Rares sont les moments où Chinone semble réellement guillerette. À dire vrai, ça n’arrive d’ordinaire pas; pourtant, en la regardant je me rends compte que c’est le cas. Quelque chose semble avoir piqué son attention, ce ton de voix qu’elle emploie présage deux choses.

D’abord, une aventure. Puis, rien de bon.

Je m’affairais à désherber un peu histoire de garder le grand jardin en bonne condition, mais je peux très certainement prendre une pause. «Je ne me rappelle pas t’avoir déjà vu d’aussi bonne humeur. Je t’écoute, tu piques ma curiosité.» D’habitude, les sujets de discussion de Chinone sont sérieux et elle ne porte pas ce genre d’expression en les abordant; notre discussion sur mugen, sur ce qui était attendu de nous lors de la grande visite des autres kage, les détails de notre collaboration…

Je retire distraitement mes gants et prends un instant pour réajuster mon chignon avant de me relever lassement; mes jambes sont engourdies, signe que je suis là depuis un long moment. Nous dirons que j’étais moi aussi dans un certain état contemplatif, à discuter intérieurement.

"J’aime bien parler avec toi. On reprendra notre partie de Go un peu plus tard, si tu veux." C’est quelque chose que j’ai commencé à faire dans mon temps libre; mon esprit devient de plus en plus aiguisé, ma concentration augmente de jour en jour et j’arrive maintenant à garder en image, en arrière-plan, un jeu entre Hametsu et moi-même. Ça peut sembler anodin, mais c’est important pour lui comme pour moi que l’on puisse continuer à communiquer.

C’est signe que notre cohabitation est harmonieuse.

«Te connaissant, tu dois avoir fait une sacrée découverte.» Je ne peux pas m’imaginer autre chose. Sans doute un nouveau poison qui allait sous peu passer en phase expérimentale… J’attends donc qu’elle crache le morceau, incessament curieux.

J’ai ri. Le souffle est sorti tout seul, je ne pouvais rien y faire. Il y a des mots que certains ne prononcent jamais.

«’J’ai rencontré une fée’?» Sérieusement, comment j’aurais pu me retenir. Pourtant, je sens bien qu’elle ne plaisante pas et que son excitation est sincère. C’est juste… difficile à prendre au sérieux.

Et ça continue. Rien de si merveilleux.

Je ne sais pas où ça s’en va, mais je ne peux m’empêcher de dire que «c’est ça qui te met dans cette humeur?» Moi à côté j’ai rencontré des renards, des singes… ça ne m’a pas euphorisé à ce point.

Par contre, ça vient.

Je le vois dans son visage, la blague est sur le point de me péter au visage. Elle contrôlait le sang.

Elle. Contrôlait. Le sang.

D’amblée, j’ai compris où elle voulait en venir. C’est exactement comme je l’avais dit; d’abord, l’aventure, puis, rien de bon. Ce qui se trouve dans ses yeux, c’est de l’obsession comme je n’en ai jamais vu. Je n’ose pas imaginer ce qu’elle va me demander, même si au fond de moi je le sais. Elle va me dire qu’elle veut aller gambader dans les champs à la recherche de fées magiques assoiffées de sang.

Et le pire, c’est que ce sera sérieux. Je soupire longuement, en soufflant plus qu’autre chose. «… J’ai peur de ce que tu vas me dire ensuite.» Pourtant, je ne suis pas en position de refuser de l’accompagner ou de lui offrir mon aide; si je suis où j’en suis aujourd’hui, c’est bien parce qu’elle m’a aidé. Même si sa façon de me décrire cette nouvelle obsession me fait frissonner le dos, je ne dis pas non tout de suite. J’attends d’en savoir plus.

«… C’est où? Et qu’est-ce que ça fait, concrètement?» Ça fait monter la température sanguine? Ça boit du sang? Il me faudrait plus de détails...

Et elle est sérieuse. Je l’accompagne à l’intérieur; je reste curieux de cette rencontre et du pourquoi elle est si obnubilée par ce que cette créature peut faire. C’est sans doute que je n’arrive pas encore à voir tous les aboutissants que ma partenaire a en tête.

Ce n’est qu’une fois assis que Chinone me révèle ce qu’elle a vu. Je n’arrive pas à comprendre où elle veut en venir, ni pourquoi, si ce n’est que la puissance en elle-même pourrait l’intéresser. Je regarde ce que lui a laissé la bête, incapable de voiler complètement mon dédain. Ça reste un tissu imbibé de sang, dont une partie quelque peu séchée. «Mais… pourquoi cette obsession? Qu’est-ce que tu espères d’en rencontrer d’autres?»

J’ai mes doutes, mais il me faut savoir si nous sommes sur la même longueur d’onde ou non. D’amblée, je pense à Kaleah, à ce qu’elle nous a dit le jour de mon intronisation, au sujet de la médecine. «Est-ce que ton but est de comprendre et d’apprendre, ou … de prendre?» Je n’ai pas d’autre façon de lui dire ça sans entrer dans les détails. Je ne veux pas avoir à dire tout haut ce que Chinone pense.

