«...Vous aviez besoin d’un peu d’air, vous aussi?»

Une femme pensive observait le village du fer avec une certaine lassitude. Une femme d’ailleurs, un peu comme moi. Malgré cet air peu avenant, j’arrive à discerner sur son visage une quelconque trace de bonne humeur.

Je ne voulais pas la déranger; je venais m’asseoir sur ce banc quand j’étais petit, et j’y suis finalement revenu avant de repartir d’ici pour Toge. J’ai vu beaucoup de choses, il ne me reste qu’à prendre une minute pour regarder Seizan dans les yeux. «Je ne vous dérangerai pas longtemps, je venais souvent regarder le village ici quand j’étais petit et je veux prendre un rapide bain de nostalgie.» Je venais ici quand mon père me posait trop de problèmes. Je venais ici quand l’entraînement ne se passait pas comme prévu. J’ai passé beaucoup de temps ici, donc.

Je finis par m’asseoir à côté de la dame – une Jonin du Sable, selon ce que je vois accroché à son poignet – et retirer mes okobo. Des sandales peu pratiques, mais plutôt amusantes à porter. Posant mes mains sur mes genoux, j’observe au loin le temple du fer. Un regard sur les rues marchandes et centrales, puis un peitt coup d’oeil vers l’une des entrées des forges. Un visage me revient, et le symbole qu’elle porte à son poignet aussi. Distraitement, je glisse à nouveau quelques mots.

«… J’ai croisé un garçon avec ce symbole l’autre jour, quand je suis allé aux forges. Il portait des habits de moine mais n’agissait clairement pas comme l’un d’eux. Est-ce qu’il est avec vous?» Puis, je replonge dans ma contemplation, posant mes coudes sur mes genoux pour accoter mon menton dans mes mains.

Je comprends parfaitement; j’ai moi-même éprouvé ce sentiment d’austérité quand je suis arrivé. Pour quelqu’un qui n’a pas l’habitude des hauteurs, du froid et des grands vents, ça doit être déplaisant au possible. «… C’est fou à quel point un endroit peut être aussi chargé en émotions.» Des émotions qui ressortent aussi lorsque je parle de ma rencontre avec le jeune garçon.

Je tape des mains en me redressant, pris d’une vigueur soudaine. «Oui, c’est ça! Il est un peu… vous voyez… enfin… comment je dis ça..?» Comment dire perverti sans sembler méprisant? «Son esprit est concentré sur certaines choses, disons ça comme ça. Mais il n’était pas méchant.» Un rire à moitié retenu, quelque peu gêné. Elle semblait incertaine, hésitante à en dire plus.

Après coup, je comprends pourquoi. «Je vois. Je comprends que vous ayez besoin d’un moment; je suis plus ou moins au courant de ce qui s’est passé, c’est… lourd. N’en parlons pas plus.» Je ne saurais en dire plus, de toute façon. Les nouvelles circulent un peu, mais je ne peux pas me dire bien informé.

La jeune femme vient à vouloir poser une question. «Oui?»

Une question compliquée, mais à laquelle je compte répondre le plus honnêtement possible.

«J’ai vécu ici quand j’étais petit, oui, mais… Ma famille n’était pas la plus aimée, et on a brûlé ma maison. Ma mère venait des grandes forêts, autour de Jujou; on s’est installé là-bas, ça doit faire vingt ans… Je suis revenu pour revoir la culture de mon enfance, voir si elle était aussi pénible et si les temps étaient aussi froids.»

Je prends un moment avant de continuer, réorganisant mes idées comme il le faut.

«Au final, la culture est moins rigide que je le pensais, surtout comparé à ce que j’ai vécu. Les temps, par contre… j’avoue, je ne sais pas. Je te dirais, sans parler pour eux, que les temps ne sont pas toujours aussi froids, que l’altitude et la séparation avec le reste du monde fait un bon climat de tranquillité. Je n’ai jamais été dans les contrées désertiques; c’est comment, là-bas? La végétation, il ne doit pas y en avoir beaucoup?»

