Je me tenais devant le grand temple du feu, le regard dirigé vers les immenses statues qui prônaient à son entrée alors que défilaient les nombreux religieux qui en avaient été chassés. Mon œil, aussi sévère que fatigué, était animé par autant de mélancolie que d'une colère froide. Une mélancolie qui marquait une époque révolue, une colère qui résonnait en moi faute de tout le gâchis que représentaient les derniers évènements. Mais je demeurais là, silencieuse et imperturbable, la lame de mon katana plantée dans le sol et mes mains appuyés sur le pommeau, comme si j'attendais quelque chose. La réalité était que j'étais totalement prisonnière de mes réflexions.  

Je ne pouvais pas prétendre être une croyante comme toutes les autres, parce que je ne faisais jamais rien dans les règles. Si en tant que fille de forgeron, il me fut naturel de me tourner vers Kagutsuchi, je n'avais rejoint le culte des carbonistes qu'afin de retrouver Sojiro et d'obtenir les réponses à mes questions dans le but de le sauver. Je l'avais retrouvé... mais j'avais été amené à le tuer de mes propres flammes. Alors, je savais qu'il m'aurait été facile de tourner le dos à ce culte, de m'en laver les mains, de reprendre ma vie là où je l'avais finalement laissé il y avait de cela des années. J'étais libre de tout abandonner, ici et maintenant, devant ce temple. Je ne devais rien aux hommes, ni même aux carbonistes.

Pourtant, quand le grand édit impérial était tombé, que je sus que tous ceux qui avaient été mes camarades de foi étaient relégués à redevenir des âmes égarées, je ne pouvais m'empêcher de penser que c'était la plus conne des décisions à prendre. Yoichi avait trompé tout le monde afin d'assouvir ses propres désirs et avait entrainé dans sa chute tous ceux qui croyaient en ces préceptes. Oh, bien entendu, aveugles étaient tous ces idiots qui n'avaient pas remis en cause toutes ces idées, mais j'avais pitié d'eux. En les chassant du seul endroit où ils se sentaient en sécurité, on les balançait dans la fosse. Plutôt qu'à essayer de les réhabiliter, on prenait le risque de créer de nouveaux dissidents. Il n'y avait rien de plus dangereux que des personnes qui n'avaient rien à perdre.... d'autant que deux vents contraires soufflaient déjà dans leur rang...

La nuit dernière, avant que tout le monde n'eut à quitter le sanctuaire, un nouveau prédicateur avait été élu : Kamui. J'avais moi-même appuyé cette décision pour des tas de raisons évidentes : il appartenait au culte depuis longtemps, je savais qu'il ne partageait pas le délire de Yoichi, il était un homme bon, un enfant de cette région, et bien entendu, il avait la confiance d'un grand nombre de carbonistes. Cela faisait des années qu'il était gardien et il avait travaillé aux côtés du Prédicateur. Il connaissait le boulot, bien que la charge qui l'attendait allait être bien plus lourde à la vue du bordel qu'avait mis son prédécesseur. De plus, en tant qu'ancien soldat de Sakyuu, il était à même de parlementer avec les autorités si nécessaires. Il en connaissait aussi les rouages.

Laissant échapper un soupir, je finis par ranger mon arme dans son fourreau. Finalement, ce n'était pas le temps des adieux, ma quête n'était pas terminée. J'avais encore des réponses à trouver... mais en attendant, il me fallait aller à la rencontre de ma belle flamme désemparée. Il me fallut guère de temps pour reconnaître sa silhouette parmi toutes les autres, mais je me désolée de le voir déjà si las face à la tâche qui l'attendait. Compatissante, j'essayais d'afficher un petit sourire quand j'arriva à sa hauteur.

" Tu te poses trop de questions. Tu sauras quoi faire le moment venu....mon cher Prédicateur... mais si tu veux mon avis, je pense qu'il faudrait trouver une nouvelle maison. "

C'était ce qui me semblait prioritaire, essayer de rassembler tout le monde, de panser les plaies, et d'éviter que le souvenir des pensées moisies de Yoichi embruma encore quelques personnes perdues.

