Passionné par les arts depuis sa tendre enfance, Kirei avait vraisemblablement hérité de cet intérêt par sa mère. Si elle avait très tôt, participé à son éducation en essayant de l’instruire au mieux, elle était elle-même une artiste de talent, son domaine de prédilection étant incontestablement le dessin, la peinture, et l’application de diverses décorations sur des meubles et autres objets du quotidien. Ce n’est que plus tard qu’il eut la chance de découvrir le théâtre, lors de sa formation de moine au Haut Temple de la Création. Outre l’aspect divertissant, ou parfois intellectuel des représentations, il admirait l’esthétique mise en œuvre dans cette discipline. Costumes, maquillage, décors, musique, scénarisation, réalisation et interprétation, autant de domaines artistiques convergeant pour n’en former qu’un seul, encapsulant la mosaïque de l’existence.

Son affectation à Toge, avait ainsi suscité une certaine satisfaction chez l’Apôtre de Jashin, heureux d’officier dans un village paisible réputé pour sa tolérance et son raffinement, incluant son activité culturelle attirant de nombreux nobles venus de la capitale impériale. Au cœur de ce prestige, résidait le Théâtre Saruwaka-Za, célèbre à travers tout Onogoro pour son spectacle Kabuki. Un lieu où le jeune homme avait rapidement pris ses marques, se rendant régulièrement à ses représentations au point de devenir un authentique habitué. Loin d’être l’unique dans cette situation, il connaissait assez bien ses comparses férus de théâtre, avec qui il conversait des différentes pièces dès qu’elles touchaient à leur terme. Il avait également pu voir défiler bien des personnes au sein de cette enceinte sacrée.

Ce soir-là, son attention fut toutefois captée par une spectatrice qu’il n’avait encore jamais vu à cet endroit. Et pour cause : il s’agissait d’une Jounin de Jujou, en déplacement à Toge, dont la venue avait été notifiée aux représentants du Temple de la Lune ayant participé à son accueil initial. Ueda Chinone, dégageait effectivement une aura des plus particulières, une froideur et une affinité avec la Mort que le Faucheur ne connaissait que trop bien. Un constat peu étonnant, lorsque l’on savait la réputation de ladite kunoichi, mais qu’il pouvait désormais lui-même dresser en personne. Voyant en elle une potentielle consœur esthète, et artiste de la Mort, le disciple de Jashin ne pouvait aisément résister à sa curiosité et à cette attraction magnétique envers cette possible semblable.



Inclinant la tête avec déférence, le jeune homme aborda ainsi son interlocutrice d'un ton poli et solennel, peu après le terme de la représentation à laquelle ils venaient d'assister.

Le spectacle que j’avais avec Ao m’avait plu. Ne sachant que faire de mon temps, j’opte pour un second. Et pour un œil averti, nombre de secrets pouvait être révélés, mais si je doute que je trouverai quelque chose digne d’intérêt. Au moins je peux profiter d’une passe raffinée avant de rapartir pour Jujou. Vêtue en conséquence, kimono se soie rouge, brodé de fleurs et papillons, exposant mes meilleurs atouts, frôlant la vulgarité. Mes lèvres peintes du rouge de mes yeux et me cheveux coiffés avec un soin méticuleux.

Je sais ou je me trouve, je sais qui fréquente un théâtre et ce se sont ceux qui en ont les moyens, ceux qui ont les poches bien remplies. Je ne vais pas détonner en portant un habit moins prestigieux. Siège de choix, je profite d’un spectacle bien fait. Mais mon regard, encore une fois, glisse sur les sorties, les compte. C’est inutile, mais plus fort que moi. Mon esprit s’éveille à la possibilité de devoir frapper ou d’être attaqué. Rare sont les moments où je me détends. Tout mon être me le rappelle vicieusement.

Je ne prends habituellement pas ce temps pour moi. Si je me retrouve dans cette situation, il y a une raison. Jamais pour me divertir, toujours avec l’intention de créer diversion, de pourvoir un mensonge ou de planifier un nouveau meurtre …

Tendue. Incapable de profiter du moment. Tant pis. Je reste immobile jusqu’à la fin de la représentation et une fois cela fini, je me hâte de sortir. Un bar. Il me faut un bar, c’est beaucoup plus relaxant. Ou si ce ne l’est pas, l’alcool le rend.

