Seul dans la demeure du docteur l’amour, je m’applique à préparer un petit quelque chose pour son retour. Nos plans ont été chamboulés puisque Kenichi eut à visiter la brigade soudainement, pour expliciter un peu son rapport; on avait prévu une petite soirée paisible ensemble, à lire tranquillement ensemble.

Je m’imaginais déjà le sentir dans mon dos, avoir ses bras autour de moi et l’entendre doucement lire à mon oreille une page après l’autre. Kenichi prend rarement le temps de se distraire, et aujourd’hui j’avais pris mon courage à deux mains pour me faire comprendre. Cette intimité, je cherche comment y avoir droit depuis déjà deux jours, mais… il y a à chaque fois un évènement soudain, quelque chose pour venir nous détourner.

C’est pour ça que j’ai pris sur moi et commencé seul à faire à manger. J’ai abandonné l’idée du potage, ayant finalement le temps de faire un ragoût avec de la venaison. Je me suis dit qu’après l’ignoble journée qu’on venait de passer – et surtout le travail épuisant que mon partenaire eut à se coltiner en tant que seul médecin en service – on méritait plus que quelques légumes bouillis. La graille se fait salement abandonner sur les faibles flammes pendant quelques heures, alors que j’attends.

Ce n’est qu’après un centième élan de curiosité et d’impatience me menant à la marmite que j’entends finalement la grande porte s’ouvrir. J’avais finalement abandonné et décidé d’ajouter quelques légumes pour prétendre à un repas équilibré, mais clairement… ce n’était pas le but premier.

Kenichi me retrouve donc sans doute en train de couper quelques carottes ou autre joyeuseté sortie de terre. Je m’applique particulièrement à aligner des morceaux de même taille, mais… ce n’est pas moi le chirurgien ici, disons-le ainsi. J’ai beau être shinobi, ce n’est pas moi qui ait l’habitude de tenir ainsi un couteau…

«J’avais hâte que tu rentres…»

Je ne lève pas les yeux de suite, trop aspiré par cette tâche manuelle, répétitive et franchement dangereuse si j’ose regarder ailleurs un instant. «J’espère que tu as toujours faim… je t’avoue par contre, j’ai dévié du plan de base, la soupe ne me faisait plus trop envie.» Bon… Un ragoût c’est techniquement comme une soupe, mais… Enfin.

«J’aime cuisiner pour toi. Ça m’occupe et ça me détend… et après notre sale journée, ça se prend bien!»

Et juste comme ça, tout n’existe plus. Ces derniers jours en valaient largement la peine. «…» Un long soupir, les épaules qui tombent enfin. La détente.

J’entends à peine les excuses, répliquant distraitement que «tu as fait ce que tu devais faire, et tu es là maintenant, c’est plus que suffisant.» Si Kenichi n’était pas intervenu, ou n’avait pas été là? Est-ce que je peux vraiment me faire si égoïste qu’une caresse, aussi désirée et désirable soit-elle, vaut davantage qu’une vie?

C’est aussi sale que romantique, mais… non. Je ne peux pas me dire que ces mains sont coupables de quoi que ce soit, et surtout pas de leur absence. Parlant de mains : «j’aimerais bien continuer, mais… si tu veux me guider un peu, j’aimerais bien. Comme quand tu m’as montré le tir à l’arc. Tu voudrais m’aider?» J’apprends beaucoup avec toi.

En ce moment, j’apprends à moins faire mon timide. Ce serait surtout à moi d’être reconnaissant. Avoir quelqu’un à qui retourner, appartenir, me fait plus de bien qu’il ne pourrait l’imaginer. «Pour moi, même si tout ne se passe pas exactement comme prévu, le fait que tu sois là, qu’on fasse quelque chose ensemble, ça me suffit. Par contre, un bon jour, on aura un jour pour souffler. »

Clairement, nous sommes juste malchanceux; maintenant que je cherche à me racheter pour ce que j’ai fait, que je cherche absolument à connaître Kenichi pour autre chose qu’un docteur, qu’un père attristé… je suis pris par toutes mes responsabilités et je dois tout mettre de côté.

Puis on dirait que plus j’essaie, moins le moment est approprié. Il fallait qu’on tombe sur un accident grave exactement aujourd’hui… «Tu ne trouves pas qu’on est malchanceux ces jours-ci?» Bon… la première journée était un peu de ma faute; je suis tombé sur quelqu’un à qui je devais le présenter, et j’ai finalement plus crevé l’ambiance que rendu leur première rencontre agréable.