" Je ne connais pas assez bien tout le pays pour te souffler la solution, mais tu sais que tu pourras compter sur moi pour te porter mon aide. En attendant, il faut veiller à ce que les soutiens de l'autre dégénéré n'empoisonnent pas l'esprit des autres... "

Reconstruire un sanctuaire, c'était à la portée de tous. Soignée une âme, c'était une tout autre paire de manche.

Ma belle flamme semblait bien fatigué, comme s'il trimait déjà depuis des années à la tâche ingrate de gouverner tout un groupe de gueules cassées. Je ne pouvais que compatir, comme je le plaignais dans le même temps. Il était clair que je ne voulais pas être à sa place. Néanmoins, cela ne m'empêchait pas de lui témoigner mon respect et par ma présence, je tentais de lui prouver que je ne le laisserais pas tomber dans sa galère.

" C'est toujours plus facile à dire qu'à faire... sinon ça se saurait. "

J'avais les mains dans les poches, les fouillant pour en retirer un paquet de clopes avant d'en tirer une pour me la fourrer dans le bec. Immédiatement, je l'allumais, en pris une bonne bouffée avant de laisser échapper quelques ronds de fumée. J'écoutais calmement la réponse de Kamui, et cette dernière me fit sourire.

" Ha! La vraie âme d'un chef, hein ? Au moins, on a pas le temps de niaiser. Je suis certaine que cela va rassurer tous le monde. "

D'un geste du menton, je montrais les fidèles qui continuaient à défiler. Ils auraient au moins un point de chute, même si tout était à faire. Mais Kamui mettait le doigt sur un problème bien différent. Politique dans un premier temps. L'Empereur avait officiellement dégagé tous les carbonistes, bien qu'il ne les avait pas jugé ennemis d'Etat. Ce n'était qu'une demi- condamnation parce qu'il se pourrait que dans l'inconscient collectif, on colla le problème de Sakyuu sur leur dos. C'était à moitié vrai techniquement, mais cela reposait surtout sur l'influence de Yoichi.

" Je ne sais pas à quoi pense les autorités, mais même si elles ne condamnent pas le carbonisme en tant que tel, ça ne signifie pas qu'elles les acceptent non plus. Peut-être attendent-elles que des conflits internes finissent par bouffer le mouvement... ou bien imaginent-elles que le carbonisme va s'éteindre de lui-même. "

Je haussais les épaules, ne sachant que penser de cette décision.

" En tout cas, si tu as un pépin... Je connais quelqu'un à Sakyuu qui pourra t'aider. Sabaku Shiro. C'est un jonin et un ami. Je lui fais autant confiance qu'à toi. Si tu lui dis que c'est moi qui t'envoie, il te soutiendra aussi. "

Même s'il était athée, il était avant tout un homme de paix qui voulait protéger les civils. Qu'importait sa profession de foi après tout, du moment que l'on se marchait pas dessus et qu'on foutait pas la merde.... pas comme les nouvelles torches humaines.

Quand il cita le nom de "Mater", je ne pus m'empêcher de grogner. Je l'aimais pas. Elle me faisait doucement rigoler quand elle prétendait vouloir créer tout une société d'être de feu. Si ces intentions originelles auraient pu paraître compréhensible, la voie qu'elle avait choisi était merdicimale. Sacrifier des civils qui ne pouvaient pas se battre, utiliser Yoichi en entretenant sa folie.... et puis ça puait du cul son histoire.

" C'est une connasse. Je l'aime pas. Elle peut se donner le nom qu'elle veut, elle me semble pas honnête... parce que j'aimerais bien savoir comment un type comme Yoichi a pu se transformer en torche aussi soudainement.  Et si ça veut dire que ce sont eux qui se cachent derrière les transformations de certains civils…  Tsss...."

On avait encore des questions qui demeuraient sans réponse. Je détestais avoir le crâne qui était envahi d'interrogations, ça finissait toujours par me filer la gerbe. Tirant à nouveau sur ma cigarette, je finis par retourner mon œil améthyste sur ma belle flamme.

