Ça a dû être rapide parce que je ne suis parti au bureau que quelques heures, le temps de récupérer quelques rouleaux sur lesquels me pencher pour travailler. Visiblement, ce n’est pas maintenant que je pourrai m’y mettre, surtout lorsque l’air de Chinone parle davantage que son ton.

Je dépose mon sachet de fruits secs – que j’allais emmener dans ma chambre – sur le comptoir pour passer une main énervée sur mon front. «J’étais sûr que ça arriverait», seulement pas aussi tôt. Les dernières nuits ont été longues et courtes à la fois; à repenser longuement à tout ce que j’ai dit lorsque je l’ai revu et à la porte que j’ai laissée entrouverte, le temps pour dormir ne se trouvait pas.

Puis, impossible de le blamer d’être venu voir. Mes deux mains posées sur le visage, je souffle d’exaspération entre mes doigts avent qu’ils ne glissent le long de mes joues. Ma soirée n’est même pas encore commencée, je suis déjà fatigué de cette niaiserie. Et c’est ma faute, en plus! J’aurais pu dire non, j’aurais dû.

J’aurais dû être plus sévère avec mes sentiments, et ne pas les laisser m’influencer.

Alors que mes yeux se posent sur Chinone, la réalisation frappe. D’un, je vois au travers de ses traits; la colère n’est pas encore totalement repartie, l’indignation se cache encore. Elle semble encore un peu blessée de ce qu’elle vient de vivre, mais je ne saurais dire en quoi.

Et moi… Je deviens comme toi?!

Je repense à ce qu’il s’est passé l’autre jour. À quand je lui ai dit qu’il ne m’embêterait jamais ("jamais-jamais", car je suis fleur bleue et niais au possible et ça a toujours été ce que je lui disais pour le réconforter fut un temps), quand je me suis levé sur la pointe des pieds pour le serrer dans mes bras, et quand je lui ai dit que lui donner une seconde chance me ferait plaisir… mais que maintenant je ne peux pas.

C’était simple, pourtant. Non. Non.

Haruka a un don pour me tirailler, me faire oublier. Qui je suis, qui je veux être.

«Haruka a toujours été du genre,» et voilà que je prends sa défense, même si je ne le veux pas, «protecteur…» Je pourrais dire pire, mais je ne veux pas le faire. La vérité, c’est qu’Haruka m’a manqué plus que je ne saurais l’admettre.

Et pourtant j’ai beau dire ça, rien n’est plus visible que mon découragement; les choses n’ont pas changé, l’impression d’être resté figé dans le temps me revient encore. «Explique-moi ce que j’ai manqué pendant que j’étais a l’extérieur? Je vais devoir lui en parler, je ne peux pas continuer comme ça.»

Je sais très bien Chinone capable de gérer ses propres escarmouches, ce n’est pas pour ça que je devrai parler à Haruka. Déjà, entendre ce qui a été dit de Rei est trop; je ne vais pas accepter ça de sa part, et Haruka doit le savoir. Qu’il se permette de dire ça maintenant alors qu’il y a quelques jours à peine je lui en ai parlé et il m’a offert son épaule en réconfort me met hors de moi.

Sourdement hors de moi.

«Je vais vraiment avoir à lui parler.» Pas pour Chinone, mais pour moi-même. La vérité reste que même avec ce qui s’est passé ici, les deux ne se connaissent pas. Chacun voit le mal qu’apporte l’autre; Chinone ne peut voir l’histoire que j’ai eue avec lui, et Haruka ne peut s’imaginer le support qu’elle m’apporte et à quel point elle est de bon conseil. L’un s’imagine une profiteuse éhontée, l’une voit un malabar jaloux et belliqueux.

Elle outrepasse ses mesquineries mais ne laisse pas passer les injures faites à l’encontre de son petit; Chinone n’a aucunement besoin que je lui fasse la lecture, à ce sujet elle a amplement raison et ce qu’elle a dit et fait pour se défendre se justifie tout seul.

«Je t’assure, je ne me fais pas d’illusion sur lui.» Mon ton est un tantinet pinçant; si ma partenaire considère que mon ex est venu pisser sur mes choix, elle doit comprendre que ce qu’elle est en train de dire, même si visiblement réaliste, reste blessant et équivalent à ce qu’elle lui reproche. Pas blessant pour Haruka, mais pour moi.

«Je savais que ça arriverait; je comprends que ça n’excuse rien, mais le tempérament d’Haruka n’a pas changé. Ce n’est pas à moi de te compter sa vie, mais Haruka agit comme ça par peur qu’on blesse ceux qui sont importants pour lui. Il agissait comme ça avant aussi parce que je n’avais pas la capacité de me protéger seul.»

Haruka est un inconnu pour elle, mais pas pour moi; elle ne peut pas mesurer l’importance que j’ai à ses yeux, comme lui ne peut mesurer l’importance de Rei. «Je te jure qu’une situation comme celle-là ne se reproduira pas, et je lui ferai comprendre clairement que parler comme ça du petit, ça ne passe pas. Il n’agressera personne.»

