de mon côté, je m’approchais par pure curiosité. Et à mon plus grand étonnement, je n’étais visiblement pas la seule. Un gamin était aussi perché, les jambes dans le vide et les yeux en contrebas. Je me plaçais alors derrière lui, restant debout et fit comme lui en observant la foule s’amasser autour du cadavre d’un homme.

" Et bah… Celui qui lui en voulait ne désirait pas le rater."

Mes yeux améthyste balayèrent rapidement la scène, apercevant les voisins encore choqués. Je me contentais d’écraser ma cigarette pour ne pas fumer à côté du petit. À l’époque, je n’étais pas accro au tabac, pas encore du moins.

" T’as vu quelque chose, toi ? "

Je lui fis un petit signe du menton en désignant le tintamarre, avant de me décider à poser mes fesses à côté de lui, les jambes aussi dans le vide.

" Ha, j’ai oublié de me présenter. Je m’appelle Honoka, et toi petit ? "

Je lui tendis subitement la main, signe de politesse et de respect, quand bien même, il ne devait pas avoir plus de dix ans. Je traitais tout le monde de la même manière, à quelques exceptions près. Pour sûr, je ferais un peu plus d’effort si je devais croiser l’Empereur – chose qui n’arriverait jamais de toute façon.

Petit con. Voilà les premiers mots qui me traversèrent l'esprit lorsque le garnement me parla sèchement, tout en me mettant un grand vent au passage. Ma main s'était tendue dans le vide, moi qui faisait des efforts de politesse. Et vous saviez quoi ? J'avais eu une terrible envie de lui mettre un coup de pied au derrière et le faire tomber. Heureusement pour moi que mon père m'avait assez bien élevé et que le Bushido auquel je m'accrochais encore me permettre de lutter contre des envies de comportements immoraux.

" Eh ba putain… les mioches d'aujourd'hui... ça t'écorcherait de me regarder quand tu me réponds ? "

J'avais déjà un langage bien fleuri à l'époque. Je ne faisais pas d'efforts devant ceux qui n'en faisaient aucun. Il était hors de questions que je m'emmerdasse avec des paroles bien mielleuses pour rien, surtout que pour une fois, je m'étais montrée raisonnablement correctes.

Mon regard devint un peu blasé et se posa sur la tête brune que je contemplais par le dessus puisque je me tenais toujours derrière lui. Je ne me fis pas prier pour le mettre face à ces contradictions.

" Je pourrais aussi te renvoyer la même question puisque visiblement tu ne veux pas répondre aux miennes.  Qui t'as permis de monter ici ? Et si j'étais de la police, tu verrais un insigne sur mon bras, petit malin. "

Je préférais m'abstenir dans l'immédiat et ne pas lui divulguer que j'étais une samuraï. De toute façon, je ne le cachais pas non plus, mais ce n'était pas comme si c'était important sur le moment. En tout cas, il finit tout de même par enfin lever la tête et me montrer sa bouille de bambin à peine pubère.

" Je te ferais remarquer que je me suis présentée, donc techniquement, je ne te suis plus une inconnue. Et si j'étais une criminelle, je serais pas assez débile pour montrer mon visage à un gamin sur les toits. Généralement, ce genre de taré préfère se mélanger à la foule et faire semblant d'être horrifié et compatissant... ou bien il s'est déjà barré. "

Je ne faisais que faire parler ma maigre expérience de l'époque et surtout mes connaissances sur le profil de certains dégénérés. Si le malheureux qui venait de se faire sauter avait des ennemis connus, le coupable était sans doute déjà parti. S'il s'agissait d'une histoire plus obscure, son assassin aurait certainement la vanité de venir jeter un œil pour s'assurer qu'il était bien mort.

" T'as la langue bien pendue pour un gamin. Tu sors d'où ? T'as fugué ? Tu me diras, c'est pas tellement mes affaires... "

Mon regard se porta en contrebas une nouvelle fois, observant les gens qui s'amassaient avec que des soldats tentaient de repousser la foule pendant que d'autres s'occupaient déjà de l'enquête. Elle ne les reconnaissait pas, ce n'était pas des samuraïs. Peut-être des shinobis ?

