Ça ne deviendra pas une habitude.

J’ai visité le temple du Fer, mais pas pour cultiver ma foi. Mes croyances siègent avec l’humain, le vivant; les paroles de quelques divinités ne savent pas m’émouvoir. Ce qui me parle, en revanche, c’est l’homme; ses émotions, le poids qu’il donne à ses  croyances, et le courage qu’il déploit pour défendre ses convictions.

Mon dernier passage dans un tel antre m’a fait rencontrer une personne incroyable, un esprit tempéré qui ne cherchait qu’à se libérer des chaînes de sa culture. Culture dans laquelle, en même temps, il semblait s’amuser à se noyer. Il était marqué, dessiné.

J’ai croisé un autre homme comme lui sur la montagne. Des blessures cachées par des traits rouge vif, secrets qui ne m’échappent pas. Je l’ai mandé, comme je l’avais promis. Maintenant, je l’attends.

Il commence à se faire tard; c’est voulu. Si je trouve la dévotion du peuple admirable, je ne suis pas masochiste au point de vivre l’expérience de la prière en grand groupe. Puis, on aurait beau m’accueillir à bras ouverts, j’aurais le sentiment d’entacher quelque chose de précieux.

Assis dans les marches de la grande cour, mon regard se perd; un endroit plus pur que le Fer, une atmosphère plus sérieuse. Le caractère de ce temple semble se montrer à la nuit tombée. Tout le contraire du temple en haut des montagnes. Ce dernier est à la vue de tous, alors que le temple de la lune se trouve au coeur des bois de la région. L’un s’affiche et se montre imposant, l’autre est plus modeste, tout en quiétude.

On finit par m’approcher, et je me relève. Rendant à l’homme son salut, je m’activerai pour le suivre et me placer à ses côtés après lui avoir répondu. «Mais je vous avais dit que je viendrais! Je suis ravi de vous revoir, j’espère que je n’ai pas trop chamboulé vos plans pour ce soir. Je vous suis.» Mon humeur semble soudain plus joyeuse; le peu d’attente m’a donné la chance de me perdre dans mes pensées. «J’ai demandé si on pouvait me mener à vous directement, mais on m’a demandé de patienter ici; j’imagine qu’il s’agit d’un moyen d’éviter la visite indésirable. J’avoue ne pas trop savoir comment me tenir, l’étiquette des temples m’est très peu connue.»

Accompagnant Kirei à l’intérieur, je réponds amicalement que «je ne saurais dire non à une tasse de thé, mais j’aimerais bien voir un peu du temple avant, si vous avez le temps. Je pense vous l’avoir dit, mais juste au cas où; je ne suis pas très croyant. L’esprit humain étant pour moi particulièrement fascinant, je veux malgré mon manque de foi savoir ce qui anime les hommes, ce qui les pousse à croire. Ça m’inspire.»

Parfois, il vaut mieux ne rien dire. Une question trouve toujours réponse, mais une réponse doit trouver le meilleur temps, le meilleur endroit. Alors que nous avançons dans les couloirs, nous passons à côté de quelques autres croyants, de temps en temps. «C’est une bonne question, mais malheureusement… je n’ai pas de réponse à fournir. Je ne veux pas en dire trop ici, pour éviter d’être irrespectueux ou offensant. Le plus que je peux dire, c’est que selon moi, l’homme est son propre divin.»

En passant par l’auditorium, j’ai eu la chance d’illustrer mon propos.

Des sons musicaux, moins rythmés que ceux du temple de Maho, mais tout aussi poignants. Une musique raffinée, une mélodie qui appel le caractère sacré des lieux; ce n’est pas comme là-bas.  À voix basse, je lui demande de prendre un moment pour comprendre. «Écoutez, ça s’entend tout de suite. Un dieu n’a pas créé cette musique; les sentiments communs d’un peuple ont créé cette musique. L’humain cherche toujours un sens, un rapprochement. La religion est porteuse de sens, un possible rapprochement.»

