J'étais dans ma petite zone de confort, au fond des tripes du souterrain. J'avais investi une alcôve assez tranquille pour pouvoir bosser, un peu loin des autres, mais pas autant qu'on pourrait l'imaginer. Il y avait mon vieux à quelques mètres de là, ça nous facilitait nos tâches et on se fauchait le nécessaire chez l'un ou l'autre. On braillait beaucoup, personne ne nous supportait vraiment quand on s'embrouillait. Mais au moins, personne ne nous emmerdait.



Mon père débarqua devant l'entrée de mon atelier, la veine palpitante sur le front, énervé comme à son habitude. C'était un miracle que son cœur eut jamais lâché. Moi, j'étais en train de marteler le fer que je venais à peine de chauffer, une visière sur le visage.  Ma voix était étouffée sous ce masque alors que je continuais à frapper de ma masse.



Tandis que je faisais comme s'il était pas là, il entra sans aucune gêne et commença à fouiller. Je ne pus retenir un long soupir et retira lentement ce qui me barrait le visage. J'avais des marques de suie un peu partout, sur le nez, les bras. Fallait dire qu'il faisait une chaleur à crever quand on bossait près du foyer de la forge, on se mettait à transpirer et tout semblait vous coller à la peau.



Yukio, mon père, sourcilla un instant avant que sa moustache ne se mit à vibrer. Il croisa les bras, le visage sévère.



Mon père ne finit pas sa phrase, pas le temps. Un autre forgeron de la zone pointa son nez et nous interrompit. Dans les grandes lignes, il balança qu'il y avait un type bizarre qui cherchait un artisan pour une commande. Des poids d'entrainement, des trucs personnalisés, des trucs qui, en soi, ne rapportaient pas tellement de la maille, alors personne n'était vraiment intéressé. Moi et mon vieux, on était sans doute les seuls pélos qui acceptaient n'importe quel type de job. Raison de sa venue. Yukio commença à se gratter la tête, signe que ça l'emmerdait de refuser, mais qu'il était coincée avec son histoire de lingot.



Il me fit signe de gratitude avant de se faire la malle en râlant. J'en connaissais un qui allait passer un sale quart d'heure. Quant à moi, le temps de me laver les mains et de m'allumer une clope, et je partis en direction du lieu où mon futur client m'attendait. J'avais l'air d'une souillon, mais j'espérais que ça l'effraierait pas. Il paraissait que l'image, ça comptait pas mal dans les affaires. Ça craignait.

Une fois sur place, j'entraperçus le type qui voulait des poids. On pouvait pas le rater. C'était le seul couillon qui faisait sa gymnastique dans le coin, mais un couillon que j'irais pas tellement emmerder à la vue de sa silhouette. Que du muscle. Un bagarreur ? Il en avait pas la tronche. Comme quoi, il fallait pas se fier aux apparences.



Je m'avançais vers lui et tendit ma main par politesse.



Sourcillant pour m'assurer que ça posait pas un problème parce qu'il avait fait une tête chelou à mon arrivée, je lui proposais de rapidement me suivre pour mon atelier.

J'écarquillais un sourcil lorsque je le vis bégayer. J'étais encore tombée sur un taré, c'était ça ? À tous les coups. C'était bien ma vaine. Heureusement pour moi qu'un client était un client, et que j'étais pas là pour chipoter.



Que dire de plus. J'étais pas le genre de femme qui se laissait attendrir par les compliments, encore moins dans le milieu dans lequel j'évoluais. Que cela soit en tant que forgeronne, artisane ou samuraï. Et puis, sérieusement, passer la pommade sur mon prénom ? Ringard. Sans rajouter quoique ce soit sur ce fait, il me sembla afficher ma mine la plus blasée que j'eus été capable de donner.



Je l'entrainais sans plus tarder dans mon atelier, le laissant retrouver un peu de son sérieux pendant que je zieutais un peu partout dans mes affaires. Lui tournant le dos, j'écoutais son charabia et revint avec un mètre pour mesurer ainsi qu'un carnet pour noter ses mensurations. Je me postais devant lui, le fixant droit dans les yeux, avant de lui faire lever les bras.



Silencieusement, je lui enroulais le mètre autour de la poitrine, puis la taille. Je finis par mesurer ses bras et rapidement ses jambes. Calmement, je notais tous mes chiffres sur mon calepin et rangeait mon mètre dans la poche.



À la vue de sa commande, je supposais qu'il était du genre à vouloir se renforcer les muscles. Il y avait pas beaucoup de type comme lui à Seizan. On était plutôt branché bretteur qu'art martial. Je jugeais pas cependant, bien au contraire. J'étais pas une femme très disciplinée donc... Ouais... ironique pour une samuraï où le métier réclamait de la rigueur.