Interception. Je me saisis. Et me retourne vers l’homme. Il connait mon nom, mais je n’ai aucune idée de qui il peut bien être. Chevelure blanche, stature impressionnante. Je mets mon masque une fois de plus. Petit sourire coquet, rire cristallin, satisfait. Le mensonge se peint sur mon visage. Devant sa flatterie je semble m’adoucir.

Il semblerait que le bar sera pour plus tard, puisque sa façon de m’aborder m’intrigue. Ma philosophie ? que connait-il de ma philosophie. J’aimerais bien savoir. Politesse répondue par la même, je m’incline doucement, puis plante mon regard vermillon dans le sien.

Je jauge, je le teste, mon expression ne sourcille pas. Bienheureusement flattée.




D’un geste fluide, j’ouvre mon tessen et l’agite doucement devant mon visage. Je suis curieuse. Beaucoup plus que je ne le voudrais.




C’était un jeu, comme chaque fois. Je joue souvent avec ma nourriture qu’on me dit. Le plus ils m’embêtent, le plus je joue.

Outre cette aura caractéristique que dégageait la jeune femme, il était aisé d'affirmer que son apparence et la démarche qu'elle arborait était également de nature à attirer l'attention. Déployant son éventail, légèrement mais élégamment apprêtée, elle renvoyait à première vue l'image d'une diva, qui n'était point sans évoquer dans l'esprit de Kirei une version un peu plus décomplexée et ostentatoire de Shizuka. Il ne fallait pourtant s'y tromper. Derrière cette humeur badine et cette flamboyance, se terrait une froideur certaine, et bien des victimes avaient dû succomber à ce piège. Cependant, cette politesse et cette disponibilité, qu'elles furent honnêtes ou non, contribuaient indiscutablement à détendre l'atmosphère, et mettait le jeune homme plus à l'aise, lui qui espérait ne guère l'avoir dérangée outre mesure en l'abordant de la sorte.

La Jounin semblait a priori prête à lui accorder un peu de son temps, ce qui ravissait intérieurement l'Apôtre de Jashin qui ne laissa pourtant filtrer qu'un discret sourire. S'interrogeant sur le lieu où ils pourraient poursuivre cette conversation, il apparaissait naturel qu'en tant que Togejin, il  était le mieux placé afin de suggérer un endroit adapté. Elle suggéra également qu'ils s'appellent mutuellement par leur prénom. Une proposition qui ne le dérangerait aucunement, mais qui le surprit malgré tout un minimum. Il était rare que des inconnus, a fortiori des personnes plus âgées et plus haut placées dans la hiérarchie, suggèrent ce type de proximité. Était-ce là un moyen de créer un faux sens de familiarité, afin de gagner la confiance de son interlocuteur ? Dans tous les cas, le jeune homme se voyait mal décliner cette requête, tandis qu'elle venait d'accéder à la sienne.



En tant que moine, Kirei ne buvait officiellement pas d'alcool. En réalité, nombre de ses homologues, ainsi que lui-même, étaient parfois amenés à en consommer à l'occasion de certaines festivités religieuses. D'autres affirmaient même ne pas violer le Second Précepte tant qu'ils buvaient avec parcimonie, et préservaient leur santé tout comme leur lucidité. S'il n'appartenait guère à cette catégorie, il lui arrivait donc ponctuellement de goûter à l'alcool, mais ne préférait montrer cette tendance en public afin d'éviter d'attirer l'attention. C'est ainsi que le tandem prit la direction de la taverne, leurs tenues raffinées et celles des nobles quittant le théâtre, se distinguant clairement de celle de la foule encore relativement dense dans les allées en ce soir de pleine lune.

Je ne suis pas de la région. C’est un fait, une observation froide. Je ne suis pas apte à choisir là ou nous poursuivront notre discussion. Je laisse donc Mahayana Kirei en décider, opinant d’un air faussement joyeux à sa proposition. Faire office de chaleur face à un interlocuteur, en général, aidait à délier certaines langues, plus facile de partager se qu’on a à l’esprit lorsque la personne devant nous est réceptive, non ?

Je le suis, curieuse de voir ou il me guidera. Il me semble être un homme de goût si je me fie aux premières impressions, mais même si ce n’est pas le cas, ma curiosité est suffisamment piquée pour en accepter un peu de bas de gamme si cela me permet de savoir ce qu’il veut.

Si je suis flattée d’être reconnue, il n’en reste pas moins que c’est un problème. Dans mon art, l’anonymat est essentiel et je ne suis pas anonyme en ce moment. Je veux savoir comment il me connait. D’où. Mieux encore : est-il une menace ?