Je ne crois pas pouvoir rester en place pendant un mois entier, même si la perspective d’avoir tout ce temps en compagnie de mon médecin préféré m’enchanterait à coup sûr. C’est seulement que ces jours-ci, tout va à l’encontre de ce que je souhaite. Cela dit, je comprends pourquoi un docteur si travaillant, serviable – et un peu acharné – aurait besoin de longues vacances. «C’est plus que tout vient à tomber en même temps, et que je ne suis plus trop en état de faire mon travail…»

À toujours s’efforcer à tout ressentir, on en devient incapable. «Et comme je suis drainé, les petits irritants me grugent encore plus.» Je dépose mon couteau sur la planche, puis tourne la tête vers mon amoureux. Elle finit posée contre son épaule, et mon front est contre sa nuque. Je ferme les yeux et prend une grande inspiration.

Ça fait beaucoup, même pour moi, de ressentir tout ce chakra autour à la journée longue, sans avoir le droit de décrocher. «J’ai de la chance de t’avoir. Juste un instant à garder ma tête contre ton épaule m’enlève un poids.» Il y a quelqu’un pour me supporter, qui n’a pas forcément besoin de tout savoir et qui peut simplement faire que la vie continue sans m’écraser. Juste ça, c’est un monde de différence comparé à comment je vivais avant de le rencontrer.

«Si je te dis que j’ai besoin que la partie soit remise à maintenant?» Tu serais prêt à m’enseigner ce que tu sais? Je veux bien apprendre quelques secrets de la profession; en tant que père aimant, je ne doute pas que tu aies cuisiné maintes fois pour ta petite. Voudrais-tu me montrer comment tu faisais? «Ça me ferait plaisir de voir comment tu fais; je suis certain que tu as plein de trucs à me montrer.» Je n’en ai pas l’air, mais en même temps… j’étudie. J’essaie de comprendre un peu plus comment tu fonctionnes. Tu as ta façon de faire et ta façon de voir; ça m’intéresse toujours.

Il arrête de lui-même ce qu’il allait dire, sachant qu’il allait encore une fois minimiser son imporance. Au moins, mon idée lui plait; en admirant la démonstration, observant ses mains agripper, aller et venir, émincer… une autre idée me vint. C’est en ce qu’il aime à travers Kenichi lui-même que je serais à même de mieux le comprendre. «Pourtant, tu sembles toujours avoir l’habitude, et aussi aimer ce que tu fais… Tu voudrais partager un peu de ton talent avec moi?»

S’il accepte, Kenichi perdra son droit de tenir le couteau. À la place, il devra tenir mes mains, qui elles tiendront le couteau. Pour moi, c’est une question d’en apprendre plus sur ce qu’il aime faire, et pour lui c’est une opportunité d’établir un lien plus fort avec quelqu’un, de se montrer réellement.

Je serai ton instrument de travail, aujourd’hui. Au lieu que tu m’apprennes à tenir l’arc, c’est ce que je serai pour toi. À travers tes mouvements, je comprendrai mieux tes intentions, je pourrai plus facilement me faire une image de qui tu es, de comment tu fonctionnes…

Au lieu de penser aux disparus, tu obtiens une chance de montrer à ceux présents ce qui t’anime, toute la mécanique derrière tes actions et derrière tes pensées. Tu avais déjà été clair sur le fait qu’avec les mots, tu es maladroit. Que tu n’as plus l’habitude de ce genre de proximité… J’aimerais beaucoup que tu saisisses cette chance de réapprendre à mes côtés. Sans parole, exprime-toi. Fais-moi ressentir cette passion ardante cachée au creux de ta poitrine. «Si ça te dit d’essayer, viens plus près. Pose ton menton sur mon épaule et guide-moi à travers ce que tu fais. Je n’ai pas tes réflèxes, mais je suis sûr que j’arriverai à te suivre.»

Les mouvements s’alignent tout seuls, avec plus en plus d’aisance. Au creux de ses belles mains, un outil désireux de suivre, de se laisser porter et de se soumettre à ses mouvements. Autant je me sens moi-même, autant je sens que je ne suis que spectateur, hors de mon corps. J’essaie de voir à travers ses yeux glaçés, de suivre ses envies et de suivre étape par dessus étape.

Plus ça va, plus je l’entends. J’entends son coeur qui bat, et aussi ce qu’il se dit. Comme s’il me le chuchottait de lui-meme; « pas trop loin, tu vas te faire mal. Plus doucement. Plus fermement. » Sous ses doigts, les miens arrivent à suivre. Assez rapidement, on finit à court d’onions à couper – et pourtant, aucune larme –. On continue, je laisse l’homme guider la valse. Ce que mon cerveau veut, c’est que ses pensées frôlent celles qui émanent du sien. Être absolument sur la même longueur d’onde.

«…» Ce n’est pas le temps pour la parole, mais pour l’écoute.

Sous la mécanique de ses paumes, il n’y a aucune résistance. Peut-il ressentir encore une fois cette complicité, comme durant ce fameux matin? Est-il capable de se laisser aller, d’avoir confiance que son partenaire ne le laissera pas tomber?