On accorde trop d’importance aux divinités, et pas à ceux qui instillent leur propre vie à leurs légendes. Ou mythes, si quelqu’un pense comme moi. Un dieu n’a pas besoin de frôler la terre pour l’influencer; c’est le rôle des croyants. Autant bénédiction que malédiction; l’humain est imparfait et peut vite se justifier par la perfection de son dieu. Un concept infini. «Leur bonheur ne vient que d’eux, et personne d’autre. S’ils font ça pour une raison commune et religieuse, ou personnelle pour leur propre plaisir, je n’y vois aucune différence.» L'important, c'est qu'ils le font. Un petit sourire; ce qui me rend heureux, c’est ce genre de réflexion.

Je m’éloigne un peu de la porte, pour pouvoir hausser le ton sans poser de distraction. «Nous ne sommes pas parfaits, et je ne crois pas que si les dieux existaient, on pourrait dire qu’ils le soient non plus. En revanche, je peux croire en moi, croire en vous, et croire en eux. Si j’étais parfait, je n’aurais besoin de personne. Ce qui fait battre le coeur de notre monde, c’est la collaboration. J’espère que mes propos ne sont pas trop blasphématoires.»

À simplement entendre ce qu’un dieu à pu faire à son propre enfant, et comment il a traité sa moitié, un spasme de dégoût – plus que visible – me parcourt le dos et les épaules. Le comble, c’est qu’on trouve la force de vénérer une telle monstruosité. «… Pardon.»

J’ai essayé de résister. J’ai si fortement voulu ne pas laisser passer cette humiliante démonstration de désapprobation. Plus fort que moi, mon humanité ne le permet pas. Mes esprits ne voulaient pas se reprendre. J’étais trop préoccupé pour voir cette lueur cachée au fond de ses yeux; celle qui m’aurait dit que je n’ai pas besoin de m’excuser.

Une lueur qui crie avec colère à l’injustice.

Il me louange un peu, me prête une érudition qui ne me va pas; une soie cachant son lot d’épines. Un peu gêné, je laisse tomber quelques mots peu vaillants : «… je suis flatté. Pourtant, je ne nous voit pas non plus imparfaits. L’esprit humain est imprévisible, il change, il devient et revient.» Tout autant que l’homme se montre prévisible, une fois qu’on s’attend à l’impossible.

Je n’ai pas la prétention d’être ordinaire, autant que je ne suis pas spécial. Je cherche à me montrer pour ce que je suis, et c’est assez pour que personne ne puisse me voir. Je suis prévisible, approchable, pourtant hors d’atteinte pour quiconque n’étant pas honnête avec lui-même.

«Je n’ai pas su me détacher de ces choses; je ne suis pas insensible et certainement pas invincible. Pourtant, c’est la raison pour laquelle je ne Crois pas. S’il y avait un dieu, il serait le mieux placé pour comprendre à quel point c’est dur… être humain.» Pourtant, cette divinité n’est pas consciente. Elle ne sait pas.

«Unis dans la joie et dans la douleur, on trouve le moyen de marcher ensemble. Je suis prêt à marcher aux côtés de n’importe qui, tant que cette personne sache ce qui se cache en elle. Tout le monde peut décider de changer, tout le monde peut se renouveler. L’esprit n’est pas un tas de petites pièces suivant l’ordre d’un tout, mais des touts, des entités qui communiquent entre elles. Si quelqu’un ne peut changer, se renouveler, comprendre l’erreur de sa voie ou ne pas accepter les conséquences de ses actions, alors il est un Danger. Je suis persuadé qu’un être capable d’accepter les conséquences de ses actions est aussi assez raisonnable pour savoir comment demander pardon.» En somme, un négatif qui refuse de changer et qui se dit positif ne mérite rien. Un négatif capable d’admettre le mal qu’il peut causer est encore capable de s’en empêcher.

«Venant d’un shinobi, je comprends l’ironie. Pour ce que ça vaut; même après des années de travail, je n’ai jamais ôté une vie. C’est une influence sur le monde que je refuse d’avoir. Incapable d’assumer ce que ça voudrait dire et les conséquences qui viennent avec le geste, je ne serais pas capable de me pardonner et ainsi d’espérer le pardon des autres.»

Une main vient serrer mon bras, frottant mon coude avec une certaine nervosité. «… Si tu veux, je peux continuer à discuter de ça, mais je ne me sens pas à l’aise ici, j’ai peur d’offenser quelqu’un. Je pense qu’autour de quelques tasses de thé, ça serait mieux.»

J’expire.