" Dis-moi... t'as eu l'occasion de fouiller dans les affaires de Yoichi ? Peut-être que cet enfoiré nous a laissé quelques indices sur Impératrix et sa bande… même si ça serait trop beau. "

Je comptais bien continuer à mener mon enquête sur le sujet, à démêler le vrai du faux, à comprendre les implications des uns et des autres. Je n'avais aucune idée d'où cela pouvait me mener, et je ne comprenais pas moi-même pourquoi je ne pouvais pas m'empêcher de foncer dans les emmerdes, mais... j'avais trop de truc à protéger maintenant.

J'étais plutôt pensive, alors que j'évoquais le nom de mon camarade Sabaku, ne m'apercevant pas de l'inquiétude qui habitait ma belle flamme. Il fallait dire que c'était des petites choses que je ne voyais que rarement, dès qu'il était question de sentimentalisme, j'avais la fâcheuse tendance à repousser les choses ou bien tout minimiser. Est-ce que j'avais une trouille bleue ou bien j'estimais toujours ne rien mériter ? Un mélange des deux, sans doute. Cependant, je supputais aussi que le moment était le moins approprié de tous pour imaginer qu'il eut le moindre problème en ce qui concernant cette partie de ma vie. J'étais trop paumée pour ça, et je préférais me concentrer sur la seule chose que j'étais capable de maîtriser. Tout le reste.

" Mmmm... oui. La grande gueule avec le teint mat. Il avait essayé de calmer sa copine mais...  enfin bref. Ce type est un jonin qui fera passer la vie des innocents avant le reste. Par contre, lui parle pas de religion... c'est pas sa tasse de thé. "

Juste pour dire que c'était même pas la peine d'essayer de l'entrainer du côté du carbonisme, ou de toute autre délire religieux. Il était un athée convaincu et il fallait pas se leurrer sur l'idée que tout ce qui avait pu se passer au village allait le conforter dans cette vision de son monde. Notons que je respectais ça. Comme il ne m'avait pas jugé quand je lui avais dit croire en Kagutsuchi.

Enchainant la conversation, ne me retenant pas comme d'habitude, je fus aussi surprise que soulager de voir Kamui se mettre à rire un peu. Y avait pas à dire, il était beaucoup trop tendu, même si j'en comprenais toutes les raisons. Qui ne le serait pas dans notre situation, hein ? Enfin bref. Maintenant qu'il était le capitaine du navire, je ne me fis pas prier pour savoir s'il avait trouvé quelques bricoles en récupérant les affaires de l'ancien prédicateur. Je supposais que cela aurait été trop facile mais... l'information qu'il me dévoila me semblait intéressante.

" Des utilisateurs de katon et des civils ? Je suppose que les civils n'avaient aucune maîtrise du chakra... à moins que ce fut latent... mais toutes les torches étaient adultes donc....  "

Ce fut alors que je me mis à froncer du nez, fumant un peu plus sévèrement sur ma cigarette alors que je réfléchissais.

" Je me souviens que Yoichi avait dit que sa femme était dépourvue de chakra, mais elle s'est transformée...  Est-ce qu'il a pas noté une différente entre les torches ? Je veux dire, entre ceux qui étaient soldats et les civils ? Ceux que l'on a affronté... bien que j'y mettrais pas ma main, étaient des anciens soldats... sauf au moins un. Est-ce que ça serait aussi le cas de la grande conasse ?  "

Ce serait définitement son petit nom. Mais si c'était le cas, cela signifiait que de son vivant "humain", elle devait déjà être puissante. La transformation aurait décuplé sa puissance ? Ou bien était-elle un pur yokaï ?

" Bordel. Toutes ces questions me gonflent.  "

Sur mon irritation, je finis ma clope et brûla littéralement le mégot, secouant la tête parce que j'en avais déjà plein le popotin. Mais pendant que je rageais, je vis mon petit Kamui toujours aussi désoeuvré, alors que toutes ces conneries mettaient à l'épreuve notre foi. L'avantage de la mienne, c'était qu'elle ne suivait aucune règle, à part les miennes. Je m'approchais alors de lui, posant ma main sur mon épaule avec un petit sourire malin.