Je levais alors un premier doigt pour faire mon énumération.



Je levais le second doigt, formant une sorte de V de la victoire.



Je reculais un peu pour mieux visualiser ce que j'avais en tête. Bon après, peut-être qu'il désirait un truc plus standard et comme le client était roi, je ferais ce qu'il voudrait. Le prix serait le même de toute façon. Par contre, je me rendais compte d'un truc.



C'était bien joli de parler boulot, mais c'était mieux de savoir avec qui, non?

J'étais tombée sur un étrange loustic, il y avait pas à dire. Pendant que je prenais les mesures, on aurait dit qu'il planait dans un autre monde... et il avait plutôt l'air heureux. Je savais pas ce qu'il prenait, mais vu sa tronche, ça devait être quelque chose. M'enfin, le temps que j'eus fini et que je lui fis mes propositions, il semblait redevenir un peu plus sérieux. De mon côté, je pus terminer ma clope dont le mégot fini dans un cendrier tout prêt de là.


Putain. Encore un moine. À croire que ma vie était liée à ces types coincés des temples. Par contre, le fait qu'il fut de Sakyuu me paraissait un truc plus intéressant, mais j'allais pas lui parler de mes intérêts pour la chose tout de suite.


C'était pas peu dire. J'avais toujours eu l'impression que les courbettes et le respect à outrance dissimulait toujours quelques saloperies. C'était sans doute un peu trop paranoïaque de ma part, mais la sincérité transparaissait plus facilement sans les mondanités des gens précieux. Et puis, c'était juste pas ma came. J'aimais pas perdre mon temps avec des superficialités inutiles. Le vrai parler. Pas de fioriture. On disait ce qu'on pensait. Point. Même les trucs les plus merdiques à entendre.

Quoiqu'il en fut, j'écoutais sereinement la contre-proposition de mon client bizarre. Les fesses posées sur le rebord du comptoir de mon établi, je croisais les bras tout en laissant mes pensées se perdre dans un paquet de réflexion.



Je finis par quitter ma place pour me rapprocher de Shun, avant de me baisser pour mater ses chevilles.



Je me dessinais le prototype dans la tête, le visualisant directement sur sa jambe. Accroupie, je finis par relever la tête vers lui, avant de me relever lentement.



Je me reculais, et lui fis un signe pour une démonstration en directe.

Bizarre comme ce gars pouvait passer d'une tronche de guignol à un type sérieux. En tout cas, je trouvais ça marrant. Bizarre, mais marrant. D'ailleurs, il se fit pas prier quand je lui réclamais de danser pour moi. Docile. Bon point ? À étudier. Comme les mouvements de grands malades auxquels je pus assister. J'étais pas une grande pratiquante de ce genre de partie de jambe en l'air, et j'avais rarement assisté à des affrontements de taijustu lors de tournoi ou ce genre de délire. J'avais même pas dans mon entourage de type comme Shun, du coup, je cacherais pas que j'eus une sorte de forme d'admiration. J'y pipais rien, j'étais pas d'une grande souplesse, je disais chapeau monsieur.

Tandis que je matais notre moine à tête de champignon, je restais quand même focus sur mon job...  même si j'avais du mal à suivre ses attaques.



Très rapide. Je ne pus m'empêcher de me gratter un peu la tête, affichant une petite moue pour voir comment j'allais me démerder. Me fallait un truc qui lui tint bien au corps. Une sangle qui passerait sous ses pieds pour le maintien en plus de la cheville ? Mouais. Ça risquerait de l'emmerder.  Bon après, c'était que temporaire puisque c'était pour s'entrainer, mais bon.

Tandis que j'étudiais encore dans ma tête, je ne pus cependant m'empêcher de sourciller quand il me tendit une sacrée perche. Impossible pour moi de pas m'amuser avec son allusion, ou plutôt, de la détourner.



J'eus un petit sourire en coin, en espérant qu'il s'offusquerait pas de la blague.



Je posais mon œil unique sur lui alors que je m'allumais une nouvelle cigarette. Aussitôt l'une finie, fallait bien enchainer.



Je pris une bouffée de ma clope, avant de revenir sur l'une de ses réflexions précédentes.



Un bien pour un mal ou un mal pour un bien. Je savais pas trop dans quel sens il fallait voir le truc. Personnellement, même si je commençais à mieux gérer le don de Kagutsuchi, j'en faisais pas une fierté au point de faire des comparaisons. J'étais une samuraï, donc c'était l'épée en premier. Mes flammes, elles, je les maîtrisais pas encore. Un jour, si je me donnais le temps. Autant faire honneur au dieu du feu.