Aucune idée de ce que j’ai dit, mais je semble avoir touché une corde sensible; je vois défiler tous les premiers signes de la colère, et en voyant sa mine, je comprends que ce n’est pas une colère tranquille. Elle m’explique que le désert est ce qu’il est, qu’on y retrouve peu de choses, mais qu’on s’y trouve une certaine liberté.

C’est à ce moment-là qu’elle tourne la tête vers moi, et que je vois la la gravité de ses émotions. Si la solitude sous une étendue de ciel sans nues et le soleil brûlant peut amener quelqu’un à ce genre d’état… je ne sais plus si j’ai autant envie d’y aller que quand Honoka m’en avait parlé.

Un léger sursaut, un visage plus que surpris.

Où est passé l’autre?

À entendre les mots sang et mort, mon visage se tord et mes yeux se ferment. Aucune idée de ce qu’il vient de se passer, mais je n’aime plus cette discussion. Par politesse plus qu’autre chose, je la laisse finir, me sentant fortement visé sans trop savoir pourquoi. «… Est-ce que j’ai dit quelque chose de mal?» Commençons par ça; généralement, la perspective d’avoir explosé devant une banalité, une parole qui est mal passée, suffit à calmer les ardeurs. C’est une façon polie de dire "qu’est-ce qui te prend".

Certains mots rejoignent ceux de Chinone, et me forcent malgré cette réaction surprise à réagir. À répondre, et peut-être me justifier. «… Je ne sais pas, c’est le genre de vie qui me plaît pas; c’est peut-être parce que je ne me bats pas et que je n’ai jamais ôté de vie, mais… »

Pour le reste, je ne sais pas quoi répondre. Ça ne fait aucun sens pour moi, je ne vois pas ce qu’elle essaie de dire. Pourtant, c’est le gros morceau qu’elle vient de me balancer sur le coin de la gueule, celui qui me donne l’impression d’être attaqué personnellement. «J’ai l’impression que vous essayez de me menacer, mais je vois pas pourquoi..?»

Ce moment où tu as l’impression que trop bien communiquer est un défaut. J’ai l’air surpris, au point où je dois activement retenir ma mâchoire; impossible qu’elle soit sérieuse. D’habitude, je dis merci quand on me fait un compliment, mais cette fois oublions ça. «Oh, c’était rapide. Tu te permets vraiment de penser et de dire ce genre de chose à quelqu’un que tu n’as jamais vu de ta vie?»

Je lève une main entre moi et la chose, tournant la tête de l’autre côté. «Ma famille a défendu cet endroit pendant des dizaines, des centaines d’années. Tu devais sans doute le savoir, et moi je suis certainement au courant de rien. Il y a une raison pour laquelle je ne suis pas devenu samourai comme ceux qui étaient là avant moi, mais ça aussi, ça doit être une évidence pour toi.»

Je n’ai pas le temps pour quelqu’un avec ce genre de comportement, et je ne suis pas venu ici pour passer un mauvais moment. Remettant mes sandales à la va-vite, je finis par me lever. «Ça porte un bandeau de ninja, et c’est incapable d’un minimum de courtoisie. Qui l’aurait cru.» Même pas foutue de porter un air respectable plus de deux minutes.

Puis ça sourit en parlant de sang et de mort, comme si c’était un lot normal pour tout le monde; une petite mal élevée qui a rejoint l’armée pour détruire, et qui a monté les rangs en prennant les jobs les plus sales, sans doute.

Je m’éloigne; «je n’ai jamais été très privilégié, mais si tu l’insinues c’est que forcément tu connais une vérité qui m’échappe. Admets-donc que tout ce que tu as connu, c’est des cadavres dans le désert.» Je ne me retourne même pas; j’ai affaire à un monstre comme Chinone mais cette fois je ne vois pas quel bouton j’ai pesé pour réveiller la bête. L’autre différence, c’est qu’une fois que je suis parti, je n’ai plus a entendre parler d’elle et de son attitude déplaisante.