Le ton est évident; je ne lui laisserai même pas la chance d’oser s’essayer.

Quelque chose l’aveugle tout autant. Je n’ai aucune pitié pour Haruka; si c’était si simple, j’aurais déjà réglé le problème. Au fond de moi, je cherche toujours autant qu’avant de lui faire conserver son bonheur, même si je ne le peux pas. Et le rendre malheureux serait le pire, car je me sentirais coupable de lui faire du mal.

«Tu sais, si je ne suis plus avec lui aujourd’hui, ce n’est pas par manque d’amour. Bien au contraire; j’ai beaucoup aimé Haruka. D’une certaine façon, je l’aime toujours. Si j’ai rompu, c’est parce que j’étais trop immature pour chercher à réussir, j’avais besoin de me choisir, moi. J’ai été complaisant trop longtemps.» Et j’en ai eu honte.

Jamais je n’ai douté de mes capacités. J’ai douté de ma volonté; j’ai eu peur d’accepter une vie facile, de me contenter d’aimer une seule personne et de rester enfermé dans mon carcan royal et d’être bien. Je n’arrivais plus à être ninja, je me sentais prêt à ne plus vouloir rien d’autre.

«Si j’ai arrêté ce que j’avais avec lui, c’est parce que je voulais davantage pour moi-même; j’ai dédié ma vie à toujours en vouloir plus. Plus d’amis, plus de succès, plus d’amour, plus d’argent, plus de bonheur. Je l’ai aimé de toutes mes forces, donné tout ce que j’avais… mais jamais je n’aurais pu l’aimer plus que je m’aime.»

Haruka ne pourra jamais menacer ce que j’ai construit pour moi-même. Simplement, si je m’emporte autant c’est que j’aimerais pouvoir partager une partie avec lui car si je mérite mieux, lui aussi. Je ne supporte pas ce qu’il a dit, mais je ne supporte pas ce qui est dit de lui. Il ne sera jamais une ombre pour moi.

Est-il si mauvais? Si dangereux? En quoi?

«Et si je t’ai choisie toi, d’une façon aussi absolue,» dis-je en tendant doucement mon poignet vers elle, «c’est parce que je sais à quel point ton amitié est de valeur. Le bonheur qui vient avec est plus grand que celui que je pouvais m’imaginer atteindre par moi-même.» Ma vie sans toi serait terne, fade, sans couleur sans texture et sans saveur.

"Si je n’étais pas si savant, je t’aurais dit qu’elle est amoureuse de toi. L’inverse aussi."

C’est bien plus grand, plus fort que de l’amour.

As-tu déjà ressenti tant de choses pour une personne que tu t’es dit que vous existiez pour vous rencontrer? Que tu as triché tous les hasards et instinctivement fait tous tes choix pour arriver un jour à l’avoir devant toi?

«Je n’ai pas choisi Haruka. J’ai beau l’aimer, il n’aura jamais la même importance que toi. Tu n’es pas obligée de l’apprécier, de l’accepter même, mais il a fait partie de ma vie malgré tout. Je le remettrai à sa place pour ce qu’il a dit moi-même, je ne le tolère pas, mais il reste une part de ma vie, un ami important. Il a été là quand ma vie n’allait pas, et inversement.» Ne l’accepte pas, mais tolère-le. Il n’est pas aussi précieux, mais je ne le veux pas hors de ma vie.

Il y a des choses qui ne se disent pas, dont on ne peut parler… et des choses qu’on refuse d’entendre. Parfois, il faut trancher entre les deux; je préfère avouer ce qui fait mal que de répondre à ce qui m’inquiète. «… Qu’est-ce que ça change si j’ai eu pitié un instant? Quand je l’ai revu l’autre jour, je n’ai pas été capable de lui dire non, d’admettre que c’était déjà fini. J’ai préféré dire que ce n’était pas le temps, qu’il se passait trop de choses pour que je pense à ça. Que je pourrais peut-être, quand j’irai mieux, voir où les choses s’en vont.»

Je n’avais pas la force de lui dire là, maintenant, tout de suite. Il m’a dit que j’avais changé, je lui ai assuré que non. «Je n’ai pas été capable de lui dire parce que quand je le regarde, je repense à l’homme qui avait besoin d’être aimé, de sentir qu’il avait une famille sur qui compter, qui a élevé son petit frère tout seul, qui a vu sa mère se faire exécuter après avoir tué son père.»

Mon souffle est plus rapide, mon front est humide et je passe une main dessus. Le dire tout haut est aussi libérateur que ça me met les nerfs en boule. «Et au fond de moi je sais que l’amour que j’ai pour lui n’est pas suffisant pour que je reprenne. Ça ne change pas le fait que l’idée de lui dire cruement, de lui donner l’impression de l’abandonner, m’empêche de m’expliquer.»

