Il ne nous fallait pas plus de temps que ça pour partir sur notre lancée, et ce même malgré la soudaineté de cette mission. J’ai eu le temps de me remettre de ma rencontre éclair avec ma nouvelle cheffe d’équipe, mais j’avoue qu’à l’écouter alors que l’on commence à se diriger… je me dis qu’il lui faudra certainement participer; si c’est un test, il est clair que j’aurai besoin d’aide pour accomplir la tâche. Le caractère de la mission est fort simple, mais il me vient une question.

«Je comprends. Par "ménage", qu’entends-tu? Les faire fuir, les neutraliser ou les éliminer?» Qu’on soit d’accord sur l’objectif, afin d’éviter toute retombée indésirable. Elle doit s’en douter, ma force ne me permet pas de tuer; ce n’est pas pourquoi normalement on m’emploie.

Une fois que je sais où on va, que je prends connaissance de la distance et du temps qu’il nous faudra pour nous y rendre, j’approuve l’idée de ne pas rester en forêt pour la nuit. Ça fait mon affaire de ne pas dormir à même le sol. Je lui mentionne quand même que «si jamais il le faut, j’ai quelques moyens de monter la garde durant la nuit, supposons qu’on ne peut pas atteindre une auberge avant la tombée de la nuit.»

Je ne disais pas ça par vantardise (...enfin pas que); il y a quelques moyens pour un shinobi de type sensoriel de monter la garde sans trop se fatiguer. Un point faible majeur, cependant, c’est que mon chakra risque de ne pas être au mieux après mon tour de garde.

Après cette intervention, je demeure silencieux pendant un moment, pensif. «...» J’avais déjà quelques petites idées pour gérer cette mission, mais je ne pouvais pas pousser ma réflexion trop loin; sans avoir la situation réelle sous les yeux, il est difficile de mettre au point un plan élaboré.

Malgré cela, je pense que selon les armes que Chinone porte, il serait tout à notre avantage de mettre ses capacités de combattante en avant, contre une cible isolée. Je suis doué pour isoler des cibles. Selon ce qu’elle me dit, il sera facile d’effrayer un groupe d’ennemis s’ils perdent leur chef. Si certains disparaissent dans l’ombre ou sont retrouvés… dans un certain état, ils craindront probablement pour leur sécurité.

Ce sont des méthodes extrêmes; des méthodes qui ne trouvent aucune approbation de ma part, mais auxquelles je me plierai. Cela me semble être des morts inutiles, sans fondement; il nous suffirait d’éliminer leur chef et d’en faire un exemple pour que le message passe.

Le trajet est dans un long silence qui s’étale, parfois marqué de quelques mentions ou questions, mais sans plus. Une fois près du petit village, il nous faut nous changer; j’attrape le paquet de linges et me sépare de mes habits un peu à contre-coeur.

J’essaie d’attirer son attention, remarquant qu’elle n’aura sous ses vêtements aucun moyen de protection. Avant d’enfiler ma cotte de mailles, j’offre de la lui prêter; ce n’est pas moi qui s’en servirait le mieux et je le sais. «Veux-tu l’utiliser? Je ne compte pas sur un affrontement direct, je me dis que peut-être elle te servirait plus qu’à moi.» Selon sa réponse, je lui prêterai. Sinon, je la mettrai; il vaut mieux me protéger en cas de danger, sait-on jamais.

Je mets aussi à sa disposition un paquet de shuriken, voyant que j’ai du surplus.

Ensuite, on entrera dans le village.

J’y vois du potentiel, mais je me dis qu’il est dans cet état miteux à cause de ces attaques répétées. Une fois sur place, je proposerai qu’«on devrait se trouver une auberge très près du quartier marchand.» Je lui mentionne juste avant qu’on entâme les rues, lui mentionnant à voix un peu plus basse que «nous pourrions y laisser des clones et surveiller les rues discrètement pendant la nuit, afin d’avoir l’initiative si l’ennemi se montre.»

C’est mon genre de méthode. «Le bois est dense autour du village; idéal pour se cacher. Je pense voir d’ici quelques bâtiments en mauvais état. De quoi tendre un piège.» J’attendrai qu’on soit sur place et installés pour savoir ce qu’elle propose, dans un endroit à l’abris des regards et des oreilles indésirables.

Je comprends mieux pourquoi ses anciens partenaires n’arrivaient pas à la suivre; ses choix sont brutaux, à la limite de l’irréfléchi. Je ne sais pas pourquoi on a cru bon de m’associer à elle, mais je m’attends à de graves problèmes. Je ne compte pas payer le prix de ses tactiques barbares, surtout que mes compétences sont clairement sous-évaluées. Tout autant que l’ennemi est sous-estimé.