Qu’elle y retourne, tiens, dans son désert; elle trouvera sûrement quelque chose à apprendre aux cactus ou je ne sais quoi. Je doute que Seizan s’ennuie de son manque de savoir-vivre, de toutes façons.

Je m’arrête, j’écoute, j’inspire, j’expire.

D’accord. Il y a de quoi faire avec ça, finalement. Il ne suffit que de pincer plus fort qu’elle pour faire sortir l’humain. «...Bien.» Je prends un moment avant de me retourner, pesant ma décision; est-ce que ça vaut la peine pour moi de répondre à ça? Est-ce qu’il serait mieux pour moi de rentrer, de ruminer cette rencontre dans mon coin toute la journée?

«Écoute. Qu’on me pose des questions, pourquoi pas. Qu’on me dise que "comme mes semblables, je ne sais pas grand-chose", c’est se montrer pompeux, penser qu’on en sait plus que de raison. Je ne voulais pas te reprocher quoi que ce soit, mais autant être honnête; ce n’est pas quelque chose qui se dit, surtout pas en avouant aimer mort et sang.»

Je m’approche à nouveau. «Je ne me moque pas des ninja, je comprends l’importance de leur travail. Par contre, si je te dis qu’on a brûlé ma maison à cause de suspicions non fondées, tu me répondrais quoi? Si je te dis qu’on pensait qu’un yokai vivait chez moi, qu’on pensait que ma famille était bénie par un kitsune, est-ce que c’est vraiment moral, acceptable, de brûler une maison avec de la marmaille dedans?» Le ton monte, je n’y peux rien.

Mais comme elle connaît tout, elle doit sûrement savoir quoi dire. «On était prêt à brûler une famille en entier, étouffer des enfants dans des flammes, juste parce que peut-être. Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour qu’on se permette ce genre de chose? Tu comprends mieux pourquoi je n’ose pas répondre?» D’un côté, bien sûr que c’est la faute d’un bestiau de sept ou huit ans de ne pas savoir se protéger d’un démon. C’est certain.

«J’admire tes envies suicidaires. J’exècre ton attitude virulente autant que tu détestes le statut que tu penses que j’ai.» J’ose me rassoir, j’ai vraiment envie de savoir ce qu’elle saurait répondre à ça. «Si tu es capable de me regarder dans les yeux, de me dire que tu trouves bien qu’un enfant passe au feu, j’admettrai que le mal que j’ai fait c’est d’avoir survécu. En as-tu d’autres, des questions dont tu penses avoir la réponse? Finalement, j’ai le temps.»

Elle se recroqueville, tient ses bras et se crispe.

«…» Ma hargne et ma colère redescend; je crois bien qu’elle ne s’attendait pas à ça. Ses yeux se détournent, elle ne peut plus me soutenir. Au début, je me dis, tout fier, que c’est bien fait pour elle.

La réalité me rattrape pourtant très rapidement. Au même titre, je suis aussi sonné qu’elle; la détresse psychologique de Naoko a tout de sincère, et la frustration qui m’animait n’a pas le choix que de se mettre à part.

Assis à côté d’elle, je laisse ses mots venir tels des vagues, sa voix coupante comme du verre brisé; marquée par le feu, elle finit par me montrer cette main sur sa peau. Alors que le ton monte, qu’il me faut regarder, je fais. Je détaille; j’ai instigué ce moment, j’ai voulu me montrer impertinent.

Une larme coule le long de ma joue, emportant un peu de poudre. «…Ne dis pas ça…» Sa résilience est louable, même si ses motivations se montrent pleines de rage. Je ne sais plus quoi dire, je ne sais plus où me mettre non plus.

De nouveau couverte, son regard se penche une fois de plus. Une main se pose timidement dans son dos alors qu’elle admet. C’est tout ce que je voulais, tout ce qu’il me fallait pour me rendre compte de mon propre orgueil. «Je t’ai jugé trop vite, aussi. J’ai rapidement tiré sur la corde de l’arc, tu ne méritais pas ça. Je voulais juste partager quelques beaux souvenirs que j’ai eu de cet endroit, même s’ils sont rares.» Les larmes s’accrochent encore à mes yeux, mes mots se cramponnent avec vigueur à mes lèvres mais je réusssis à continuer.