Et je lui souris, doucement, gentiment, presque séductivement. Bas des paupières, mon regard écarlate cherchant le sien à chaque fois qu’il pose les yeux sur moi. La lueur de la lune, la foule, l’endroit … Tout semble différent aussi loin de Jujou.

Il ne tourne pas autour du pot. J’aime bien. C’est plus efficace ainsi. Entre guerrier de l’empire, n’est-ce pas plus simple d’aller droit au but ? Bien que je ne fasse pas réellement dans le simple en général. Fascination morbide, question déroutante … Enfin, pour qui que se soit qui ne sois pas moi.

Rire cristallin. Sourire joyeux.




Je baisse les yeux un instant, fixe la table devant moi et remonte mon regard vers lui, mon expression bien différente d’un peu plus tôt. Images sanglantes à l’esprit, souvenir des tourments que j’ai imposé. Bienheureuse, voilà ce qu’on lit dans mes yeux lorsque j’ouvre de nouveau la bouche. Je parle d’un ton léger, amusé … déçu :





Soupir. Déception. Jouer n’est pas toujours simple. L’humain brise trop facilement. L’esprit des plus faibles étaient trop linéaires et les techniques plus crues et sans originalité les faisaient parler avec beaucoup plus d’entrain que celles plus raffinées, plus alléchantes et surtout plus amusantes.

L'une des premières impressions qui se dessinait dans l'esprit du Faucheur, était incontestablement l'aisance que renvoyait la Jounin en sa compagnie. Il était délicat de déterminer si elle ne faisait que jouer un simple rôle, si ses questions pour le moins atypiques avaient au contraire réellement saisi son intérêt, ou s'il s'agissait simplement de son tempérament naturel. Il ne la connaissait guère suffisamment, et ne l'avait jamais vue interagir dans d'autres circonstances, afin de se forger un avis éclairé. Son joyeux sourire et son rire mutin, a fortiori lorsqu'elle se voyait poser le type de questions que le prêtre venait de formuler, signifiaient dans tous les cas qu'elle était bel et bien différentes de la plupart de ses homologues.

Il put toutefois percevoir un bref changement sur son délicat fasciés, avant qu'elle ne se confie au sujet de son ressenti lorsqu'elle interrogeait ses victimes. Des propos qui suffisaient à glacer le sang de bien des individus, et qui intriguait d'autant plus l'Apôtre de Jashin. Venait-elle simplement de lui avouer certains penchants sadiques, ou cherchait-elle seulement à le tester ? Peut-être les deux. Si d'un côté, il condamnait la violence gratuite et la cruauté dont étaient capables les hommes envers les innocents, les personnes qui finissaient entre les griffes de Chinone étaient loin d'être exemptes de tout reproche. Un châtiment qu'il ne pouvait s'empêcher de trouver mérité, a fortiori lorsqu'il apportait le Salut à des êtres détestables, qu'il aurait à titre personnel souhaité voir punis dans le monde temporel.



Sans aucune forme de jugement, Kirei cherchait avant tout à mieux comprendre la personne qui se trouvait à ses côté, et indirectement, à élargir le spectre de ses expériences. Cependant, la torture et ses dérivés était une chose. Donner la Mort en était une autre. Prendre plaisir à briser un esprit, à affirmer son ascendant, ou tout simplement à punir un fauteur de troubles, était différent d'ôter la vie avec sang-froid. Il n'était d'ailleurs pas à exclure que Chinone achevait peut-être certaines de ses victimes. En tant que disciple de Jashin, il souhaitait justement approfondir le rapport que son interlocutrice, à la si sulfureuse réputation, pouvait entretenir avec la mort.

Si sur le coup, ses questions me désarçonnent, si elles me mettent un peu face à toute ces choses que j’ignore habituellement, volontairement, me voilà au pied du mur. Je peux mentir, nager à contre sens, mais dans quel but ? Je n’ai aucune raison de mentir ou prétendre aimer chaque seconde ou pire prétendre les détester. Il n’est rien ni personne et notre échange n’est qu’à nous.

Mes mots m’échappent dans une vérité fracassante.



Réponse sincère, me surprenant moi-même.



Vengeresse. Je me venge de tout et de rien. Tout ce qui m’est infligé, je le rends au centuple au premier qui se montre coupable de m’irriter. La moindre faute, la moindre douleur. J’aime donner, j’aime rendre.