On excuse heureusement mon impolitesse. Puis, alors qu’on me demande ce que je compte faire de mes maigres opinions, je réajuste mon collet. Je fais non de la tête. «C’est quelque chose que je ne veux pas avoir à faire.» Ce n’est pas le temps qui manque, et pas l’envie non plus.

On m’a déjà dit que quelqu’un n’ayant foi en aucun être supérieur n’est pas digne d’une opinion, ne mérite pas d’être écouté, à cause de sa paresse spirituelle. On m’a déjà menacé parce que n’étant pas croyant, je suis un impie. Je ne veux pas offrir à qui veut cette vulnérabilité, et je ne veux pas m’attirer les foudres des plus dévoués.

Ce qui me démotive n’est pas la paresse ou le mépris, mais bien la peur. L’inquiétude. Ça peut sûrement transparaître dans ma voix, surtout quand je dis que «je préfère parler de ce genre de choses en face à face. Je n’aime pas l’idée que n’importe qui puisse avoir accès à ce que je pense...» Je l’ai bien dit; je ne suis pas insensible, et loin d’être invincible.

Je me console en me disant que mes idées ne sont pas les plus farfelues, si même un pratiquant peut s’aligner avec elles. Ce n’est pas la raison de ma venue, mais si mes paroles réussissent à résonner dans un coin de son esprit, c’est bien assez et ma présence est justifiée.

«J’avoue, je me suis longtemps posé la question; ce changement statutaire m’a toujours semblé improbable, peu sensé. C’est une chose que je ne peux enlever à la religion; elle vient souvent avec un code moral. Souvent extrême, certes, mais assez strict pour éviter le pire.»

… Jusqu’à ce que les fidèles se retrouvent militarisés, du moins.

On finit par quitter, tous deux d’accord qu’il vaut mieux aller ailleurs. À mon sens, c’est pour mieux parler à Kirei en tant qu’être humain, et non en tant qu’entité du temple. Être au milieu de tous ces croyants, sans dire que je me sentais malpropre, me donnait l’impression d’être une tache. Irrespectueux.

J’abandonne mes sabots à l’entrée et trouve un endroit où me poser. Après en avoir eu la permission, bien entendu. Installé au sol, devant une petite table, je patiente. Attendant que l’infusion ne soit prête, je prends un peu de temps pour observer l’endroit; la décoration, l’aménagement…

Puis, on reprend.

«C’est gentil de m’accepter chez toi. J’ai essayé de me retenir, mais c’est le genre de chose qui m’a poussé à mettre de côté la religion. C’est quelque chose qui fait mal, que je n’accepte pas.»

On prend, puis on laisse. C’est à moi, cette fois, d’écouter.

«C’est un autre bon côté de la foi; comme c’est un alignement, il y a plusieurs nuances possibles. J’avoue que je préfère déjà considérer votre dévotion plutôt que les autres, plus communes. Certains yôkais sont dangereux, malins, mais c’est un calque des hommes. D’autres savent vivre parmi nous, et méritent plus d’êtres acceptés que des membres de notre propre espèce.»

Les moines marchent sur une ligne très mince, et un faux pas suffit à briser leur conscience. «Hm..!» Hochement de tête, levé de la coupe. «Très bon.»

J’avance que «je n’ai pas encore eu l’occasion de parler de ce sujet, et surtout je n’osais pas; je ne voulais pas être trop déplacé. C’est surtout que je ne vois pas le rapport de se montrer systématique, et encore moins d’impliquer les moines dans toutes les affaires de l’armée. Je ne dis pas ça pour être offensant, je veux plutôt dire qu’il vaut mieux pour eux de ne pas se mettre en position de bafouer leurs convictions. Au même titre, dire que tout non-humain est définitivement contre nous…»

Il faut au moins une infime nuance, au risque d’être infâme.

Autrement, son décor est sobre, peu meublé; j’ai eu un peu de temps pour observer alors que l’eau chauffait. Un endroit peu vécu, qui me semble froid, générique pour ne pas trop faire parler de soi. Ce que j’apparenterais à un fidèle du monastère, simplement.

«Je ne sais pas non plus, mais j’en sais un peu sur les torches humaines. Foncièrement, ce sont des hommes. Sous quelles réserves avons-nous droit de mettre fin à leurs jours, et pourquoi avez-vous à vous en charger? Puis, c’est comique; les esprits-renards savent vivre cachés parmi nous, en voir un est signe de grande chance. Leur nature est foncièrement non-humaine; pourquoi un tel passe droit, dans ce cas?» Il doit comprendre où je veux en venir.