«Ça fait… une vingtaine d’années. Je ne sais pas qui a voulu faire ça à ma famille, et même si j’ai beaucoup perdu dans l’incendie, j’ai trouvé un endroit où m’en remettre. Laisse-moi t’admettre quelque chose, moi aussi...»

Essuyant le rebord de mes yeux, d’un coin de manche de mon kimono, je sors silencieusement de l’un de ses pans un objet bien spécial. Je n’ose pas le porter sur moi-même, l’exhiber, mais je veux me montrer honnête. «…Moi aussi.»

Un bandeau noir, plaqué du symbole de la cîme. «… Quand je te disais toutes ces choses, quand je t’ai dit que je respecte les shinobi et leur devoir… Voilà. J’en suis un. Seulement, je n’ai pas la force d’accepter de prendre une vie.» Pourtant, la couleur ne ment pas; je ne grade pas de manière aussi prestigieuse que Naoko, mais je dois forcément avoir bien fait mon travail pour en arriver là. «Je n’ai pas honte de ma condition de ninja, seulement… je sais qu’ils ne sont pas toujours bien vus. J’évite normalement de le porter pour éviter les critiques.»

Des paroles que je n’entendrai peut-être jamais plus; abrillée d’humanité, ses yeux luisants d’une forte sincérité, ses conseils font écho à moult souvenirs enfouis, interdits. Est-ce que tous les jonins partagent cette vision?

Une voix chargée par les regrets, la lourdeur de la culpabilité. Naoko a beau ne pas pleurer, garder contenance, elle me rappelle cette fois maudite où j’ai commis un crime envers ma propre équipière. J’ai ouvert son esprit tourmenté pour mieux voir ce qui animait ses songes.

Ses paroles me rappellent ce moment, très précisément. «…» Sa voix ne me semblait plus aussi froide, piquante; douce et amère, emportée par une certaine chaleur. J’ai l’effrayante impression que des monstres se cachent dans sa voix, que des chuchotements maussades tentent de s’échapper. J’acquiesce en silence, ne voulant pas ternir une telle sagesse. Elle semble plus jeune que moi, certes, mais son expérience mérite d’être prise en compte.

Je souris avec elle, un peu morose. «J’admire ton courage et tes convictions… oui, je sais bien, j’y ferai plus attention!» Le sourire laisse aller quelques éclats, mes mains lient à mon obi le badge du shinobi. Je n’avais pas ri d’elle, plutôt… elle avait raison, et je moquais mon geste rebelle.

J’ose me replacer confortablement sur le banc; on ne part pas toujours du bon pied, mais il y a toujours un moyen de s’arranger. «J’ai beaucoup de souvenirs d’ici, même en considérant ce qui s’est passé; je suis content de te rencontrer maintenant, avant de me remettre en route.»

Un inconnu vient faire un passage dans la discussion, et si le prénom ne me revient pas – à part le fait qu’il veut dire Blanc… ironie –, le nom en revanche me parle beaucoup plus. Sans connaître trop de détails, je sais qu’il s’agit d’un nom très répandu dans Sakyuu. «C’est pas grave; le jour où j’irai visiter le pays du sable, je vais sûrement le rencontrer.»

L’enfant du désert, elle s’appelle. Ils portent le même nom. Ils ne sont pas les seuls, par contre. «Je suis Ao Yamanaka. Ne ris pas; mon nom vient d’une vieille tradition.» La montagne bleue, Aoyama. Celui qui vit au centre de la montagne, Yamanaka. L’être bleu vivant au coeur de la montagne; Ao Yamanaka.

«Vous portez le même nom; est-ce que vous êtes frère et sœur?»

Le lot des orphelins du sable, je comprends très bien. Ne reste qu’à savoir s’ils sont traités comme une caste à part, ou s’ils portent leur nom comme symbole d’unité. «Ne t’en fais pas, je comprends ce que tu veux dire. Est-ce les enfants du désert sont vus comme une caste, ou est-ce que vous portez ce nom… je ne sais pas comment l’expliquer.»