Je ne te laisserai pas tomber, Keni. Aie confiance en moi. Cette leçon de cuisine est très importante pour moi, mais tu en tires aussi quelque chose; si je suis capable de te laisser les rennes et de t’écouter entièrement, que j’arrive à le faire si naturellement, c’est parce que j’ai intimement confiance en toi, que je suis entièrement loyal envers toi.

Et je suis convaincu que si on avait fait cela à l’envers, tu aurais réussi à faire la même chose.

"Tu m’entends, n’est-ce pas?"

Il ne s’y attendait pas, c’était certain. Pour avoir vécu cette expérience avant, je sais que c’est réel, que ce n’est pas issu de l’imagination. Kenichi doit bien douter un minimum, mais quelque chose me dit qu’au fond, entendre ma voix lui a plu. Comme s’il avait trouvé un certain réconfort de ne plus se sentir seul à traverser ses propres pensées en teintes de gris.

Ça l’a surpris, moi ça m’a fait plaisir. S’il se souvient de la fois où j’ai employé mes talents d’illusionniste sur lui, il doit bien avoir ressenti que ce n’était pas la même chose cette fois. Je réussis sommairement à compléter sa question.

Confus, Kenichi ne sait pas exactement comment décrire ce qu’il vient de se passer. Je lui réponds que «c’est bizarre, je sais… je ne sais pas comment l’expliquer non plus. J’ai l’impression d’arriver à comprendre ce que tu ressens, même si tu ne me parles pas.»

Pas de peur, enfin je ne crois pas…

«Je me suis senti comme si je pouvais entendre ce que tu voulais que je fasse avant que tu aies à le dire ou même bouger tes mains… j’espère que ça ne t’effraie pas.» Peut-être peux-tu ressentir mon inquiétude, mon sentiment d’avoir sans le vouloir dépassé une limite…

Toi aussi tu peux le faire, tu sais.

Si Kenichi réussi à me regarder, c’est une impression qu’il pourrait avoir. S’il s’ouvre assez, qu’il le veut vraiment, nul doute qu’il pourrait me lire du début à la fin, plus rapidement et plus facilement qu’il le fait avec l’un de ses romans.

«...Ah! Tiens, on a pratiquement fini de tout couper!» Je termine de couper le peu de légumes qu’il reste pour tout mettre dans le ragoût. Je semble distrait, comme si la nervosité ne voulait plus partir. Malgré ça, je me sens mieux, comme revigoré. Pour moi, même s’il était bref, ce moment était de qualité et je suis content d’avoir mon docteur à mes côtés ce soir. J’étais, pour tout dire, inquiet qu’il ne puisse pas rentrer avant une heure impossible et que j’aie à m’endormir sans lui.

Il ne restait qu’à attendre. Une longue attente à meubler; normalement on aurait pu manger beaucoup moins tard, mais après tous les imprévus d’aujourd’hui, le repas a été reporté plus d’une fois, et puis… même si je veux cuisiner pour faire plaisir à mon amoureux, la vitesse n’est pas encore à espérer.

Il ne parle pas, mais l’homme se montre clair. En un peu moins d’une minute, tout change. Il s’approche, offrant ses lèvres aux miennes. Il s’accroche, sa paume venant chercher la mienne. Finalement, il décroche, ses épaules laissant fébrilement retomber la lourdeur de cette journée. Enfin à la maison.

Le feu s’occupera du reste, et le ragoût s’épaissira de lui-même… Pour l’heure, quelqu’un requiert mon indivisible attention, et je ne voudrais autre chose. Sa nuque semble lui provoquer de l’inconfort; pas étonnant après avoir passé une bonne partie de la soirée penchée sur des papiers, ou même à avoir dû réparer un corps. Parfois, je me demande si ces obligations en viennent à jouer sur la vision que Kenichi a du corps humain. Je ne serais pas surpris que pour quelqu’un ayant vu moult corps de tous types, il y ait quelque chose de trivial, de décoloré à la vue de la chair et de la peau. Qu’il devienne difficile d’associer la substance à l’enveloppe, de voir une personne comme autre chose que ses morceaux… C’est compliqué à expliquer.

Là où je voulais en venir, c’est que pour lui, ressentir cette connexion a peut-être apporté quelque chose de nouveau. Quelque chose faisant en sorte qu’embrasser ou tenir la main lui fait finalement ressentir la chaleur, peut-être même l’envie, au lieu de cette pensée objective et mécanique de simplement avoir touché une partie d’un corps mécanique. Que ces gestes physiques sont, cette fois, motivés. Par ses émotions, ou même par cette sensation d’avoir avec lui-même un autre être pensant et non un patient ou un instrument. «…»

Souriant, rougissant, je l’invite à marcher avec moi en direction de son grand salon sans dire un mot. Je l’observe un moment, puis… je continue mon chemin; le plan de départ a déjà été retourné en entier, pourquoi pas rester hors-champs jusqu’au bout?

Au bout du corridor, une porte entreouverte. Sa chambre.

Tu voudrais venir avec moi?