Ainsi, approche alternative; on verra. En temps et lieu, on verra. Hors de question de mettre ma vie entre ses mains, elle n’en voit pas la valeur. «Si tu es confiante de pouvoir affronter tout un repère de bandits, je te suis. J’ai pensé qu’avec mes capacités à isoler des cibles, on aurait pu facilement en éliminer un grand nombre en amont, et suivre les fuyards ensuite.»

Je lui confie mon avis, pour le peu qu’il vaut.

Provoquer quelques gros tas en ayant l’air riche, il aurait été facile pour un clone armé de quelques bombes de disposer d’un petit bataillon en faisant s’écrouler une grosse grange décrépie. Je suis un expert en malencontreux accidents, après tout.

Elle me regarde; je la regarde. Mes yeux se détournent et je replace quelques effets dans mon sac. Je rajuste ma tenue et m’assure d’être bien équipé en cas d’attaque. Hors de question que je lui porte plus d’attention; je ne vais pas entretenir ce genre d’envie inhumaine de meurtre gratuit.

Je refais distraitement mon chignon et m’apprête à sortir de la chambre louée. «Je vais observer les alentours, voir ce que je peux apprendre et me familiariser avec l’endroit. Je resterai discret.»

Je sors prendre l’air, laissant Chinone profiter de son moment de contemplation. Si je m’attendais à ça, si on me dit que c’est ce qu’il faut réellement pour devenir Jonin, je crois que mon grade actuel me suffit. Autrement, personne ne pourrait me faire changer d’avis; Ueda Chinone est un danger pour l’humanité.

Elle aura essayé.

La flatterie ne marche pas sur moi dans ce genre de moment; j’ai beau y être faible, quand c’est aussi blatant ça ne fonctionne pas. C’est une méthode grossière. «. . .»

Ce n’est qu’au moment où je sors qu’elle m’arrête; elle me remet un parchemin. Je le prends distraitement avant de sortir. Ce n’est qu’une fois à l’air libre que je prends le temps de l’observer et d’interprêter ce que j’ai sous les yeux.

Les mots sont là, et la situation devient plus claire.

Mon opinion ne change pas; je fais équipe avec un monstre, une créature inhumaine. Par contre, ce papier apporte une nuance significative, une nuance qui suffit à me convaincre à ajouter quelques détails. Une créature inhumaine… si provoquée. «Ce n’est pas une mission pour quelqu’un de son calibre...» Son comportement devient évident; si elle mord comme ça, c’est qu’on l’y a contraint. N’importe qui aurait pu accomplir cette tâche, même le plus à côté de la plaque.

N’importe qui. Or, elle ne se prend pas pour n’importe qui.

Elle est en colère, elle agit par orgueil. Si sa solution est radicale, à part le fait que c’est ce qu’on lui a demandé de faire, c’est parce que c’est un exutoire, un moyen simple et rapide de faire passer sa colère. Moi aussi, des fois, je déverse ma colère sur le premier venu; quand un jeunot vient faire du bruit sous mes fenêtres, parfois je lui fais entendre la colère des kamis dans son esprit… et quand il s’enfuit en pleurant, je me sens mieux. Pourtant, ce document – que j’ai rangé en débutant mon repérage -  parle plus que de raison.

Son humeur de chien ne s’est pas manifestée ainsi pour si peu; c’est moi qui devrait être énervé. D’une manière ou d’une autre, j’ai été sous-estimé.

"Tu penses comme un ninja et tu assumes qu’ils pensent en ninja."

...J’ai moi-même laissé mon ressenti jouer plus que je ne l’aurais dû. Les signes étaient là. Trop occupé à me dire que j’ai été rejeté par Chinone avec démesure depuis le début, j’ai failli dans toutes mes réflexions.

Je n’ai pas été refusé par orgueil de chef ou par mauvais jugement. J’ai été refusé par colère, parce que ses cibles ne sont, pour elle, pas à notre hauteur. Ma collecte d’informations s’est révélée infructueuse, si ce n’est qu’ils sont armés et abusent un peu trop de la boisson. Moult bouteilles de saké cassées aux endroits les plus dévastés, couplés à une ignoble odeur de besoins humains assouvis.

De vrais animaux.

Je finis par rentrer. Ma mine est meilleure, mais la colère reste là. J’ai choisi cette fois de m’allier au monstre. «...C’est aussi pire que ce que tu m’as dit. Ils sont armés… sommairement. Ils boivent abondamment. Les places les plus marquées par leur passage sentent l’urine et l’alcool de riz. Il y a des débris et des bouteilles brisées un peu partout. Des animaux.»

Posé sur mon lit, j’ajoute que «ça va être facile. Je comprends mieux.»

Je trouve la force de sourire, de lui dire que «c’est bon pour moi.»

Je n’avais pas plus à dire; elle avant l’air pensive, mais la pertinence d’un commentaire à ce sujet était plus que négligeable. Je préfère me bercer dans l’idée qu’elle reconnaît ses actions. Pas ses torts, car je comprends.