Je prends un moment pour chercher un moyen d’illustrer. Est-ce qu’un grain de sable isolé fait malgré tout partie du désert? «… Est-ce que le nom sert à vous reconnaître, ou est-ce qu’il sert à rappeler que malgré les évènements, vous faites tous partie de la grande famille du désert?»

C’est le mieux que je peux faire; je n’ai pas grandi avec ce sentiment, tout le contraire même. Ma famille était très reconnue, mais moi je suis resté caché; je n’étais qu’un nom sans histoire, le nom le plus commun qu’on puisse me donner. D’une manière ou d’une autre, tous les hommes sont bleu chez moi. Aoto, Aoko, Aomi… Mon nom est le plus commun, réduit à la plus grande simplicité.

Si elle est vue sans famille, ma famille est vue sans moi. J’ai longtemps été regardé comme "le fils de, le petit-fils de" quelqu’un, sans valeur propre. C’est la réalité qui vient avec le prestige de mon nom. Les braises et une vingtaine d’années ont fait un large travail à ce niveau.

Du côté du désert, il semble traditionnel de vivre sans réserve, chose que je n’ai appris à faire que tard dans ma vie. C’est une sensation unique, libératrice; il suffit de ne pas avoir peur. «Autant ça peut être triste, autant c’est une très belle façon de vivre. Le désert me semble être très vivant; je pense à ce que tu viens de dire et à Lee, et je me dis que la vie doit être particulièrement exaltante.»

J’ai envie de voir ça de mes propres yeux. Un jour, j’irai.

Mon visage tourne peu à peu à la surprise alors que je me tourne un peu plus vers Naoko, un genou montant sur le banc. Surpris, mais définitivement intrigué.

Semblant hésitante à en dire plus, je n’ose pas l’interroger; ça, c’est probablement une des choses qu’elle sait et dont personne ici n’est au courant. «Je vois. Quand ça sera plus calme alors, j’irai. Je t’avoue… en même temps, ça fait plus de cinquante ans, mais j’entends souvent parler de la nuit du grand feu.» La voix devient un peu plus froide, factuelle; je n’aime pas me rappeler de ça, de tout ce qu’on a raconté là-dessus.

«Sans te demander d’en dire plus, est-ce que tu crois que la vague dont tu parles aurait la même ampleur?» Pour qu’on m’avertisse, ça doit forcément être quelque chose de gros.

Ça se comprend bien, et c’est le mélange de mes deux idées qui ressort; tant présent pour cervir d’identifiant, tant il sert à rappeler une certaine condition. Tristement, j’espérais qu’elle me dise qu’ils sont tout autant aimés et aidés par le village, mais il semble que ça ne soit pas le cas. C’est malheureux, mais au moins elle en sort changée, prête à porter cette image pour son peuple.

«Il y a de quoi être fier.»

Me semblant un peu indisposée, Naoko embarque malgré tout sur le sujet et admet; je commence à voir un peu mieux d’où est partie sa réaction de tout à l’heure; orpheline, le sable s’est montré impitoyable, et ceux qui auraient pu améliorer leurs sorts étaient trop occupés à nager dans leur confort tant matériel que spirituel. «… Je comprends mieux ta réaction, dans ce cas. Je viens d’une famille noble, c’est vrai, mais d’une famille qui travaillait pour le peuple. Puis… bin… tu sais...» Le feu.

Une main se pose sur mon coude, le frotte nerveusement. C’est la dure réalité. «… C’est à la fois pour venger les tiens et régler cette injustice que tu agis en tant que ninja; tes motifs sont bien plus louables que le shinobi moyen. C’est quelque chose que je ne pourrais pas faire, ça; aller à l’encontre de ce qui est établi pour le bien de ta patrie.» En ce point, je suis plus égoiste; j’ai changé et je suis devenu ninja pour me prouver, pour devenir moi un peu plus à chaque instant. Plus on me croit civil, plus on m’admet shinobi.