" De toute façon, si tu ne veux pas me répondre, ne répond pas. Je suis juste là par curiosité. "

Je ne pouvais m'empêcher de me demander ce que ce gars avait bien pu faire pour métier ce sort, probablement rien ou du moins, rien qui ne méritait qu'il se fit littéralement sauter de cette manière. En tant que samuraï, on nous apprenait à avoir du respect pour ceux qui nous faisaient face, aussi pourris qu'ils pouvaient être. C'était notre attitude à nous qui faisait notre valeur et notre grandeur d'âme. C'était à nous d'être capable de nous regarder en face en respectant le code. On n'agissait pas par vengeance, mais par justice... bien que je savais déjà que la notion de justice pouvait être aussi fragile que différente en fonction de ceux qui la donnaient.

" Hein ? "

Alors celle-là, on me l'avait jamais faite. Gober des mouches ? Je ne pus m'empêcher de regarder le gamin en sourcillant. Qu'est-ce que c'était cette expression ? J'avais l'impression d'entendre mon vieux causer. Il était sérieux, là ?

" Si c'est ta façon subtile de me dire que je t'emmerde, évite d'utiliser des expressions de vieillard. Tu passeras moins pour un con. "

Soupirant comme si finalement la situation me fatiguait, je secouais la tête de dépit. Sans déconner, le respect, plus personne ne semblait l'apprendre. Cela faisait un peu flipper pour le futur... mais vue ce que j'allais faire de mon futur, j'étais peut-être pas celle qui méritait de lui faire la leçon. J'étais à deux doigts de plus ouvrir la bouche, puisque visiblement cela emmerdait le petit monsieur, mais voilà qu'il se décida d'engager la conversation, ou plutôt à enfin se présenter. Il était un petit nom. Juste un petit nom. Mieux que rien.

Mais honnêtement, à la vue de ses remarques précédentes, j'avouais que j'avais plus vraiment envie de taper la discussion, parce que oui, moi aussi je pouvais jouer les gamines vexées. Est-ce que je brillerai par ma maturité ? Non.

" Ouais, bah, tu diras à ton maître de revoir son sens de l'éducation, Ryuuza, parce qu'en matière de politesse et de manière, tu repasseras. "

Il me regardait dans les yeux et j'en faisais de même. On aurait pu croire qu'on se livrait à une bataille de regard, mais pas du tout. Je ne pus m'empêcher de soupirer de nouveau, avant de me décider de m'assoir à côté du mioche. À mon tour, je balançais mes pieds dans le vide et je me rendais compte que Ryuuza était plutôt... grand. Son maître était naze en éducation, mais par contre, il savait comment nourrir au grain ses petits.

" En tout cas, je sais pas si ça peut te rassurer ou pas, mais on a un point commun puisque je connais pas mes vrais vieux. Pour ce que ça vaut, ça n'a pas l'air de nous avoir empêché de nous en sortir. "

En tout cas, mieux que celui qui gisait en contrebas. Mon regard parme se tourna un instant vers la foule, avant de me tourner à nouveau vers l'adolescent. Impressionnant de constater toute la colère que ce corps maigrichon pouvait renfermer.

" Mmmm... c'est sûr. C'est assez pathétique et désespéré comme méthode. Sans doute que le type ou la femme qui a fait ça n'avait pas le courage de le regarder en face, ou bien il voulait pas se faire attraper, ou bien n'avait pas la force nécessaire de l'affronter. En vrai, il y a mille raisons possibles d'agir comme un con.  "

Je me tournais vers le petit, tenant ma clope dans la main pour éviter de l'emmerder avec ça, et je tâchais de lui sourire un peu.

" En tout cas, on peut pas dire que ce bordel est très discret. En plus d'être lâche, on a affaire à un amateur. Quitte à faire péter des trucs, je préfère les feux d'artifices. Mais à propos... "

Je lui fis un petit signe du menton.

" ... Pourquoi t'es là du coup ? Mater un truc qui te met en colère, c'est pas très sain. À ton âge, y a des trucs plus marrants à faire. "

Genre faire tourner en bourrique ton vieux, faire chier les voisins, soulever la jupette des filles pour qu'elles râlassent... Bref, des trucs débiles d'adolescent quoi.

Il était rare pour moi de prendre le temps avec les gosses. C'était pas tout à fait une situation qui me mettait à l'aise, et c'était pas une question d'âge. Je m'étais toujours dit que j'en voulais pas parce que ça ne pouvait être synonyme que d'emmerdes. Mon vieux me disait que c'était uniquement parce que j'étais moi-même une gamine, alors forcément, il ne m'était pas possible de penser à ce genre de chose. Le plus drôle ? C'était les discours qu'il me sortait après ça, genre que le jour où je rencontrerais la bonne personne, je changerais d'avis, et blablabla, blablabla et encore blablabla. Comment un vieux réactionnaire moustachu comme lui pouvait tenir des propos aussi mielleux bordel ?

