Il y avait des matins où l'on se passerait aisément de questions... sauf quand on avait des gosses.  Si Yahaba avait toujours été d'un naturel curieux, il était entré dans une phase où on l'arrêtait plus. Il avait toujours des "pourquoi" à profusion sur des thèmes aussi divers que le nombre de bestiaux qui courraient dans l'Onogoro. Dire que c'était chiant serait un euphémisme, mais je supposais que c'était l'âge, bien que je n'avais aucun point de comparaison. Je ne parlais pas beaucoup de base, même gamine. Cependant, cette fois-là, je l'avais trouvé étonnamment silencieux jusqu'à ce qu'il me fît cracher mon café.

" Pourquoi tu n'as pas épousé Oncle Sojiro ? "

Cette question sortait de nulle part, comme le fait qu'il ne me parlait jamais de lui. Cela faisait déjà quatre ans que nous vivions sous le même toit, quatre ans qu'il ne m'avait jamais réellement posé de question à ce sujet.

" Euuuuh.... "

Il m'avait complètement mouché le petit con. Autant par le fond de la question que sur la personne dont il parlait. Je ne m'étais jamais étalée sur les liens que j'avais avec lui, ce qui signifiait...

" Maintenant que j'y pense, je sais que Oncle Sojiro t'aimait beaucoup. Les gens qui s'aiment beaucoup finissent par se marier et toi, tu l'es toujours pas. "

Ma cervelle s'était totalement mis en arrêt. Je n'étais pas certaine de vouloir savoir ce que son oncle avait pu raconter.

" Euuuuh.... "

Cela ne l'empêchait pas de continuer sur sa lancée lunaire.

" Je ne serais pas toujours là, tu sais. Je veux dire, un jour, je serais grand et je ne veux pas que tu sois toute seule, maman. Il faut que tu te trouves un mari. "

" Wooh là ! Qu'est-ce que c'est toutes ces conneries. Qui t'a fourré ça dans la tête ? C'est Grand-père qui t'a dit de dire ça ?  "

J'allais le fumer ce vieux.

" Non ! Enfin... il a dit que ça serait bien que tu trouves quelqu'un mais que tu avais un caractère impossible. Je sais pas trop ce qu'il a voulu dire par là... mais..."

Je commençais à plisser des yeux en lançant un regard mauvais au gamin.

" T'es grillé, petit. Ne couvre pas Grand-père. Mais que les choses soient claires. Un. T'as pas à te soucier de ce genre de chose. Deux, je préfère être seule que mal accompagnée. Trois, j'espère que t'as dit au revoir  à Grand Père parce que je vais l'enterrer sous la montagne ! Sur ce, finis de déjeuner. L'école t'attend et j'ai du boulot aussi. "

" Boude pas maman ! "

" Je boude pas. "

" Siiii tu boudes ! "

"Azyyyyyyyyyyyy, dépêche-toi. "

Je vous disais pas l'état de mon humeur après ce triste épisode de ma vie quotidienne. Autant vous dire que les premiers clients que j'eus à la boutique furent bien servis, avec un grand sourire. Noter l'ironie. Il me fallut bien quelques heures pour calmer mon irritation et surtout réfléchir à la manière dont j'allais engueuler mon père. Mais heureusement pour moi, ou malheureusement aller savoir, les dieux avaient décidé que les surprises ne s'arrêteraient pas là.

Après le coup de me remémorer un disparu, ce fut un visage que je n'avais pas vu depuis longtemps qui se pointa dans ma boutique et il portait avec lui une armure dans un sale état. Fallait dire que c'était le premier truc que j'avais remarqué avant sa tête. Déformation professionnelle.

" Oh ? L'ami balayeur ? ça faisait un bail, en effet. "

Naturellement, mon œil l'observa de haut en bas, comme si je vérifiais machinalement que rien n'avait changé vis-à-vis de mes souvenirs. Depuis combien de temps je n'avais pas fait un tour au temple ? Trop longtemps sans doute, mais ça me chagrinait pas tant que ça.