La nuit finit par tomber, et comme souvent le sommeil se fait un peu trop désirer. Non seulement mes pensées s’alignent trop rapidement et s’éloignent avant que je puisse couper le fil, mais des bruits peu communs se font entendre à côté de moi. De l’autre lit vient des sons éteints par le sommeil. Des paroles incertaines, aux tons faibles – blessés, même –. Il me fallut un bon moment pour décider de ce que j’allais faire.

Si les dieux existent vraiment, je suis sur le point de leur montrer pourquoi nos noms étaient alignés sur le même papier, posés par la même encre. Il m’est venu une idée inhumaine, insoutenable, impure. Quelque chose que je pourrais facilement regretter, mais que ma curiosité trempée dans la noirceur morbide de mon esprit tordu ne pouvait se priver d’initier.

Une cuisse sagement posée à côté d’elle, son visage découvert. Une main, qui venait de finir de danser, se posa doucement sur son front. Non, je ne fais pas ça pour la rassurer. Un geste impulsif.

Lecture de l’esprit.

***

Noyé dans des pétales de plus en plus nombreuses, j’essaie de m’accrocher pour ne pas couler. Une petite fille pleure. Sa dignité est en lambeaux, sa peau est mise à nue. Humiliée, battue. Elle regarde une montagne noire aux yeux d’enfer, le froid passe d’une épaule à l’autre. L’enfer est sans chaleur, sans couleur, sans texture et sans saveur.

Il a fait de l’humaine une machine, remplacé des sens comme si c’était des roues d’horloge. Il a peint ses yeux encore plus rouges, pour lui rappeler une condition misérable. Quelques lames sortent de sous les restants de fleurs à l’agonie. Des couteaux de ninja.

Une autre femme se cache derrière la montagne. Un visage à la fois familier et flou.

***

C’était une erreur. Pourtant, tel un jeune devant son premier roman d’horreur, arrêter de lire n’est pas une option.

Les mots viennent à manquer, finissent par se tordre et pourrir. La joie qui semblait animer l’enfant un court instant n’est plus. Ma page se tourne. À leurs yeux, besoin d’exister. En son coeur noirci, la mort se montre solution, fin qui ferait du bien.

Les spectres pleurent, dansent; l’indésirable, l’indésirée. Leurs mains froides ne savaient que s’agripper à la vie, ils allaient l’emmener avec eux dans les limbes. Ma page se tourne. J’ai tenté de voler loin d’elle, en vain. «...»

Les images viennent à moi comme un livre pour enfant. Animées, sautantes, prêtes à faire pomper le coeur. La douleur me vient, voyant la silhouette tomber dans la main du malin. Je n’ai pas pu la prendre, l’attraper. Une force que je ne me connais pas.

Elle finit par faillir, quitter son front. Ma main s’éloigne, vient essuyer une larme de mes propres yeux. Plein de visions que je n’ai pu comprendre, qui me laissent un goût amer d’abandon.

Devant l’être pris de terreur nocturne, mes doigts se lient une fois de plus. Je vois une enfant perdue, à la merci d’un avenir-passé avide, affamé à force de sentir son inquiétude, sa peur. Une enfant qui voit tout le monde s’envoler, à jamais indésirée. Une marque encore sanglante et fraiche sur le grain de peau de l’humanité, quelqu’un d’abandonné.

Chinone n’a pas été facile à faire. Pourtant, elle a été faite. Construite.

Je ne suis rien de ce que je subis, je deviens celui que je suis. Comme on m’a fabriqué.

Elle est ce qu’elle a subi, ce qu’elle est se dissout. Comme on essaie de la reconstruire.

Ça restera mon secret. En échange, je lui montrerai le mien.

***

À jamais.

Jusqu’à ce que les oiseaux reviennent, que les étoiles se mettent à chanter. Jusqu’à ce que les fleurs s’ouvrent à nu, que le jardin donne vie à son prochain bourgeon. Jusqu’à ce que tes poumons soient remplis d’air pur, que l’humanité ne soit poussière, tu auras ta place ici.

Le temps n’existe pas.

Ta main rouge tenue par celle d’un oiseau bleu du paradis. Paralysée, incertaine, mais pas seule. Indésirée, abandonnée… jusqu’à maintenant.

Que cet instant dans mon jardin secret t’apporte plénitude, qu’il se nourrisse de tes larmes jusqu’à pouvoir t’offrir un magnifique bouquet; un cadeau à ton attention. Qu’il sache émerveiller ton coeur d’enfant et calmer tes cauchemars, comme il a pu sauver le mien et le préserver de la tempête.

Une seconde, c’est tout ce qu’il m’a fallu. Le bien que j’ai tenté de t’offrir ne repaiera jamais le mal que j’ai causé à mes propres valeurs, mais je voulais faire fondre la cire noire qui recouvre ton coeur, juste une fois.

Que tu puisses dormir paisiblement.

Que je puisse faire de même.

À demain.