Il me faut un long moment avant de commencer à siroter mon thé.

Chinone a à peine pris le temps de se refaire en rentrant; ça ne semble pas pouvoir attendre, il lui faut des réponses maintenant, si ce n’est la fée elle-même. «Si tu la retrouves… que comptes-tu faire? Tu pourrais certainerment la traquer, mais si on se retrouve dans une tanière pleine, crois-tu avoir un moyen de sortir de là?»

Je veux avant tout éviter que ma partenaire ne saute à pieds joints dans un nid de frelons et qu’elle se retrouve piquée à vif… et moi aussi, dailleurs. «Penses-tu qu’il vaudrait mieux y aller pour observer un peu ces petites bêtes avant de trop se risquer?»

C’est exactement ce à quoi je m’attendais. Pour Chinone, cette rencontre n’est pas le fruit du hasard, et il lui faut cette force pour elle-même absolument. Quelque part, je ne peux m’empêcher de penser qu’un motivateur de cette obsession est la vengeance. Autrement, je sais bien que ma partenaire est prête à tout pour servir au mieux sa faction.

Si elle pouvait, comme elle le dit, contrôler son propre sang et s’en servir comme arme, elle deviendrait particulièrement létale et difficile à affronter, peu importe l’adversaire. La blesser reviendrait à lui donner de meilleures armes. Et puis, rien n’empêche qu’elle puisse utiliser ces talents de façon médicale…

«Je peux m’imaginer le potentiel rattaché à ce genre de pouvoir.» Chinone parle quand même à la personne qui cherche le plus ardemment du monde à percer tous les secrets de l’esprit, tant humain qu’animal et que yokai. Elle est aussi très clair sur le point de jusqu’où elle est prête à aller pour comprendre et maitriser ce pouvoir mystérieux.

«Non, je ne te sous-estime pas. Simplement, la fée que tu as vu est pour l’instant la seule. Si tu es tombée sur l’une des plus faibles, rien ne dit que leur pouvoir ne pourrait pas être encore plus terrifiant. On ne peut pas savoir ce qu’on affronte pour l’instant.» Le danger pourrait être bien plus grand qu’on ne l’imagine.

C’est au moins clair qu’il s’agit pour elle d’un projet sur le long terme, et ce même si…

«C’est vrai que c’est curieux. Il s’agit peut-être de sa signature? Même s’il est très étrange, ce bout de tissu pour moi est une invitation, à moins qu’elle ne l’ait simplement laissé tomber, je n’étais pas là et je n’ai pas pu voir.»

Je commencerais sans hésiter par me renseigner sur la question, avant de me décider à partir. «Prévois-tu aller voir Kaleah avec ça? Je pense que ce serait une idée. Si on peut en savoir plus sur le cadeau que la fée t’a fait, il sera plus facile de cerner ses motifs.»

Nous sommes au moins d’accord que nous avançons pour l’instant à l’aveugle sans possibilité de mettre en place un plan fixe. Il nous faut pour le moment procéder étape par étape… ces étapes devront se révéler à nous au fur et à mesure. J’accepte néanmoins cette façon de procéder, sachant qu’on ne part pas complètement de zéro. «On a une trace et une idée de la région dans laquelle on a le plus de chances d’en retrouver. On ne part pas de rien.»

Je regarde une fois de plus l’objet ensanglanté laissé par la bête, me disant – comme Chinone me l’a expliqué – qu’il y a un moyen de se diriger à elle, et ce même s’il est assez couteux en terme de temps et de matériaux. «On a aussi l’avantage de pouvoir traquer la fée que tu as rencontré. Comme tu le disais, avec la bonne drogue, tu seras sans doute capable de suivre sa trace. Il risque par contre de t’en falloir beaucoup, si on n’arrive pas à trouver la bonne zone du premier coup… j’en doute, mais peut-êtres que les fées sont nomades?»

Il nous faut imaginer d’autres options pour parcourir plus rapidement et plus efficacement les zones à couvrir pour trouver ces créatures, si Chinone veut avoir une chance de réaliser ce projet. Parcourir une région au peigne fin, sur terre et à pied, n’est pas la meilleure idée.

«… Si Kaleah accepte de nous envoyer explorer la région à la recherche des fées, j’irai certainement avec toi. Je pense qu’il y a quelques moyens de trouver rapidement ce que tu cherches.» Bien que je ne sache pas tous les détails des capacités de Chinone, nous avons travaillé si souvent ensemble que nous avons tous deux une vision très claire des méthodes employées par l’autre, et même de certains petits détails. «Tu possèdes des yokai, toi aussi. Tout ce que je sais des fées, c’est qu’elles sont un peu comme des papillons. Tu as sans doute un moyen d’entrer en contact avec eux plus facilement au vu de ton pacte… Puis, si on doit chercher rapidement, rien n’empêche d’utiliser ton yokai comme monture et mes dons de senseur ensemble… Seulement, tu risquerais d’être à terre, et ne pas pouvoir traquer efficacement…»

Si seulement on avait un "vaisseau" – faute d’un meilleur mot – plus imposant…