" Faut dire que notre première et dernière conversation était plus philosophique que des banalités autour d'un thé. M'enfin... t'es donc là pour cette vieillerie ? On peut dire qu'elle a bien fait son temps. "

Je m'approchais alors directement de lui, tendant la main afin qu'il me permît de voir cette armure de plus près.

" Je pourrais te la réparer, mais sans déconner, autant en acheter une neuve. "

Fallait être honnête. Cela reviendrait tout aussi cher.

Je ne pus m'empêcher d'avoir un sourire en coin face à la réponse du moine. Blasphème O blasphème... j'étais tellement mal placée sur le sujet. J'avais beau être croyante, je n'étais pas pratiquante pour autant. On pourrait même dire que j'étais bien mauvaise dans le domaine. Est-ce que ça me chagrinait ? Pas le moins du monde. Mais je ne comptais pas faire semblant d'être quelqu'un d'autres pour faire plaisir à quelques soutanes. Enfin bref.

" Ha ! Des gens ennuyeux pour sûr. "

Alors que je m'approchais de mon client du jour, je devais avouer que j'étais déjà dans l'analyse de ce qu'il portait avec lui. Ce vieux machin en cuir me paraissait avoir fait son temps, même s'il pouvait potentiellement encore encaisser quelques coups. C'était peut-être suffisant pour un religieux, mais s'il voulait faire face à des attaques plus musclées, ça tiendrait pas longtemps.

" Sérieux ? On t'a refilé ce machin en début de carrière ? C'est vraiment des radins... C'est pas qu'elle peut pas encore durer un peu mais... tu chopes un méchant coup, tu peux dire adieu à ce truc. "

Je ne disais pas ça pour le démoraliser, ni pour tenter de lui vendre un truc de force. Ma conscience me poussait à dire les choses avec franchise, souvent un peu trop d'ailleurs. C'était même ce qui avait la fâcheuse tendance à me causer des emmerdes. En attendant, on pourra pas dire que je la faisais à l'envers à qui que ce soit.

Manipulant la dite armure pour voir s'il y avait quelque chose à sauver, j'écoutais le moine d'une oreille un peu distraite, bien que je saisisse le principal : il avait pas un copeck. Est-ce que j'étais surprise ? Pas complètement. Les moines de Seizan n'étaient pas réputés pour la taille de leur porte-monnaie, bien que j'étais à peu près certaine qu'il y en avait qui devait faucher de l'oseille des dons. C'était pas parce qu'on était moine qu'on pouvait pas être un chacal.

" La ruine, mon pauvre vieux. Tu devrais peut-être penser à faire autre chose que balayeur de temple. Mais je comprends ta galère. "

Réfléchissant à ce que je pouvais faire pour lui, je me grattais alors la tête avant de jeter un œil à l'arrière-boutique. J'avais ramené mon ancienne armure, armure qui était toujours de bonne qualité ( Amure de fer ★★ ) et qui avait pas morflé - parce que ouais, je faisais du bon boulot.

" Mmm... attends-moi deux secondes. "

Finalement, je m'éclipsais pour revenir quelques secondes avec une armure quasi-neuve. Elle sortait pas de la forge puisque je l'avais déjà porté, mais elle brillait comme un sou neuf pour l'avoir nettoyé il y avait peu.

" ça te dirait de récupérer celle-là ? Bon, faut que je te l'ajuste mais, ça devrait le faire.  Elle est plus solide, dans un meilleur état et surtout de bien meilleure qualité que la tienne. Et pour sûr, c'était la mienne et je l'ai moi-même forgé donc... "

Je lui présentais la bête.

" Et avant que tu me dises que t'as pas les moyens, dis-toi qu'elle ne me sert plus et que tu m'en débarrasses… ou... vois là comme un don. Ça fait une éternité que j'ai pas foutu les pieds au temple. Ça me fera peut-être pas remonter ma côte auprès des dieux, mais au moins, on pourra pas dire que je sers pas mon prochain. "

Je tournais alors mon regard vers la vieille en cuir.