J’essaie d’éviter que mon biais ne paraisse; si le secret venait à entendre ces paroles, nul doute qu’il se fâcherait.

Je prends un moment pour réfléchir à sa dernière interrogation; je cherche de quoi répondre, avouant que «je ne me suis jamais penché sur la question.»

D’un côté, c’est si farfelu que le rationnel ne peut l’expliquer de manière sensée. Il y a des causes plausibles, mais c’est tentant de crier au jugement divin. «...Le chakra est une énergie que l’on considère comme mystique; une énergie que les yôkai possèdent eux aussi. Notre chakra se développe et se découvre comme étant manipulable. Avec notre chakra, on peut incanter et faire apparaître les éléments, dont le feu. S’il y a un moyen humain de faire faillir ce contrôle, comme un mélange de drogues...»

Oui, j’ai bien dit un moyen humain. Je pense surtout à ce geste cruel de tradition carboniste, quelque chose d’horrible reproduit à grande échelle. «C’est ignoble, mais c’est tout ce que je peux imaginer.»

Que ces idées soient tirées par les cheveux ou non, c’est troublant de se dire qu’elles ne trouvent pas de contre-preuves. Qu’est-ce qui est plus inimaginable; l’oeuvre d’une divinité qui n’a jamais été vue, ou un acte odieux causé par des inconnus, à la manière d’une cérémonie qui a été pratiqué des centaines de fois?

«C’est ce que je me dis; on ne peut l’exclure, surtout qu’elle se montre, en théorie, plus facile à prouver que l’existence d’un dieu si vengeur. Loin de crier au complot, je ne peux pas croire que ce genre de situation n’a pas une implication humaine. À quel degré sommes-nous poussés vers des pensées erronées, ça… je ne sais pas. Il y a aussi des choses que la raison ne peut laisser passer; ces transformations en font partie.»

Je n’irais pas jusqu’à soupçonner l’empire, mais… sont-ils si blancs? L’homme devant moi vit d’une certaine façon en tons de gris; son milieu de vie est sobre, générique. Ses idées sont tempérées, dansant entre pragmatisme et sentiment. Je ne doute pas de lui, mais le mystère est un lot humain; la connaissance est une ressource comme tout matériau.

Empêcher le savoir de circuler, c’est mieux pouvoir contrôler le peuple; que l’empereur ait un lien avec tout ça, il est déjà certain qu’on nous ment à un certain degré. «Le plus dur, c’est d’accepter que l’on soit en train de vivre en relative ignorance. On ne peut pas tout savoir, mais il faut considérer que même la culture peut nous mentir. Autant nous servons l’empire, autant il faut savoir se dire que nous sommes mis à part des grands secrets.»

Ça fait parti de la nature humaine, de conserver des secrets. Mais les hommes changent, se renouvellent, se montrent… prévisiblement imprévisibles. «On cache tous quelque chose; certains secrets sont juste plus louables que d’autres. Autant je peux avoir des doutes sur ce qui s’est passé lors de la Nuit, autant je ne peux rien savoir sans chercher… et certains secrets sont lourds, dangereux.» … C’est pourquoi il faut gratter avec subtilité; si je dois essayer de découvrir quoi que ce soit, je dois compter que je joue contre un empire, même si ce n’est pas le cas.

Alors il est au courant de la pratique que je réfère; j’en apprends beaucoup, et je ne peux m’empêcher de déposer ma coupe et de me pincer la racine du nez. Mes yeux se ferment aussi, il me faut un moment pour digérer ce que je viens d’entendre.

Mon espèce n’est pas foncièrement mauvaise, mais prendre sa défense devient de plus en plus compliqué. Ce genre de croyance destructrice trouve toujours un moyen de danser sur mes nerfs. Je n’ose rien répondre à ça, me connaissant trop bien; je me sens déjà capable de balancer moultes paroles impies, vulgaires au possible.