«Je ne connais pas l’histoire de Sakyuu plus qu’il ne le faut, mais je connais la nuit du grand feu. C’est un geste ignoble posé par une main humaine; il n’y a pas de doute là-dessus. Les dieux n’ont rien à voir là-dedans. Si tu me dis qu’il est mieux pour moi de ne pas m’y présenter tout de suite, j’attendrai que tu sois en mesure de m’inviter; quand tu seras en meilleure sécurité et que la situation le permettra.»

La seule chose à laquelle je peux penser, c’est que Sakyuu soit en ce moment un endroit incertain, menacé par la présence de yokai et de rebelles religieux.

D’autres mots plus vrais n’ont jamais été dits.

Elle m’ouvre une perspective sur les actions que je n’ai pas su commettre, sur une certaine complaisance que je ne savais pas que j’avais, fut un temps. Ce n’est qu’une fois parti des montagnes que j’ai été capable de me révolter.

Mon père est le parfait exemple du les choses ont toujours été ainsi, et c’est devant le changement forcé par la révolte qu’il se met à mourir. Tant il est soldat, tant il n’est plus nécessaire. Une longue vie lui est promise s’il fait attention à lui, mais une vie comblée de platitudes, remplie de manques et d’amertume.

Son erreur; prendre ses convictions comme un acquis commun, se dire que le monde tournait exactement comme il le voyait, et qu’aucun autre sens ne se faisait. «… Malgré ce que tu as eu à faire dans ta vie, tu ne la prends pas pour acquis. Le fait que tu sois prête à travailler dur et donner de ta vie pour voir le monde changer, c’est… très inspirant.»

C’est quelque chose qui me fait peur, aussi. Pas ce qu’elle fait; ce que je veux voir comme changement. J’aurais peur d’oeuvrer contre mon humanité et de risquer mes convictions. C’est une force qu’elle possède, une force qui m’échappe.

Naoko m’inspire néanmoins à changer, à revoir certaines de mes priorités. M’impliquer plus, être plus expressif, en savoir davantage sur ce qui m’entoure et travailler cet environnement pour qu’il devienne quelque chose dans lequel je peux trouver une certaine fierté.

Tout autant, j’espère lui offrir un brin de ma propre sagesse; «Aucune voie n’est parfaite, c’est certain, mais celle que tu as choisie pour toi-même, est à la fois juste et facile. Une voie qui ne t’appartient pas, ou qui ne te convient pas, pourrait devenir trop difficile une fois l’avoir empruntée. Je n’aime pas parler de destinée, mais il y en a une part dans tout ce qu’on entreprend. Tu choisis ce que tu veux accomplir, tu ne sais juste pas quel résultat tu obtiendras… mais à force de faire des vagues, tu finiras bien par éteindre le feu.»

Ce que j’essaie de dire, c’est que son choix est important, et que tant que sa motivation ne change pas, son but n’est pas hors d’atteinte. J’entends son dédain, et je ne peux m’empêcher d’ajouter une petite nuance. «Fais attention par contre; ne te noie pas, sois prête au pire. Même si tu es prête à donner ta vie, garde en tête qu’elle est peut-être plus précieuse pour d’autres que pour toi, et que tu ne seras pas seule quand viendra le temps d’agir.» Une eau trop chaude brûle autant que les flammes, après tout. C’est peut-être mon côté tempéré qui parle, mais je ne veux pas qu’elle risque sa vie pour terminer celles d’autres personnes.

La mort est un lot bien lourd, un poids qui ne s’en va jamais et un fardeau qu’il faut apprendre à porter. J’ai cette chance d’en être encore vierge, intouché, malgré toutes les crasses qui viennent avec mon le travail que j’ai choisi. «Je comprends. Tu dois vivre en étant prête à mourir, mais en même temps faire de ton mieux pour ne pas partir trop vite.»

C’est le travail d’un ninja, d’un outil; on peut mourir, on peut casser.

Mes yeux s’abaissent aussi. Je ne peux pas dire que je connais et comprends tous ses sacrifices et toutes ses pertes, mais ça ne m’empêche pas de les imaginer. Plus j’essaie de me mettre à sa place, plus je me dis que je ne veux pas y être.