" T'inquiète pas, O grand prédicateur. L'hérésie, c'est mon domaine.  J'ai un don pour poser les questions qui fâchent ou pas vouloir faire comme tout le monde. J'enquêterai, et toi, tu feras en sorte que ces pauvres damnées ne payent pas de leur vie la stupidité de l'autre con. "

À défaut d'avoir une grande part dans le culte - ce qui de toute façon n'aurait pas été trop mon genre - je pouvais au moins me rendre utile en cherchant la part de vérité et de manipulation qu'il y avait derrière cette tragédie. Même si l'Impératrix voulait vivre dans son petit royaume à elle, fallait pas oublier qu'elle y entrainait des gens qui n'avaient rien demandé. Toute la question était de savoir si c'était elle qui se créait des soldats ou bien s'il y avait quelqu'un d'autre derrière.

Des questions, des questions et encore des questions. Il n'y avait rien de plus frustrant que de se trouver face à un putain de mur et des doutes plein la tête. C'était sans doute ce qui me tuait le plus : ne pas savoir. Ne rien savoir même. Et j'étais pas une femme de culture à la base. Qu'importait la cruauté de la vérité, on pouvait toujours s'en accommoder. L'absence d'explication par contre...

... je grognais. Je râlais. Mon visage fit une petite grimace qui n'était certainement pas à l'attention de Kamui. Bien au contraire, je savais qu'il devait être dans un état équivalent au mien, bien que pour le moment, il ne possédait pas le luxe de se prendre la tête avec ça. Je le faisais pour lui.

" N'empêche, je trouve ça quand même bizarre... mais peut-être que les civils sans chakra sont juste des cibles plus faciles à atteindre... ce qui rend la chose plus méprisable encore. "

Je secouais la tête, cherchant dans mes poches une nouvelle cigarette à fumer. C'était toujours comme ça quand j'étais agacée de toute façon, mes mauvaises manies reprenaient toujours le dessus. Tandis que je prenais le temps de l'allumer, moi comme ma belle flamme eurent un petit bug dans notre conversation quand il cita le nom de Styx. Fallait dire que je m'étais pas étaler outre mesure sur le sujet, surtout pas avec lui, et encore moins maintenant. Dire que ça me chamboulait pas encore les tripes seraient un mensonge. J'avais appris à l'aimer ma culpabilité et visiblement, elle me suivrait jusque dans la tombe. En tout cas, je ne voulais pas en faire un tabou, du coup, je répondis avec ma nonchalance habituelle.  Après tout, je pleurais Sojiro, mais la Torche.

" Honnêtement, je crois bien. Je n'aurais même pas été surprise qu'il puisse faire plus que ce qu'il avait donné. Il aurait pu nous tenir tête plus longtemps, je pense. Mais quand on y réfléchit, c'était pas un soldat et si on ressasse le combat... il en était devenu un. Ils sont bien préparés. "

C'était possiblement le plus inquiétant. Non seulement des pauvres gugus étaient transformés en Torche humaine, mais en plus, on en faisait des soldats aguerris et méchamment puissants. Une armée tout feu tout flamme, il y avait de quoi raser tout un pays. Cela faisait littéralement froid dans le dos. Rien que le nom de la grande connasse me donnait un frisson.

Réfléchissant toujours, j'écoutais avec attention les mots de mon carboniste préféré. Le fait qu'il souligna que l'Impératrix voulait créer une nation était peut-être le détail qui nous donnerait un peu de temps. On bâtissait pas en un jour et elle n'avait pas l'air d'être branché discrétion. Il était clair qu'elle ferait connaître son fief tôt ou tard.

" Les ambitions des despotes tout ça...  en tout cas, il faudrait que l'on surveille la recrudescence des transformations. Je dirais même qu'il faudrait qu'on sache quand la première torche serait apparue officiellement, et surtout voir si dans les registres du culte et n'importe quel autre bouquin, on a pas des sources qui nous indiqueraient les zones où on les aurait trouvé. Oh... et vérifier si leur nombre à pas soudainement grimpé et quand. "

Il fallait dire que l'Onogoro était un grand continent, et je n'avais pas tellement de souvenirs de Torches apparues ailleurs que dans la région, ou en tout cas, une grosse concentration était ici. Si c'était pas un phénomène naturel, alors le vecteur était peut-être à Nessa. Ou je me plantais totalement, mais fallait bien commencer quelque part.