Sourire sans saveur, totalement faux. Volontairement faux. Aucune malice dans les yeux. Pourtant, c’était la première fois que je mettais en mots ma haine de l’humain, mon idée préconçue que nous sommes tous coupables. Et je donne. Je donne de la douleur. Je me venge. Je venge ceux et celles qui n’en on pas la force. J’ai beau mentir, j’ai beau me dire que je n’ai rien à faire de mes pairs et pourtant, je prends encore mon tessen et l’agite. J’ouvre les jambes et tue sans sourciller.



Je suis fière de tuer, je suis dégoutée, je suis justifiée. Mon existence et mon malheur ont un sens. Mon devoir devient ma raison d’être. Tuer est ma raison d’être. C’est mon pêcher, ma salvation, tout ce que je suis et tout ce que je ne serais jamais. Une perfection qui m’échappe.

La réponse de Chinone paraissait sincère. Si elle ne risquait rien à dévoiler son ressenti, ce qu'elle admettait n'était toutefois que rarement bien accueilli par le commun des mortels. Plus que du sadisme ou du simple plaisir, la véritable source qui l'animait commençait peu à peu à se dessiner. Quelque chose de plus sombre d'après ses propres mots, mais peut-être aussi, beaucoup plus noble. La suite de son témoignage dévoilait un désir de vengeance, ou plutôt, de rétribution. Un sentiment que toute victime d'une exaction avait certainement pu ressentir, et il n'était pas rare de les entendre dire qu'elles souhaitaient les pires atrocités à leur bourreau. Qu'il paye pour ce qu'il avait pu leurs faire. Si la Jounin n'était, a priori, point une victime, ses sentiments restaient presque universels, et tout à fait compréhensibles.



Son interlocutrice ne pouvait pas le savoir, mais il faisait référence à ses dilemmes d'éthique, lorsqu'il apportait le Salut du Seigneur à des êtres malfaisants, qui a ses yeux, ne le méritaient pas. Il trouvait son réconfort dans l'idée qu'il rendait alors ce monde meilleur et un peu plus soutenable, jusqu'à la manifestation du Renouveau. Si lui-même n'était pas capable d'altruisme, comment pouvait-il espérer que d'autres fassent de même ? Il se résignait ainsi à délivrer même les moins méritants. Un dilemme que de nombreux prêtres pouvaient d'ailleurs connaître sans même devenir Jashinistes. Les Cinq Préceptes commandaient de faire preuve de bienveillance envers son prochain, sans discriminer entre les bons et les mauvais. Théoriquement, un être malfaisant, méritait autant le soutien et la guidance des moines qu'une âme pure et innocente...

Aux yeux de Chinone, tout le monde était en quelque sorte coupable à son échelle, et elle avait certainement raison. Ceux qui se retrouvaient sur son chemin, étaient incontestablement de la pire espèce, et il n'était donc pas surprenant de l'entendre agir comme elle le faisait, ou de ressentir cette satisfaction à s'occuper d'eux. Elle jugeait la mort nécessaire, et de ce qu'il comprenait, l'accomplissement de son devoir lui apportait un réel contentement. Le portrait que pouvait dresser le Faucheur s'affinait de plus en plus, et à première vue, il n'aurait imaginé cela chez la Jounin de Jujou. Peut-être que quand elle torturait ses victimes, c'était son devoir que de les punir, et elle tirait alors plaisir de cette vengeance qu'elle exerçait. Quand elle assassinait, elle ressentait la satisfaction du devoir accompli. Un profil complexe et des plus intéressants...



A son tour, il s'était naturellement mis à la tutoyer. Si elle était dévote, il était désormais intéressant de connaître les dieux qu'elle priait. Et si elle était athée, de déterminer les raisons de sa non-croyance. Le monde actuel était laid, cruel, et injuste : le monde du Kamisuuhai, créé par l'infâme démiurge Izanagi, et la nécessité du Renouveau de Jashin pouvait être comprise de tous...

Le personnage devant moi est clairement plus complexe que ce que je pensais originalement. Normalement, je me serais attendue à le voir prendre ses jambes à son cou, à m’insulter, à dénigrer mon regard sur la vie et la mort. Il partage ma vue d’un châtiment juste et je n’en demande pas plus.

Croyante ? Mon air coquet tombé depuis un moment déjà, je me contente de sourire lassement. Je crois que l’humain est ignoble. J’y crois de toute mon âme. Mais je sais que ce n’est pas ce qu’il veut dire. C’est un moine et il me parle du divin.