Elle me remercie. Une main se pose sur la sienne, dans un élan de camaraderie. «C’est moi qui te remercie. Je veux seulement que tu saches que tu ne t’éteindras pas.» La force qui habite Naoko, toute cette ardeur, je suis persuadé qu’elle ne lui fera pas défaut le moment venu. L’important n’est jamais de se battre, mais de savoir pourquoi on le fait.

Tournant les yeux vers le village, je repense à un endroit qu’il me reste à voir.

«Si tu veux m’accompagner, il me reste un dernier endroit à revisiter; le grand jardin. C’est un endroit très précieux pour moi, le seul témoin de la présence de ma famille dans les montagnes. Ça te dirait?» Près d’ici, il y a un boisé. Caché, un jardin s’y trouve encore et porte mes couleurs. J’ai pu y aller quand je suis arrivé à Seizan pour visiter, mais quelqu’un s’y trouvait; je n’ai pas eu la chance d’y rester très longtemps.

Dans le cas où Naoko accepte de m’y accompagner, je réajusterai mes okobo et l’y emmenerai, lui disant que «le grand jardin n’est plus ce qu’il était, mais j’ai certainement quelque chose à te montrer.» Et puis, s’il me vient l’envie de lui faire connaître la véritable nature des lieux, rien ne m’empêche de lui montrer ces souvenirs, tels qu’ils sont encore dans mon esprit.

«C’est un bel endroit qui a beaucoup perdu depuis, mais c’est le seul qu’il me reste. On ne restera pas longtemps; moi aussi je commence à avoir froid, il faut que je me bouge et que j’aille me trouver un bon thé ou quelque chose pour me replacer.» Le ton penchait vers la plaisanterie, mais il faisait vraiment froid; j’ai vécu pire lors de mon passage au temple du Fer, ça ne change rien que je ne pourrai pas tenir indéfiniment. «À une époque, je suis certain que c’était un assez beau paysage pour qu’on ait envie de le peindre. On va voir si je peux lui rendre justice.»

À traverser les pentes et les boisés, la neige commence lentement mais sûrement à tomber. À sa surprise, dailleurs. «Plus que normal; c’est de la neige. De la pluie qui a pris froid. C’est ce qui donne son nom aux montagnes bleues; les pics finissent recouverts par un tapis de neige et quand on les regarde au loin, ils semblent à la fois blancs et bleus.»

Le chemin se fait plutôt court, et on finit par arriver à destination. Un vaste étendu qui a repris des couleurs après les horribles brûlures qu’on lui a fait subir. Observant les alentours, je me dis que les premiers pas de la nuit ne lui rendent aucune faveur. «Viens voir ça.»

Sous les cadavres de fleurs séchées, une stèle. «Nous avons peint ces lieux d’aconit en l’honneur de l’esprit des montagnes bleues. Qu’il marche à jamais à nos côtés, que l’on puisse tous jouir des richesses de la nature.» Je lui fais signe, d’un revers de main, d’observer l’endroit et ce qui se trouve autour.

Malgré le manque de lumière, on peut bien voir que les restants floraux portent la même teinte de bleu que mes cheveux. «L’aconit, c’est une plante très spéciale qui s’utilise de plein de façons. Avec les pétales, tu peux extraire la couleur et en faire de la teinture. Les racines sont vénéneuses; on peut facilement tuer un homme avec. Les tiges servent à faire différents remèdes. C’est une fleur peu commune, qu’on ne peut pas trouver n’importe où. Aconit, ou Napel.»

Admettant que l’endroit n’est pas des plus ravissant, je lui propose une alternative. «Je veux te montrer le jardin pour ce qu’il est réellement. Si la neige t’a surpris, je peux t’assurer que tu n’en croiras pas tes sens.» Je lui expliquerai alors ma méthode, lui proposant de faire un tour dans mes souvenirs. Si elle accepte de se prêter à l’expérience, quelques mudras et un regard suffiront amplement à l’emporter dans un monde capable d’écarter le désert.