«C’est possible, même si les deux climats ne doivent pas bien s’entendre...» J’ai déjà vu la neige tomber à la fin du printemps, je ne serais pas surpris qu’il puisse y en avoir près d’un désert. Ce qui m’intrigue, par contre, c’est comment la glace fait pour ne pas fondre complètement en à peine quelques heures.

Le jardin est là, on peut poser les yeux dessus et se rendre rapidement compte qu’il n’est pas à son meilleur, la saison ne l’aidant pas. Pourtant, il s’agit d’un miracle qu’on puisse le retrouver. «Souvent, ce qui fait la différence entre un poison et un médicament, c’est comment on s’en sert. C’est tout aussi important que le dosage. Et l’esprit de la montagne, c’est… une image, disons. C’est une façon détournée de parler de patriotisme; malheureusement, ça nous a coûté cher.»

Le ton est froid, peu fixe, peut-être un peu découragé. Tant de ferveur n’a pas su sauver ma maison, et jouer dans la balance quand les autres planifiaient notre sort. Ce sentiment n’a pas duré longtemps.

Sitôt que Naoko ait accepté ma proposition, le sourire est revenu. Rien ne me fait plus plaisir que partager mes souvenirs; je peux montrer un endroit tel que je me le rappelle, ça me donne une chance de rendre justice à la beauté de mon passé.

Le noir s’étire, se réalise complètement.

Jusqu’à ce qu’il finisse par s’effondrer. D’abord, la musique.

Les sons font écho dans le fond du jardin. Puis, le parfum des fleurs danse dans l’air; des centaines d’espèces se révèlent et laissent aller leur personnalité. Le noir finit par s’en aller; les fins rayons du soleil viennent réchauffer tendrement la peau de son visage, un vent frais se lève. On entend aussi le petit ruisseau, qui se cache derrière quelques plantations de lycoris.

Les couleurs se mettent à chanter, les fleurs floues se laissent timidement observer. Elle peut voir ce que je veux lui montrer. Autant je veux lui accorder chaque détail, le forme de chaque pétale, le grand jardin semble peint, quelque peu abstrait.

La beauté d’un souvenir, c’est qu’il ne peut jamais être parfaitement exact. «C’est ça, le grand jardin; on ne sait pas où il s’arrête, combien de plantes et de fleurs on peut y trouver, mais… Au moins on peut se trouver.»

Ça, c’est la vision qui me motive en tant que Shinobi. Ce sentiment de plénitude m’est si cher, ce jardin m’a vu grandir.«Qu’est-ce que tu en penses?»

Tout cela porte mon nom, fait partie de moi et aide mon coeur à battre au même rythme depuis ces vingt dernières années. Ce jardin à lui seul est le plus parfait microcosme; chaque fleur grandit à sa façon, trouve ses propres racines au milieu de centaines d’autres, se forge une place de choix.

Certaines sont plus agressives, ont besoin de plus. D’autres se contentent de peu pour s’ouvrir. Certaines vivent en bordure de l’eau, d’autre au milieu des rochers…

Plus mes yeux se posent, plus le flou s’évapore et laisse place à des images claires, des textures et des couleurs plus réelles. «Tu m’excuseras, mes souvenirs prennent un peu de temps à revenir...»

Alors qu’elle plonge dans ce magnifique souvenir, qu’elle laisse monter la vague de ses émotions, je prends le temps de m’installer près de la grande stèle, pour respirer l’air pur et fragrant. La rosée caresse mes mains qui se posent dans l’herbe, la fraiche fait contraste au grand soleil.

Dire qu’une si belle réalité a été rasée, brûlée en entier par peur et par jalousie.

Autant les moins nantis et les miséreux ont raison d’être en colère, autant la nature ne mérite pas d’être à la fois le théâtre et la victime de leur haine. «J’ai longtemps cherché à comprendre pourquoi on a brûlé le grand jardin. Qu’on se venge de ma famille, même si c’est injuste et injustifié, je comprends. Mais pourquoi faire si mal au monde? Juste par colère?»

Ce jardin n’a fait de mal à personne, et j’ai été content de voir à mon arrivée que la nature a réclamé son dû, qu’il revient tranquillement. «Même moi, je ne peux pas imaginer à quel point cet endroit était joli. La nature donnait à ma famille tout ce qu’il fallait pour se rendre utile, offrant généreusement thés et médicaments à la population.» La nature donne à tout le monde, offre à chacun sa part de bonheur. «De tout ce que j’ai vécu, c’est ce qui m’attriste le plus. Par envie de vengeance, on m’a enlevé ma maison, et on pensait correcte d’enlever à la population un tel patrimoine, une ressource si infinie et si belle...» Un soupir. Un début de larme. Le nez qui se met à bloquer et à siffler. Un deuil que je n’ai pas su faire quand je suis revenu, qui vient me frapper sur le coin de la gueule par cent fois.

La colère ne peut toujours être contenue, la rage sait à chaque fois se montrer. J’entends la haine et le dédain se faire cracher sans vergogne, comme un venin épais qui refuse d’arrêter de couler. Le mal existe, et parfois on n’en peut plus.

En ce sens, les démons se révèlent parfois moins malicieux que les hommes. Mon calme revient, le sien continue de fuir. Sa vision se noircit ses propos graves se laissent porter sur fort charisme, le genre qu’on attend d’un dirigeant. «…»

Je me suis retourné pour la regarder, avec grande attention. Une fleur née du mal, pleine d’épines, prête à trancher au travers de tous les ennemis qui oseraient entacher ce monde duquel on l’a privé. Une femme qui, malgré toute cette agitation, cherche ultimement le repos.