C'était alors que je tournais mon œil en direction de Kamui, alors qu'il laissa échapper du bout des lèvres le mot "antidote". Je comprenais que ça devait lui brûler la langue de dire un truc pareil. Pour beaucoup de carbonistes, cela devait relever de l'hérésie. Moi, je voyais les choses autrement.

" T'en fait pas, ma belle flamme. Je te l'ai dit. L'hérésie, c'est mon domaine. J'enquêterais moi-même sur cette possibilité. De ton côté, concentre-toi sur tous ces pauvres gugus, et essaie de voir si certains n'étaient pas dans les papiers de Yoichi. On sait jamais, ils avaient peut-être aussi des oreilles qui trainaient... "

J'essayais alors de lui adresser un petit sourire, bien qu'il y avait sans doute quelque chose de mélancolie dans mon expression. Cela me ramenait à des années en arrière, des années amères.

" Tu sais, ce n'était pas la foi qui m'a fait intégrer les carbonistes. Oh, je crois en Kagutsuchi plus que nul autre, mais j'ai jamais adhéré aux enseignements viciés de Yoichi. Du coup, être le vilain petit canard n'est pas un problème pour moi. Ni dire des choses transgressives. Et puis, une foi qui ne doute pas, est une mauvaise foi alors… ne te prend pas la tête. Laisse-moi le rôle du mouton noir, et toi, aide ces gens à comprendre qui est vraiment Kagutsuchi. "

Un Dieu ni bon, ni mauvais. Un Dieu multiple que l'on retrouve aux travers de ses enfants aux attributs plus humains que le reste : la rancoeur, la réconciliation, le désir de se défendre et de protéger, de se battre, de créer et de réfléchir... Un Dieu qui nous avait offert de quoi s'élever, et non pas de plier un genou à terre.

Le regard fatigué, je calmais mon irritation avec la clope que je venais d'allumer quelques minutes plus tôt. Je tirais à grande bouffée, crachant au-devant alors que la procession des carbonistes quittant le temple continuait encore. Même moi je me surprenais par le nombre de personnes qu'il y avait dans le culte... mais c'était pas comme si jusque-là, je venais au "réunion". Tandis que je déblatérais mon speech sur ma volonté de rester un mouton noir, Kamui ne put s'empêcher d'essayer de me flatter. Je savais pertinemment qu'il pensait tout ce qu'il disait, comme cela me gênait un peu. Être une héroïne, c'était le rêve d'une gosse naïve. Je n'étais ni l'un ni l'autre aujourd'hui.

Alors que j'avais toujours ma cigarette à la bouche, je tentais d'afficher un sourire, lui montrant par cette occasion que cette pensée me faisait plaisir bien que je n'en pensais pas moins. D'ailleurs, je ne manquais pas de le formuler à ma façon.

" Ha ! C'est que tu vas finir par me gêner ! Ne devenons pas sentimental. Je n'ai fait que mon job. N'importe quel samuraï aurait fait la même chose. Y a pas de quoi se féliciter. "

J'en étais convaincue. Un samuraï digne de ce nom se devait de protéger les civils et les innocents, qu'importait son maître. Le cas échéant, le bushido aurait perdu bien de sa substance... et autant dire que ça craignait.

" Mais merci. Par contre, tu me trouves si revêche que ça ? C'est la faute de mon vieux, ça... Arf.... il m'a refilé son sale caractère. "

Laissant échapper un léger rire pour chasser toutes tensions inutiles, je préférais alléger la situation par la boutade que sombrer dans un excès de nièvrerie qui ne me ressemblait pas. Heureusement pour moi, ma belle flamme enchaina tout aussi bien en revenant sur un sujet de conversation un peu plus sérieux. Je me contentais d'un hochement de tête en guise de réponse. Je savais qu'il fouillerait comme il se devait, ou tout du moins, j'espérais qu'il en eut le temps. J'étais une femme de terrain, pas une archiviste... mais bon, si à terme il fallait que je m'y collasse...

Kamui me sortit un peu de mes songes, alors que je me saisis de ma clope entre mes doigts. Je tournais la tête vers lui, une esquisse tiraillée entre l'amusement et la fatigue. J'acquiéçais naturellement.