Un divin qui ne m’a jamais rien montré, jamais rien offert. Je ne crois pas au divin. Je crois en l’homme. En l’homme et ses atrocités. Ce n’est probablement pas ce qu’il veut entendre, mais c’est la réalité. Moi qui mens comme je respire, me voilà à peser mes mots et à m’assurer de leur véracité … N’est-ce pas amusant ?



Je fais une courte pause avant de me tourner vers le sujet qu’il souhaite aborder. La foi. Est-ce une tentative pour l’éviter ? Peut-être. Mais je sais que c’est inutile. Mon publique est religieux avant tout.



J’ouvre la porte, je le laisse tâter l’idée. Va-t-il tenter de d’entrer et de m’exposer son point de vue ? Me laissera-t-il dans mon athéisme en paix ? Je dois avouer que je suis curieuse de voir. Étrange personnage dont les questions morbides et dont la mort inspire de venir jusqu’à moi, iras-tu jusqu’à m’ouvrir les portes de tes croyances ?

Je le fixe sans un mot de plus, avec une intensité rare dans mes prunelles. Mon expression maintenant aussi neutre qu’à son habitude, étrangement, c’est un signe d’intérêt dans mon dialecte privé. Je ne cherche pas à jouer ou plaire. Je ne sous-estime pas, mais j’écoute. Avec intérêt.

Si aux premiers abords cette discussion n’était que pour satisfaire quelques curiosités malsaines à l’égard de ma propre réputation, maintenant, mon interlocuteur à réellement mon attention. Je veux voir ou cela va me mener, nous mener. Car il faut être idiot pour parler de religion avec un moine et ne pas s’attendre à ce que la conversation prenne un tournant vers un certain fanatisme.

Dis-moi, qu’est-ce qui t’obsèdes ? Qu’est-ce qui t’a mené à moi ?

L'expression de la Jounin s'était faite peu à peu plus sérieuse, ou solennelle, ce qui suscitait grandement l'intérêt du Faucheur, heureux de lui offrir une tribune où elle pouvait librement se confier sur ces thématiques difficiles. Avant de répondre à sa question, elle prenait la peine de réfléchir, et formulait une très juste remarque : il était certainement plus intéressé par une réponse sincère, qu'une réponse socialement acceptable. Cependant, il ne lui aurait reproché de choisir la seconde option, en ce qu'il n'était pas simple de s'exprimer sur ce sujet. Souriant à son interlocutrice, il acquiesçait à ses propos, écoutant la suite avec attention.



Il disait à son tour la vérité, bien qu'en tant qu'Apôtre de Jashin avant tout, il pouvait aisément tenir ce genre de déclarations sans s'en vouloir. Comment pouvait-on croire à quelque chose de plus grand, lorsque ce monde était ravagé par la misère, l'injustice et la souffrance ? Si les Dieux en étaient responsables, méritaient-ils alors d'être priés, ou vénérés ? Izanagi le créateur, avait injustement répudié sa propre femme, abandonné, voire éliminé ses propres enfants. Il n'y avait nulle raison de croire en la grandeur d'un être aussi abject. Encore moins de se dévouer à lui. Kirei pouvait observer le regard de Chinone le fixer d'autant plus profondément, scrutant avec attention ce qu'il s'apprêtait à faire des révélations qu'elle venait de lui offrir. Il pouvait voir en ses yeux une attente particulière, qui représentait peut-être pour lui une opportunité d'approche. Il devrait néanmoins faire preuve de prudence.



Une simple fable mythologique, dont la narration en cet instant particulier était pourtant loin d'être innocente.

Parler à un moine mène nécessairement à une conversation théologique, c’est pourquoi en général je ne le fais pas, mais me voilà à discuter avec cet homme, cet inconnu. À lui révéler sans filtre que la mort coule sur moi bien plus souvent que la pluie, que je vengeance et haine … que l’homme n’est que scélérat sous un million de formes différentes.

Mais ses propos me prennent par surprise. Moi qui m’attends à me faire ouvertement dire que je suis un monstre – chose dont j’ai plus que l’habitude et qui ne m’aurait en un rien choquer ou même outre – je me retrouve à la place, mise devant autre chose. Des propos frôlant l’hérésie et le criminel. Pourtant nous y voilà, nous parlions bel et de Jashin. Sans même mâcher nos mots, sans même les cacher … Cet homme a toute mon attention.

Et si je fais une erreur, je me cacherais derrière les couverts d’un millier de mensonges. Si ce n’est qu’un test, je dirai vouloir enquêter, je dirai que je l’ai pris pour un de ses hérétiques pour un de ses monstres – monstres dont la vérité ressemble étrangement à la mienne.