Par respect, je ne dis rien; Kirei n’a fait que me mettre au courant, et puis sa loyauté appartient à un tout autre dieu, mais je ne veux pas non plus insulter son style de vie, ou même ses choix. «Dire que j’en suis certain serait un brin dramatique, mais… je ne serais pas surpris que oui. Le rôle de l’empereur est de diriger ses sujets; si quelque chose ne va pas en ce sens, ce sera étouffé. Probablement par nos mains, sans qu’on ne le sache si on ne garde pas un œil ouvert. Par contre, je t’avoue que ce n’est pas ça qui va m’empêcher de dormir la nuit.»

Certains secrets peuvent nous ronger de l’intérieur; le prie, c’est que parfois l’abandonner peut nous causer plus de tort. Je ne vis qu’avec quelques secrets, et je m’assure de pouvoir les supporter. «Exactement; les risques sont gros, et ce n’est pas moi qui vais mettre mes pattes là-dedans. Je n’ai jamais eu la chance de visiter le désert, et ça ne semble pas des plus accueillant. J’ai rencontré quelques gens venant de là-bas quand j’étais à Seizan; quelques uns se sont montrés très gentils, mais j’ai rencontré beaucoup de caractères… spéciaux. J’irais bien, si ce n’est que pour pouvoir me targuer d’y être allé, mais en toute sincérité…»

Je lève les bras et les épaules; ça m’est égal.

«J’ai déjà fait des rencontres incroyables au Fer et ici aussi. J’ai même rencontré Shizuka; elle est comme tu l’as décrite, même plus. Elle m’a offert ce bracelet en guise de collaboration et nous sommes allés au théâtre ensemble.» Je lui montre ce que Shizuka m’a remise quand je suis allée la voir; ça change de la conversation chargée que l’on venait d’avoir, mais c’est bien d’avoir un moment de répit. J’aime ce genre de discussion, mais je n’aime pas spécialement réfléchir. Je n’en ai pas l’air, mais je suis une personne simple. Un bracelet fait de pierres de labradorite; «elle m’a dit que ça venait de sa famille, mais sans plus. En échange, je lui ai remis des pics à cheveux; c’était un beau moment, et ça me donne envie de revenir. J’avoue que j’avais quelques préjugés à l’égard de l’endroit, vu l’importance de la religion, mais ceux que j’ai rencontré – toi y compris – m’avez fait changer d’idée.»

«J’ai aussi été très content de la rencontrer. Nous n’avons pas eu l’occasion de parler de ce genre de sujet, je n’en discute pas très souvent non plus.» Quand je suis allé la voir, c’était pour une toute autre histoire; j’avais beaucoup à préprarer et certaines choses à travailler.

«Dans ce cas, je n’hésiterai pas à revenir. Je ne regrette pas mon voyage, même si j’ai hâte d’être de retour chez moi.» Alors que je prends quelques petites gorgées, Kirei mentionne son intérêt pour ma maison. «Mh-!»

Le bout de mes doigts se posent sur ma bouche le temps que je finisse, me forçant à me retenir. J’allais encore une fois parler trop vite. «Je repars avec ma collègue dans quelques jours; si ça t’intéresse, on pourrait voyager ensemble. Shizuka m’a aussi dit que l’endroit l’intéressait, et je lui ai vendue l’idée de faire un peu de commerce à Jujou; je sais que ses talents seraient très appréciés. Nous pourrions tous partir ensemble; je ne crois pas que ma camarade soit particulièrement contre l’idée, alors on pourrait attendre que vous soyez prêts.»

Rendons l’utile à l’agréable.

«Ah tiens, c’est un bon point quand j’y pense; mes capacités ne sont pas les plus communes et je ne suis pas médecin. Je suis de type sensoriel, et puisque Jujou est avant tout constitué de forêt et de jungle, je porte une très grande attention à mon environnement et je m’en sers pour échapper à mes ennemis ou les piéger. Ma partenaire est une bien meilleure combattante que moi, mais comme la route est longue, je ne vois que des avantages à ce que vous veniez avec nous, Shizuka et toi.»

J’hésite un peu, mais je lui propose une démonstration. Filant quelques symboles shinobi, je lui offre de visiter, à partir d’ici, un endroit très spécial de mon village. «... Je veux te montrer ce que je peux faire; j’ai vu ta maison, je suis prêt à te montrer la mienne. Me permets-tu?»

Si Kirei se montre intéressé et accepte, je lui dirai de plonger les yeux dans les miens.