Tandis que mes yeux se perdaient un peu sur la foule en contrebas, le grand bambin commença à me questionner sur mon daron. Je pris une petite bouffée de cigarette, avant de lui répondre honnêtement.

" Mmmm... j'ai été adopté par un couple de Seizan. Ma mère adoptive est morte il y a plusieurs années, mon vieux, lui, est toujours là et bosse comme forgeron. Quant à ma famille d'origine, je n'ai pas la moindre foutue idée de qui ils étaient et je m'en tamponne un peu. "

Ce fut à cet instant que je me tournais vers lui, en dressant deux doigts que j'allais baisser au fur et à mesure des propos.

" On m'a trouvé bébé, en train de chialer, dans une caravane qui s'est fait attaquer dans la région de Sakyuu. J'étais visiblement la seule survivante du convoi, du coup.... Première possibilité, mes vrais parents faisaient partis des victimes, auquel cas, impossible de savoir d'où je viens. Deuxième possibilité, ils n'en faisaient pas partis, mais visiblement ils ont pas tellement cherché à me retrouver. Est-ce que ça vaut vraiment le coup de me casser les noix pour eux ? Non. "

Ma vision du monde était assez simple et j'étais pas le genre de femme à vouloir courir après des fantômes. Bien entendu, si on me demandait si ça me titillait pas de savoir, je mentirais en disant que non. Cependant, j'étais assez lucide pour comprendre que je ne trouverais pas des réponses dans une histoire qui datait de plus de dix-sept ans.

En attendant, le gamin me fit rire dès qu'il me précisa que le poseur de bombe manquait de roubignoles. Il avait à peine passé la puberté qu'il jurait plus que moi.

" Haha ! Un manque de couille, ouais, on peut dire ça. Si tu veux parler bien, dis plutôt qu'il manque d'honneur, ça passera mieux en société. Mais, tu verras au cours de ta vie qu'il y a des types qui n'en ont aucun et ce sont souvent des gros bâtards qui crachent pas sur les méthodes. Les pires, ce sont ceux qui sont intelligents. Eux, ils te la foutront à l'envers. "

Le drame des types sans principe. Ils n'étaient pas forcément des lâches, ils suivaient simplement pas les mêmes codes. Un même jeu, pas les mêmes règles. Mais alors que j'écoutais le garnement, je me mis à sourire. Il l'aimait son maître à parler de lui à tout bout de champs. Mais fallait dire que si c'était son unique représentation paternelle, ça faisait sens. Lorsque je me tournais vers lui, je me permis d'afficher une esquisse aussi simple que rare de ma part.

"Il en dit des choses, ton maître. Mais t'as pas tort, rien n'est jamais blanc ou noir, et on apprend beaucoup en observant le monde autour de soi. Regarde. "

Je m'approchais du petit, me penchant un peu vers lui pour le pousser à regarder là où je pointais du doigt des gens de la foule en contrebas.

" Tu vois la vieille en tunique verte ? Celle près de la scène ? Elle fronce des sourcils depuis qu'elle est arrivée parce qu'elle est agacée. Elle n'en a rien à foutre du gars mort parce qu'elle tient le magasin à côté. Ce bordel fout en l'air son commerce. On sait déjà qu'elle est pas dans la combine. De l'autre côté, il y a un couple plutôt mal assorti ? Tu vois le jeune chauve et sa donzelle ? Il la tient par l'épaule. Lui, il a un air choqué, mais regarde sa femme. Elle chouine et elle a les yeux qui regardent constamment notre mort, tout en faisant attention. À mon avis, elle se tapait ce type. Mais vu la gueule du mari, c'est pas lui non plus le suspect. Il afficherait un air beaucoup plus satisfait si c'était lui le responsable. "

Je reculais alors un peu, reprenant une mise blasée et une bouffée de ma clope.

" Bien évidemment, l'observation ne sert pas de preuve, mais ça peut donner des pistes pour éviter de perdre son temps. D'ailleurs, je me demande qui va bosser dessus..."

J'affichais une petite moue alors que mon regard cherchait le shinobi ou le samuraï qui allait gérer l'enquête, par pure curiosité. Il fallait dire que c'était rare les embrouilles de cette nature au sein du village.