Je supposais que ça serait mon délai de travail.

Quel drôle de bonhomme ce Shun. J'avais jamais vu un type pisser autant du nez. Peut-être qu'il avait une maladie de merde qui le faisait saigner dès qu'il ressentait une forte émotion ? Parce que ouais, je n'étais pas assez stupide pour pas avoir compris que mon petit moine à la coupe de champignon était du genre émotif aux petits mots doux et autres joyeux sous-entendus. C'était drôle. Sans doute cruel de ma part, mais il avait pas l'air de se plaindre. Et puis, je trouvais ça marrant. Je me demandais même jusqu'à quel point je pouvais le titiller et voir sa limite. Le type allait finir totalement anémique.

Mais une fois que je revins sur un sujet un peu plus sérieux, il me montra qu'il en était aussi capable, me dévoilant ces intentions le temps qu'il fut présent dans mon village. Je devais avouer que je ne fus pas si surprise à la vue de son comportement. Un combat de guerrier ? Je ne pus m'empêcher de sourire.


Je lui fis un clin d'œil de mon seul et unique, sourire en coin. Il allait faire une syncope à tous les coups.


J'avais pas cinquante noms qui me venait à l'esprit, mais celui de mon partenaire de boulot me semblait plutôt une évidence à balancer. Maintenant, je savais pas si cela l'intéresserait outre mesure. Shun aurait l'occasion de voir avec lui. Je savais que Kyoshiro était une tête brûlée qui aimait les challenges donc bon... on ne savait jamais.


Je portais à nouveau mon regard sur lui, l'observant à nouveau de haut en bas. C'était ma façon d'enregistrer au maximum sa morphologie dans mon esprit, même si j'avais déjà noter des mensurations.


Mon œil parme se reposa sur lui, alors qu'un petit sourire amusé se pointa sur le coin de ma bouche. Il était temps d'appâter le client.



Le client était roi comme on disait, et puis, qu'est-ce que j'avais à craindre d'un moine, hein ?

Il y avait pas à dire, Shun était vraiment un drôle de spécimen. Autant des types bizarres, j'en avais déjà croisé, mais alors lui... Au moins, il avait sa naïveté pour lui, ça me le rendait sympathique. Par contre, il avait assurément un problème avec les femmes et je pensais pas voir un jour un aussi hauts degrés de problème hormonal. Sans déconner, les moines devraient réfléchir à lever quelques règles ou au moins les assouplir parce que là... Mouais.

Si on omettait le fait que le bonhomme m'avait salopé tout le sol en pissant du sang comme une fontaine, je me retrouvais avec un homme carpette. Si n'importe qui entrait pile poil à cet instant, c'était quasi certain que l'on me foutrait les fers. Ma forge ressemblait à une putain scène de crime. Et vous saviez quoi ? Bah je trouvais ça presque drôle. J'étais peut-être pas fini moi non plus.



Dans tous les sens du terme. À dire vrai, le seul remède qui calmerait ses ardeurs... le flinguerait sûrement avant. Quel dilemme à la con. Mais pour sûr, tirer un bon coup, ça remettre un peu d'ordre. C'était con d'être moine, hein ? M'enfin, pour ce que j'en pensais... chacun ses choix. Il fallait respecter. Mais qui avait dit qu'on avait pas droit d'en rigoler ?

Alors que le pauvre crétin pervers gisait à moitié mort sur le sol, je finis par m'accroupir à côté de lui, soupirant un peu avant de le bousculer un peu du doigt pour vérifier si ça respirait toujours.


Un petit sourire machiavélique se dessina sur mon visage alors que je me penchais un peu pour murmurer ma connerie.


Je ne pus m'empêcher de retenir un petit rire. Ok, j'étais un peu garce, mais fallait dire qu'il était drôle. Le pire dans tout ça ? C'était peut-être que j'allais le fidéliser ici. Gagnant-gagnant. Mais bon, maintenant qu'il était dans les choux, c'était un peu la merde pour bosser. Regardant partout autour de moi, je me dirigeais vers un tabouret que je mis dans un coin, là où il faisait le moins chaud avant de traîner la carcasse hébétée du moine idiot. Ne me demandais pas comment j'étais parvenue à le faire, mais j'avais réussi à l'asseoir sur le tabouret.


Laissons Shun au piquet, je m'en retournais bosser, cherchant mes lingots de métal pour les poids de monsieur. Une fois mon choix fait, je me retournais vers mon four que j'ouvris pour y mettre du charbon.