Je lui montrerai ma demeure, plus proche d’un modeste palais que d’une grande maison. Je lui ferai voir ma propre salle de thé, dans laquelle nous serons assis. «... Garde ce secret pour toi; nous sommes dans mon esprit. Je te montre ce à quoi ressemble mon salon. Je ne peux pas te montrer tout, ça me demanderait beaucoup trop de ressources, mais j’ai pensé qu’une démonstration vaut mieux que les mots.»

S’il regarde dans les coins, il trouvera du flou; signe que je ne porte pas tant d’importance aux recoins que je ne vois pas. Les endroits que je regarde souvent sont bien détaillés; mon petit bureau, la fenêtre, mon somptueux service à thé, ma collection d’encens, mon goban en bois rougi… Autrement, une petite bibliothèque avec quelques rouleaux identifiés. Certains titres sont plus flous que d’autres, signe que de mon manque d’intérêt. «Tu vois les choses telles que je m’en souviens. »

Le problème quand j’entends ce nom, c’est que je ne peux pas toujours savoir si c’est une bonne chose; je confirme que «...oui?» avec une incertitude pointue. Chinone n’est pas la plus amicale, et sait plus facilement se faire des ennems que des amis. «Au besoin, on peut vous attendre; c’est moins risqué pour tout le monde de voyager en groupe, et ça rend l’utile à l’agréable.»

À part ça, je suis surpris qu’il accepte; en règle générale les gens n’apprécient pas les démonstrations surprises… mais comme il est d’accord, je ne me fais pas prier. Je lui montre tout ce que je peux, lui partage la réalité qui m’attend à mon retour dans la cime des arbres. Son entrain me fait grandement plaisir, et même si je n’aime pas vanter cette richesse, j’aime la partager. Sa curiosité m’amuse aussi; d’un signe de tête, je lui réponds un «non» très certain, poursuivant par «tu ne bougeras pas; tu en auras la sensation au retour mais sans plus.»

Je m’approche d’un pan de mur en papier, ouvrant les portes d’un garde-robe cachant quelques coutures traditionnelles. «Merci pour le compliment, mais regarde ça; c’est une petite partie des habits de ma maman et moi. On peut collectionner plein d’objets dans la vie; nous on collectionne les soies. Tu peux toucher; ça ne me dérange pas.» S’il vient à le faire, je penserai à leur texture pour mieux animer son expérience.

«L’esprit humain n’est pas qu’une banque de mots. Il y a des couleurs, des textures, des sons, des odeurs, des saveurs…» Fermant les yeux, je pense à ma petite collection d’encens, à quelques odeurs que j’aime bien pour une nouvelle fois animer mon esprit et le distraire.

«Lavande… Brise d’océan, un peu salé… Bois de santal...» Les odeurs dansent unes à unes, s’alignent par notes de fleurs et de fruits. Ma tête se tourne doucement vers la fenêtre. «Écoute...»

Qu’il s’imprègne de la musique, des parfums, de la douceur du textile; qu’il vive un instant dans la plénitude, qu’il comprenne pleinement la force des émotions humaines, le pouvoir qui, ne serait-ce que par quelques pensées, sait se libérer et s’exprimer.

Un dieu ne peut pas faire ça.

«C’est une illusion, c’est vrai. C’est difficile, mais ça s’apprend; c’est mon travail. Ce sont des talents très offensifs, je ne le cache pas, mais la différence entre le médicament et le poison n’est que le dosage. Avec l’habitude, j’en suis venu à utiliser mon esprit comme chambre d’isolement pour calmer les gens, les rendre moins nerveux. C’est mon monde à moi, et aucun dieu ne saurait entrer ici.»

Comblé au-delà de toutes mes espérances, ni plus ni moins.

Prostré devant la fenêtre, posant une main sur le bord, je continue à faire sonner les instruments qui dansent par-delà des forêts. Ma main libre l’invite à me rejoindre. «...» Incapable de répondre de suite, je ne fais que détailler le ciel, sentant le vent humide caresser le peu de peau que mes habits n’ont pas su cacher. Une pluie fine, finie, partie.

Un arc-en-ciel.

On en voit rarement, et seulement après les larmes. Comme l’esprit humain; on doute, jusqu’à ce qu’un torrent d’émotion viennent peindre un visage. Il n’y a pas plus grande preuve de notre divinité que nos sentiments.