" Longtemps, je sais pas mais je vais rester encore un petit peu. D'une part, parce que je vais aider un peu au village. Je reste une jonin après tout, je peux pas me carapater comme une voleuse. D'autre part, je dois m'assurer que le moral de mes camarades tient bon. Après, il me faudra bien rentrer... j'ai mon gamin qui m'attend. "

Et Yahaba devait s'impatienter, cela faisait déjà plus de deux semaines que je ne l'avais pas vu et je savais qu'il allait m'enguirlander sévère. Je pourrais pas lui en vouloir de toute façon. Et que je voulais l'avouer ou non, sa petite gueule me manquait aussi.

" Pourquoi ? Le grand prédicateur aurait-il du temps à m'accorder ? "

Je me doutais qu'avec tout ce qui nous tombait sur la tête, le temps était certainement ce qui manquerait le plus, et ce, à tous les niveaux. J'étais déjà crevée rien que d'y penser...

À ce moment-là, je devais avouer que je n'avais pas réellement percuté toute la profondeur de la pensée de Kamui. J'avais la tête trop dans le brouillard pour comprendre qu'il me présentait une porte d'un futur où il nous voyait tous les deux, prêt à entrer dans ma joyeuse famille déjà recomposée. Il fallait dire qu'il existait aucun gars assez cinglé pour imaginer une vie maritale avec une femme comme moi. Même moi, je ne l'imaginais pas. Yahaba m'était tombé dessus par la force des choses, jamais l'idée de me ranger m'avait traversé l'esprit et pour être honnête, j'y pensais pas non plus à ce moment-là. J'étais une soldate, une forgeronne, et une mère quand je le pouvais.

Alors, je m'étais contentée de sourire quand il se disait égoïste pour désirer me garder auprès de lui. Un paquet de femme aurait aimé entendre un truc pareil, mais je réfléchissais comme une amante, de celle avec qui on vivait une passion tout feu tout flamme dans un présent arrêté et compliqué. Je ne me projetais jamais dans l'avenir parce que j'avais du mal à l'imaginer. Pourtant, je ne pouvais pas nier que ce bonhomme-là, il me plaisait bien. Mais jusqu'à quel point ? Si c'était pour vivre une histoire comme avec celle de Sojiro... une histoire qui finirait mal...

" C'est vrai que tu ne l'as jamais rencontré. C'est un gamin amical, il t'accueillerait les bras ouverts... bien qu'il soit un peu jaloux. "

Imaginer la tête de mon fils, le regard agacé et la mine boudeuse, me fit sourire un peu plus... avant que je me mis à m'étouffer avec ma clope à la vue de la suite de ses propos. Laissant échapper une vilaine toux parce que j'avais respiré de travers, je fis un signe que tout allait bien, avant de reprendre le fil de la conversation. Je ne m'étais pas attendue à ce qu'il fut si direct, ni si sentimental, pas dans un tel moment, bien qu'à mon sens, pouvait-il seulement exister un "bon" moment pour ce genre de chose.

Je en savais pas quoi répondre, pas avec le sérieux que réclamait peut-être la sincérité de sa confession. Je ne savais faire que du Honoka, être aussi franche que fuyante.

" Tu comptes aussi pour moi, mais comme tu dis... avec la conjoncture des évènements actuels, on sait pas où on sera demain. On aura bien le temps d'y penser si on arrive à préserver la paix de ce putain de pays. "

Autant dire qu'on était pas sortie de la merde, et qu'un sacré boulot allait nous attendre. Notons cependant que c'était aussi vrai pour lui que pour moi. On avait la menace de la grosse matriarche des torches humaines, des créatures géantes et louches qu'on appelait les bijuus, et d'autres groupuscules humains qui avaient la folie des grandeurs à me faire mal à la tête.

Retrouvant mon habituelle mine bougonne en réfléchissant à tout ce qui nous guettait encore, je repris ma cigarette, avant de relâcher mes épaules trop tendues. Naturellement, je tournais mon regard vers Kamui, un petit sourire malicieux au bord de mes lèvres serrées.

" Et bien, voilà une proposition qu'on peut pas refuser. La tente et le couvert... que demander de plus après une dure journée de labeur. "

Bah ouais... fallait pas oublier qu'on avait pas chômer, alors il faudrait se contenter d'appliquer une phrase que les vieux aimaient parfois répéter : carpe diem.