" Et si ça te gêne pas, je peux garder ta vieillerie. Je peux récupérer le cuir pas abîmé pour le réutiliser sur d'autres pièces. T'en dis quoi ? "

Il n'avait qu'un mot à dire. Pour une fois où je me sentais l'âme généreuse...

Y avait pas à dire, Kasumi était un drôle de personnage, même pour moi. Bien que je ne me doutais absoluement pas de la vérité à son sujet, je pouvais pas m'empêcher de penser qu'il était un peu plus que ce qu'il disait. Genre, on voyait qu'il était loin d'être con. Il avait cette lumière dans l'œil qui laissait à penser qu'il prenait sur lui. Peut-être à cause de sa condition de moine ou bien d'ancien riche ? J'avais entendu dire que les Watari avaient perdu en grâce, il y a de ça plusieurs années. Mais comme j'avais rien à cirer des rumeurs, je ne me souvenais même pas du sujet.

Tandis que je fouillais dans l'arrière-boutique, j'écoutais d'une oreille ses propos, et ces derniers me firent bien marrer. Intérieurement cependant, je ne me contentais que de sourire. Une vie de dévotion...

" Ha ! Tu m'excuseras l'ami, mais ta vie de dévotion dans ce temple m'a l'air quand même sacrément merdique de mon point de vue. Si tu me dis que tu t'y emmerdes pas, je te croirais pas. M'enfin... c'est sans doute parce que je suis pas capable de me placer du côté de la "dévotion religieuse". Pas à ce point. "

Je secouais la tête.

" Y a trop de trucs auxquels je veux pas encore renoncer. "

Tout était peut-être dans le mot magique "encore". Est-ce que j'avais déjà pensé au pire ? Bien sûr. Fallait pas oublié que lorsque l'on se la jouait samuraï, on était près à s'ouvrir les tripailles en cas de déshonneur. Si la loi n'avait pas aboli cette bien triste pratique, je serais sans doute pas là. Du moins, je l'imaginais. Le poids de la honte était parfois écrasant. Mais bon, on serait pas la première caste d'hypocrite.

C'était pas comme si tous les moines renonçaient à tout. Fallait pas se leurrer. Y avait des gredins à tous les étages sociaux et de métier. Mais gredin ou pas, j'étais quand même prêt à donner mon ancienne armure au moine polaire. Mais quand il me sortit son discours, je ne pus m'empêcher de rire franchement.

" Hahaha! Et bah que la grâce me soit donner pour ma générosité future. "

Le sourire en coin, je m'accoudais sur le comptoir, et le regardait enfiler ce que je venais de lui donner. Si c'était nécessaire, j'étais prête à lui ajuster, mais ses paroles me firent encore plus marrer. Je n'aurais jamais cru imaginer que ce type là pouvait être un marrant.

" Oh oh oh... louer mon nom... tu vas me faire rougir, joli coeur. Mais je suis assez honnête pour reconnaître que je ne mérite aucune louage et si je voulais qu'on hurle mon nom, je préfèrerais que ce soit pas en de si funeste circonstance. "

Amusez, je ne pus retenir un petit clin d'oeil amical. Pas besoin de faire un dessin pour comprendre.

" En tout cas, je te souhaite de pas être trop pressé de la mettre à l'épreuve. J'ai beau être confiante dans mon job, je préfère que mes armures n'aient pas à servir. "

Ironique d'entendre qu'une forgeronne aimerait que son métier n'eut plus à servir pour cela, non ?

" Bon. Du coup, notre deal est fait. Je te garde ce vieux machin et tu gardes celle-là. "

J'emportais alors avec moi le bout de cuirasse en cuir, prête déjà à la dépiauter comme il le faudrait.

" Allez l'ami... je te retiens pas. Soit pas trop pressé de mourir et sans déconner, trouve-toi une activité plus sympa que le balai. Je te jure qu'il y a des trucs qui valent le coup. "

Si j'avais su qu'il était un jashiniste, pas certaine que j'aurais formulé les choses de cette façon.