Il comprend, et ça suffit à faire sortir de mon coeur toutes les couleurs. C’est une belle journée. «...Oui.» Qu’aurais-je à dire de plus? Il n’eut suffi que d’un moment, d’un passage dans mon musée imaginaire, pour que tout soit compris. J’aurais pu ne rien dire du tout, montrer à Kirei tout ça peu à peu, et il en serait venu à penser la même chose. Je le sens, et je le sais.

La seule maladresse à sa pensée, c’est le fait que «...Je ne suis pas un dieu.»

Ce monde m’appartient, certes, mais j’en suis aussi une pièce. J’ai beau posséder la clé, en connaître tous les secrets, «s’il était vide, je n’existerais pas vraiment.»

Le monde ne se limite pas à moi, à ce que je peux percevoir, à comment il m’apparaît. Illimité, infini, impossible, le monde trouve quand même une place pour tous. Et à l’intérieur de tous, il y a un monde, oui. «Apprendre à y avoir accès, c’est le plus difficile. Le reste, ça dépend de qui s’en sert; tu peux créer un endroit imaginaire, calquer une place qui se cache dans tes souvenirs… tu es ta propre limite.» L’humain est sa propre limite. La maitrise est le premier pas, les autres, c’est ce que l’on en fait.

«Rien ne me fait plus plaisir qu’emmener quelqu’un ici. Tout est synthétique, sans danger, loin de la réalité… pourtant, c’est chez moi. S’il faut à quelqu’un des heures à crier et à frapper avant de se calmer, il reviendra à la réalité serein, en moins d’un instant.»

C’est ce qui est le plus impressionnant; je peux créer pour quelqu’un du temps. J’ai toujours du temps, pour tout le monde. «S’il faut à quelqu’un un espace pour se laisser aller, pour être honnête avec soi-même ou pour se confier dans l’intimité la plus totale, quelle meilleure garantie peut-il avoir que si ses mots ne quitteront jamais cet endroit?»

D’une certaine façon, je suis médecin. Oui.

«Une fois la blessure guérie, il ne reste rien d’un coup. Par contre, si quelque chose vient à te marquer au plus profond, tu ne peux pas toujours guérir; il faut réapprendre à vivre avec la douleur.» Autrement, je confirme que «non, tu verras quand on rentrera; le thé sera encore bien fumant.»

Il existe plusieurs méthodes, aux illusions, chacune possède son avantage et son prix.

«Parfois, ça l’est. L’avantage de ce genre de méthode, c’est que je peux choisir un lieu comme je veux et que je peux, dans une certaine mesure, avoir un certain détachement. C’est quelque chose que je n’envie pas à ceux qui s’occupent des parloirs; il n’y a nulle part où aller, pas d’autre choix que d’écouter.»

Un gloussement, peut-être un peu mesquin.

Je n’ai pas la prétention de tout savoir, de pouvoir deviner ce qui est le mieux pour tout le monde. De la même façon, je ne crois pas être exempt de ma propre part d’hypocrisie. «Ça m’arrive souvent de juste… ne pas écouter. Je peux prêcher l’humain et l’importance des sentiments autant que je veux, je suis le premier à me dire que parfois, il vaut mieux ne pas écouter.»

Je lui révèle alors quelque chose, peut-être surprenant, peut-être terrifiant; «Ce que je te montre en ce moment, ce n’est qu’une petite partie de ce que je peux faire. Admettons que tu sois dans une énorme rage violente; rien ne m’empêche de t’emmener dans une forêt et de m’éloigner. Ce qui est difficile, c’est le rédonfort, la peine; un monde trop gros, trop… rempli de vide, amène la panique, la peur, l’incertitude. Je ne peux l’ignorer, tant ici que dans le monde matériel. Je ne réussis pas toujours à calmer une personne triste, mais je me console en me disant que j’ai fait tout ce que j’ai pu.»

Et encore, parfois ça fonctionne. Un dieu ne ramènera jamais à la vie l’amour d’une veuve ou d’un orphelin, mais si je peux jouer un peu de musique, faire résonner sa voix jusqu’à leur coeur en lambeaux pour lui donner une chance de se recoudre… c’est mieux que rien.