Les fleurs sous la giclée rougissent et s’en voient nourries. Quelques paroles vagues viennent la chercher : «… Je ne chercherai jamais le chemin de la vangeance. Sache simplement que le jour où le tien te mènera à moi, je te supporterai.»

Autant je crois ces idées mauvaises, dangereuses, autant je ne souhaite pas l’empêcher d’accomplir la destinée que Naoko voit pour elle même. Lui faisant signe de s’asseoir avec moi, je lui dis aussi que «le jour où on te craindra, je serai là. Si un jour le monde en vient à t’haïr, j’aurai une place pour toi. Et si, à n’importe quel moment, il te faudra une maison et un nom, je te partagerai les miens.»

Je ne peux pas emprunter le même sentier que Naoko, ce n’est pas le mien. Tout ce que je peux faire, c’est lui promettre que dans ce monde cruel, noir et criblé par le méchant, j’aurai un hâvre de paix avec son nom écrit dessus.

Sans colère, elle me refuse; je comprends l’importance de mes propos pour les guerriers du désert. Rien ne fait plus mal qu’un but mis à court, qu’un souhait qui s’éteint et que la mort qui finit de nous chasser. Il n’existe pas pire pour elle que le regret, et Naoko ne veut pas que je porte une telle chose.

Une part de moi était fortement tentée de porter ma main à mon coeur malgré tout, que le message passe bien, mais je choisis pour l’instant de m’abstenir. D’en bas, je l’observe; il y a bien longtemps qu’on m’a conté une histoire comme ça.

En faisant non de la tête, je ne dis rien. «...»

J’écoute attentivement, Dohai se montrant particulièrement tenace. Sa seule faiblesse reste celle de l’humain; la paix facile. Autant cette histoire peut fracasser mes convictions, autant les morceaux servent à alimenter le feu de celles qui suivront.

Je prends une bonne respiration. C’est une histoire lourde à digérer.

Je finis pourtant par me relever, avec une certaine lassitude; l’engourdissement, sans nul doute. Rajustant les pans de mon kimono – nous sommes dans un rêve, ça ne change rien, mais l’habitude me suivra sans doute toujours –, je laisse à nouveau quelques mots aller à sa rencontre. «...Je ne t’éteindrai pas.» Elle avait mal compris ce que je voulais lui dire.

Je n’ai pas promis la paix et la facilité. J’ai promis de quoi la remettre sur pied, le jour où elle se rendra compte que seule, elle ne peut pas être Dohai. La faiblesse de l’humanité est aussi sa plus grande force; animé par le regret, dévoué à se rattraper, on cherche ultimement à effacer nos erreurs inavouables.

Je lève une main, qu’elle regarde bien. Les regards d’or se croisent et ne se manquent pas. Ils ne se mentent pas.

«Je ne vais pas me tourner les pouces en laissant l’avenir venir à moi. Ceux qui fuient la mort étaient inertes dans la vie, comme on dit. Je n’ai pas peur, j’ai confiance que tu atteindras ton but. Simplement, si tu viens à tituber, je t’assure que je serai là pour avancer avec toi. Je ne peux pas tout faire, mais je ferai tout ce que peux pour que tu traverses le feu et que tu en ressortes indemne.»

Une main se pose sur ma poitrine. Je partagerai les flammes jusqu’à ce que tes objectifs soient accomplis. Quand elles n’auront aucune raison de continuer à danser, quand tu auras l’éternité pour contempler la beauté du monde, on sautera ensemble de la falaise dans le lac pour nager et éteindre le feu.

Les mots provoquent des guerres, strient des parchemins, restent sur la peau et s’allient tous ensemble. Que Naoko n’en trouve plus à aligner est tout autre chose; le silence est un mot, lui aussi. Les yeux se ferment, le vent chaud se lève, le moment dure aussi longtemps qu’il le faudra.

Cette fois, j’ai été compris.

Je n’attends pas de réponse de sa part; les mots tardent parfois à venir, ou choisissent de n’être pas nécessaires. Me dire que je l’ai rencontrée il y a peu de temps et que déjà je suis prêt à l’aider m’est entièrement suffisant. C’est quelqu’un que je comprends, malgré ce tempérament plus bouillant.

Si je l’avais rencontrée, quand j’étais petit, je suis certain que j’aurais été son ami. Les incompris se comprennent. «…» Autant elle n’oserait l’admettre, autant je peux voir la paix sur son visage alors qu’elle contemple l’horizon de mon jardin. Son visage ne se lit pas, restant sans mots, mais il s’entend.

Rien ne crie à la colère ou au jugement. Rien ne pleure.

Ses traits sont détendus, comme lorsqu’on dort. Finalement, une minute de repos.

Une autre grande bouffée d’air avant de rentrer. Elle me demande de retourner dans le monde matériel; il ne me faudra que peu de temps pour arriver à nous ramener au froid des montagnes, cachés dans le bois.

L’endroit se reconnaît maintenant fort bien, même s’il porte les marques de fouet que le vent a choisi pour lui, ainsi que les vêtements laiteux tricotés par la neige. Le temps ne semble pourtant pas avoir passé entre notre départ et maintenant. Comme s’il franchissait la distance entre partout et nulle part.

«…»

Je me mets à sourire un peu bêtement; c’est à mon tour de ne savoir que dire.

Je lui aurais dit merci, mais je n’en vois pas le but. J’aurais pu lui demander si son expérience lui a plu, mais ça ruinerait le moment. La vérité ne se cache pas; même moi, je ne sais plus quoi dire. La gêne me monte aux joues, je n’ai pas l’habitude. «…»

Éventuellement, la vie reprendra, de la même façon que le printemps rendra aux fleurs leur éclat.