Je ne suis pas loquace, je ne l’ai jamais été, mais ce simple mot est plus puissant, plus fort que n’importe quel coup de tonnerre, que n’importe quel hurlement. Dis-m’en plus. Convaincs-moi.

Le divin n’existe pas, mais je veux savoir ou cela mènera. Derrière les cultes, derrière les dieux se cache beaucoup plus qu’il n’y parait. Si je ne crois pas à la main divine, je crois au moins sans même hésiter à la corruption, à tout ce qui est de plus dégoutant dans ce monde et que justice sera faite. L’homme est une raclure de la pire espèce, un prédateur pour lui-même. Jashin, qu’il existe ou non en est la preuve.

L’homme devant moi me semble si amiable, mais au final … il est probablement comme moi, trempé de sang et de haine – au moins celle de ses ennemis si elle n’est pas sienne.

Et puis … un homme qui tue sans haine et encore plus dangereux que moi.

La réaction laconique de la demoiselle pouvait en dire davantage que bien des mots. Mais il était particulièrement difficile d'interpréter correctement cette réaction. Était-elle fondamentalement intéressée ? Simplement curieuse ? Ou au contraire, totalement désengagée de ce sujet de conversation qui dérivait trop profondément vers la théologie ? Il était également possible qu'elle cherche à le tester, ou simplement à se moquer de lui. Autant de perspectives qu'il était difficile d'appréhender en si peu de temps. Le Faucheur marqua d'ailleurs une pause après son intervention, et la réponse de Chinone, prenant le temps de réfléchir brièvement, tout en lui adressant un sourire.

De toute évidence, dans cette situation, la meilleure des choses à faire consistait peut-être à jouer la carte de la neutralité. Ne point s'engager déraisonnablement dans des propos qui pourraient devenir hérétiques, sans pour autant renoncer à tester les eaux. D'autant plus qu'effectuer un volte-face aussi soudain, pouvait tout autant susciter les doutes et la suspicion de son interlocutrice. D'ailleurs, au point où ils en étaient, il ne servait à rien de taire le nom du Seigneur, ou de tourner davantage autour du pot. La question serait désormais de savoir comment elle réagirait face à une telle évocation, et s'il devait lui-même faire preuve de méfiance, elle aussi prenait un risque en trahissant certains biais.



Une manière pour lui de détendre un peu l'atmosphère, tout en continuant de discuter de l'épineux sujet dont il était question. Si la Jounin ne croyait point en le Kamisuuhai, et en se basant sur le discours qu'elle avait pu tenir jusqu'à présent, il n'était pas insensé d'espérer qu'elle ait pu un jour envisager de rejoindre le Culte du Seigneur. Et si ce ne fut pas le cas à l'époque, peut-être que maintenant, l'idée pourrait commencer à faire son chemin...

Ai-je le temps maintenant ? Une question que je ne veux pas nécessairement répondre. Je ne crois pas au divin, non seulement jamais n’ai-je eu la preuve de son existence, mais de m’en remettre au divin a toujours été vu comme de la faiblesse par Ichizo. Une bonne kunoichi n’a pas besoin de l’intervention d’un dieu.



Car il est désormais évident que nos propos ne peuvent qu’aller dans un sens. Un sourire sans l’ombre de sincérité fait son chemin sur mon visage avant que je ne détourne le regard, un court instant. Est-il en train de voir si je suis moi-même jashiniste ? Ou tourne-t-il autour du pot car il ne veut pas m’admettre qu’il l’est ?

Son petit discours me laisse perplexe. Il a hésité à devenir moine pour ces raisons, mais il l’est tout de même. Je repose mon regard dans le sien, cette fois-ci, mon expression se veut curieux. Je ne comprends pas ce qui l’avait poussé à dédier son corps et son âme au divin si son cœur balance quand même vers autre chose. On ne choisit pas ce genre de chose par dépit, enfin, normalement. Par devoir, oui, parce qu’on n’a pas le choix, aussi, par amour ou dévotion-même, mais pas par dépit.



Je n’aime pas ne pas comprendre quelque chose et l’homme devant moi me semble de plus en plus une énigme.