On ne peut pas se bercer éternellement d’illusions; il faut toujours revenir à la réalité… mais parfois, tout ce qu’il manque, c’est un signe, un message, un peu de courage.

Les sons commencent à se perdre, la brise d’océan retourne d’où elle vient, et l’arc-en-ciel s’éteint. On rentre, lentement mais sûrement, alors que mes doigts forment des croix. Le symbole de rupture.

J’ai beau retourner à la réalité, je peux encore ressentir tout; peu à peu, ça se replace. Un grand souffle. «… Bon.» Une autre gorgée de thé pour régler le problème de ma bouche un peu pâteuse. «Je suis désolé d’avoir mis fin à ce moment aussi subitement, mais je ne voulais pas trop m’épuiser; j’ai beau en avoir l’habitude, ça reste une technique complexe.»

Mes jambes se recroisent pour être plus confortables, et cette fois c’est son tour.

«J’ai quand même beaucoup parlé de moi, mais je ne t’ai pas tant laissé la chance de t’exprimer. De quel genre de vie viens-tu? D’où te viennent tes croyances?» Je n’ose cependant pas sauter le pas et demander ce que je veux réellement savoir; d’où viennent les marques sur son visage.

Le souvenir me revient; dans un autre espace, ou même un autre temps, Kirei et moi aurions pu être à la  place de l’autre. Il m’avait mentionné brièvement son origine; il vient lui aussi de la montagne, mais contrairement à moi, sa famille était plus aimante.

Ce qui ne change pourtant rien au fait qu’il ait été conscient de son environnement, de sa situation et de la souffrance pour laquelle il porte un certain intérêt. Incapable de comprendre pourquoi, je le note quand même; sans retenir ce détail contre lui, je ne peux mettre de côté ces tendances pessimistes.

Bien singulières pour un religieux. Enfin… ça dépend.

«C’est… ça me semble lourd à porter. Je ne peux pas te dire que je comprends entièrement cette situation, mais je peux bien me l’imaginer. Ce que tu as vécu explique beaucoup de choses que j’ai remarqué en rentrant ici. J’imagine que tu as ta part de secrets, mais j’apprécie ton honnêteté et ton ouverture; rares sont ceux qui peuvent admettre à leur situation et la dévoiler sans essayer de la maquiller ainsi.»

Il fait preuve d’une belle grandeur d’âme; ça m’impressionne. «Tu n’as pas à être si humble avec moi, rassure-toi; je le vois, tu es capable de bien plus que tu ne l’imagines. J’ai rencontré une femme à Seizan, qui venait du désert. Elle m’a dit que ce qu’il y avait de mieux dans le désert, c’était le sang et la mort; c’est la vérité du ninjutsu. Pourtant, je t’écoute et je ressens que tu n’es pas comme ça. La mort n’est pas banale, anodine; si tu es maintenant grandi, que tu n’es pas mort, ce n’est pas par chance.»

À sa question, j’aligne la réponse la plus sincère que je n’ai jamais donné de ma vie : «j’ai moi aussi vécu à Seizan, oui. Je viens d’une famille noble, famille qu’on a tenté d’assassiner. J’ai grandi à Jujou, et j’ai déjà affronté la mort. Mon père est agressif, violent et incapable de voir le monde fonctionner d’une façon différente de la sienne. Je suis comme je suis aujourd’hui parce que j’ai tué de sang-froid cette part de moi qui voulait à tout prix se plier aux attentes impossibles de sa famille. Je me suis débarrassé de ce que j’ai vécu, et j’ai recommencé à vivre pour moi-même; je ne suis rien de ce que je subis, je deviens celui que je suis.» Si mes mots semblent pointus, ma voix se montre plus réconfortante… même si je ne peux m’empêcher d’admettre que j’ai été particulièrement ému. Je ne veux pas le laisser dans sa mélancolie.

Je ne fais jamais rien sans raison, et je ne vis que pour mordre dans le bonneur à dents pleines. Ainsi, je veux partager avec lui ce repas, même si mes paroles se montrent un peu bancales. «Même si ta réalité n’est pas pareille à la mienne, elle n’est pas invalide; ce que tu as vécu est réel, et de la même façon que moi tu as trouvé ce qu’il te fallait faire pour ne pas laisser cette expérience sans réponse.» Que cette réponse soit bonne ou mauvaise, peu importe, tant qu’il y en ait une.