Le prêtre de Tsukuyomi pouvait entrevoir le genre de vie qu'avait pu mener son interlocutrice, avant d'occuper la place qu'était aujourd'hui la sienne. Une existence dédiée au Devoir, qui ne lui laissait que peu de temps pour avoir le luxe de se permettre des interrogations philosophiques ou métaphysiques. Tout le contraire de lui-même, qui pour sa part, n'avait fait que baigner dans ces questions depuis qu'il avait intégré le Haut Temple de la Création, voire encore bien avant, lorsqu'il ne pouvait que déplorer la misère et la souffrance qui frappaient son village et son entourage.

Généralement, la religion pouvait offrir pour certains une forme d'enchantement, une lueur d'espoir, mais dans le cas de Chinone, elle ne s'en était jamais préoccupée. Le problème ne semblait même pas être quel Kami devait-elle prier, mais existaient-ils déjà de base, et si oui, pour quelles raisons devrait-elle se dévouer à l'un ou à l'autre. Personne ne pouvait servir le Seigneur, ou n'importe quelle divinité, avant d'accomplir un minimum de cheminement spirituel. Bien sûr, ils existaient toujours des exceptions, mais elles n'étaient jamais un modèle de réussite ou de fiabilité. La priorité consistait dès lors à rétablir la Jounin sur le chemin de la Foi.



Kirei sourit et acquiesça à la remarque de la jeune femme, qui il est vrai, aurait pu quitter la table depuis longtemps si elle se sentait facilement offensée. Elle lui posa alors une question à laquelle il s'était préparé, en ce qu'elle était parfaitement logique au regard de ce qu'il venait de dire. On pouvait légitimement se demander pourquoi il était devenu prêtre, et servait le Kamisuuhai, après avoir confié les propos qu'il avait pu tenir quelques instants plus tôt. S'il ne pouvait encore se permettre de dire toute la vérité, il ne comptait guère pour autant mentir, et envisageait de se servir de son propre cas personnel comme exemple, afin de montrer à la demoiselle que le Divin était envisageable.

Évidemment, je me doutais avant même de le dire qu'il me demanderait si maintenant j'avais le temps. J'hésite un court instant, autant mettre toutes les cartes sur la table, sinon je ne tirerai rien de cette rencontre. Ma décision est faite. Je ferai un peu de temps pour cette porte qui s'ouvre aujourd'hui.



J'insinue sans aucun honte que le temps que j'octrorais au divin ne serait pas pour un autre culte. Derrière son questionnement, j'ai l'impression qu'il y a bien plus que de la simple coïncidence. Il n'a pas mentionner Jashin par pur hasard. Et chaque fibre de mon être veut comprendre pourquoi nous en sommes à cette discussion.



La question est difficile. Comment convaincre quelqu'un de croire ? Pour les esprits simples, une apparition divine suffit. Pour les âmes errantes sans attanche, une communauté qui les intègre, la foi suivra d'elle-même. L'humain est social après tout. La solitude ne convient pas. Pour les craintifs, la peur. Pour septiques, les désabusés une raison de vivre, un but, un sens.



Je ne suis pas religiueuse, mais je connais le fonctionnement de l'esprit humain et le fanatisme religieux assez pour rebondir sur les propos de Kirei. Son histoire de tolérance et de bienveillance n'a pas d'écho chez moi, c'est plutôt sur les propos concernant Jashin que je me permets de m'exprimer.



J'hausse les épaules d'un coup. Je ne crois pas que les dieux existent, mais s'ils existent, même un empereur aux droits divins n'est pas divin pour autant. Un homme de politique ne peut retirer un dieu du panthéon. Enfin, c'est l'argument que je défenderais si j'étais quelque peu croyante.

La décision de banir le jashinisme était poilitique avant d'être religieuse de toute façon.

Une manière d'affirmer que le Culte du Seigneur était bel et bien aujourd'hui prohibé, mais que si son interlocutrice se retrouvait dans ses préceptes, alors elle ne devait pas hésiter à se convertir de peur d'en subir les représailles. En aucun cas la Loi ne pouvait définir les croyances individuelles, qu'il s'agisse du Jashinisme, ou bien d'un autre culte, et tel était le message que Kirei tentait de transmettre à son interlocutrice.

Ses interrogations étaient d'ailleurs des plus intéressantes, se demandant ce qui serait de nature à la convaincre de l'existence des Kamis, elle qui se disait jusqu'à présent athée. Réfléchissant à la question, elle semblait relier le divin à la croyance en une cause plus grande, qu'il serait alors possible de rattacher à un dieu en particulier. Une manière de faire qui correspondait assez bien à la manière dont le Souhei s'était dévolu à Tsukuyomi, puis au Seigneur.



La jeune femme avait-elle une cause ? Et si tel était le cas, comment la convaincre de l'existence du divin ? Car croire en Jashin, c'était également croire en toutes les autres divinités, quand bien même pouvait-on en mépriser certaines. Tout particulièrement Izanagi. A ce titre, l'Edenisme s'éloignait peut-être encore davantage du Kamisuuhai que le Jashinisme, en ce que pour cette secte, tous les autres dieux n'existaient même pas. Bien sûr, des fidèles suivaient peut-être la Parole du Seigneur simplement car ils aspiraient à réparer le monde actuel, et qu'ils étaient séduits par l'idée du Renouveau. Ou pire, tout simplement afin de justifier leurs meurtres. En réalité, ils n'étaient aux yeux du Faucheur que des païens ou des barbares. Encore trois ans de cela, Jashin faisait partie du Kamisuuhai.

Les autres propos de Chinone trouvaient un écho tout particulier aux oreilles du jeune homme, hochant la tête en signe d'acquiescement. Ils illustraient parfaitement ce qu'il cherchait à dire précédemment, en ce que même si le pouvoir temporel pouvait déclarer tel ou tel décret, cela n'effaçait en rien la parole divine. En l'occurrence, ce n'était point car l'Empereur voulait bannir le Jashinisme, qu'il effaçait l'existence du Seigneur et de sa religion. Cela était valable pour n'importe quel culte, si bien qu'en réalité, nul ne devait se laisser intimider par les lois afin de définir ses croyances. Il était capital de préserver sa liberté de pensée, une indépendance d'esprit, pour quelque chose d'aussi fondamental que la religion.

Évidemment, Kirei est  un homme de foi. Il ne me dira pas de de pas me vouer à la religion à cause d'un homme qui l'a interdit. Si normalement, les  moines n'en parle pas, garde le tabous pour eux et qu'ils prétendent au moins être d'accord  avec  la décision de l'élu des dieux, l'empereur, mon interlocuteur se tient fermement contre le  courant. Incitant définitivement à prier et vénérer un dieu prohibé.

Il a raison quelqu'un qui croit réellement ne va pas cesser de croire du jour au lendemain, il le  fera en secret, dans les ombres  et gardera près de son cœur sa croyance. Et c'est justement ce qui me fais douter de Kirei. Est-il l'un  d'eux? L'un de ceux qui croient mais qui garde tout près de leur cœur le dieu qu'il servent de peur de représailles ?



Il est tentant  de vouloir croire au divin, de trouver des réponse à l'inexplicable et de se laisser bercer des contes et fables de la création du  monde. Il est facile de croire qu'un être supérieur veut porter  sa touche au monde, aider à  le  façonner à son image. Facile à croire, difficile à prouver, car le divin ne touche jamais le commun des mortels.

Peut-être qu'un guide éclairer  pourrait mon montrer exactement ce  que je dois regarder pour y  voir du divin ? Mais comment croire à  quelque chose  qui ne peut être vu ni être toucher ?

Je crois que le peuple Ebisu est répugnant, sale et sans  compassion réelle, je l'ai vu, je l'ai touché. c'est  irréfutable.

Mais je repousse un peu ces pensée. Mieux vaut ne pas trop s'épancher sur  ce que je crois, mais plutôt, sur ce que lui croit. Je veux comprendre pourquoi il est si ouvert  à l'idée de discuter Jashin. Évidemment, je ne suis pas bête,  il n'est pas contre la philosophie qui accompagne le dieu déchu, mais  à quel point ? Malheureusement, je  ne m'y connait pas assez pour pousser la question.  Sa  dernière  question  m'arrache un  rire sarcastique.



Choisir de croire en quelque chose est  impossible.  Croire est un sentiment, un attachement,  comme on  ne choisis pas ce qui entre ou sort de son affection, on ne choisis pas  sa  foi.  Même si quelqu'un voudrait croire désespérément, cela  ne le ferait  pas croire  pour autant. Il  agirait  comme un croyant, mais le serait-il  ? Probablement pas.  Il serait un menteur. À l'image de ceux  qui croient en  Jashin, ils  ne  cessent pas d'y  croire parce  qu'un homme l'a qualifié de pervers, de  faux.  S'ils y  croient réellement, ils y croirons  encore après, mais prétendront ne  pas  le faire si on leur pose  la  question.



Aucune accusation, simple curiosité.  Si nous voulons approfondir notre échange et cesser de  tourner  en rond, cette question  est en réalité la seule qui compte vraiment.