J’ai toujours été un grand sentimental.

Faire plus de mal à Haruka est ce que je veux éviter à tout prix, mais je n’arrive pas à voir comment y parvenir. Au final, il y a du vrai dans ce que Chinone cherche à me faire comprendre : Haruka ne cherche pas à faire pitié, mais j’ai tellement peur qu’il se sente à nouveau seul que je n’arrive pas à imposer mes limites. «Quand moi je n'allais pas, quand je me sentais absolument pourri et incapable de réussir dans quoi que ce soit, il était là.» Là est le problème; je ne peux pas voir Haruka entièrement comme elle le voit, car il n'a jamais été comme ça avec moi.

J’ai envie de rétorquer mille fois, mais quelque chose me permet de me retenir; probablement la même chose qui lui permet de ne pas craquer sous le poids de ce qu’elle ressent. Par respect, je m’arrête et j’écoute.

Pour être tout à fait honnête, je pensais tout savoir. Très vite je comprends que non, et je suis tout autant surpris par ce que j’entends que par le fait que ma perception de Chinone ne change pas. Il y a de ça que je n’oserais jamais prendre Chinone en pitié, ce qu’elle a fait de sa vie étant trop grandiose, trop phénoménal pour que je me le permette.

Je ne peut porter à son ancien nom aucune parenté; j’ai assumé pendant tout ce temps que ses parents étaient morts, mais que si je n’étais pas au courant c’était parce que ça n’était pas important. Éventuellement, je l’ai su, l’image de sa mère lui étant apparue en rêve me revenant. Elle me l’a dit, ça.

Mais Chinone n’est pas dans ma vie parce qu’elle a été abandonnée et que je me fais un devoir de la sauver. Chinone est tant un puit de sagesse qu’un subtil avertissement que les émotions se doivent d’êtres modérées, surveillées. Subtil, pourtant bien cruel.

«J’ai… assumé beaucoup de choses sur ce qui t’était arrivé. C’est bien plus difficile que je ne me l’imaginais, mais te l’assure; je n’oserais jamais te prendre en pitié, te prendre avec des pincettes comme je l’ai fait pour Haruka. Tu t’en souviens, je le sais, mais quand je t’ai proposé de rejoindre ma maison, je te l’ai promis en disant que pour bien me diriger vers l’avenir que je veux, j’ai besoin de tes conseils, ceux que tu peux me donner à cause de tes expériences, de ton passé. Je n’oublierai pas, mais je ne vais jamais avoir pitié.» De la compassion, amplement, de la compréhension aussi, mais je ne me laisserai pas la réduire à un tas de mauvais évènements.

Tout comme avec Haruka, je ne le ferai plus.

«Je ne compte pas torturer Haruka. Quand je trouverai un bon moment pour lui dire, je le ferai. Il faut seulement que j’attende, que je reprenne des forces; il se passe encore beaucoup de choses, je ne me sens pas capable de trouver les mots pour lui dire.» Rei est encore récent. La blessure de Ruka aussi. Kenichi aussi.

«D’une façon ou d’une autre, ce que je dirai ou ferai le blessera, je le sais. J’ai besoin que ça soit le moins douloureux possible, mais tout autant le plus clair. Je lui dois d’être honnête, mais je ne veux pas perdre son amitié, et…»

Trichons un peu. «Haruka a ses limites, je le connais bien. Il y a certaines choses qu’il ne peut pas tolérer. Il peut accepter bien des choses, mais quand je lui ai parlé, j’ai bien compris que ce que je suis devenu sera difficile à accepter. Peut-être impossible.» Je ne peux pas aller plus loin dans ce que je dis, sinon ma langue me le ferait savoir... alors je laisse Chinone voir ce que je veux dire en lui pointant distraitement les signes de ma transformation.

Tu dois bien voir quelle part noire de moi je mets de l’avant, n’est-ce pas? Manipulateur.

«Je dois choisir dans quel ordre je lui dis quoi. J’ai besoin qu’il soit capable de comprendre, mais pour ça je dois y aller en douceur. Haruka est parti pendant quatre ans pour prendre du recul; tout lui lancer dessus, c’est m’assurer qu’il parte à nouveau et que son frère se retrouve seul une fois de plus. Je ne veux pas ça pour eux.»

Je ne veux pas priver le plus jeune de son dernier lien significatif, je ne veux pas amener Haruka à fuir une nouvelle fois. C’est pour ça que je n’y arrive pas. Pragmatiquement, je cherche comment manipuler correctement ce qu’il va ressentir, ce qu’il va entendre en premier, pour éviter le pire.

Le pire étant qu’il s’en aille, qu’il se retrouve réellement seul.

Et qu’éventuellement il se foute en l’air.

Je ne sais pas ce qu’haruka a dit ou fait exactement, mais plus ça va plus j’ai l’impression de ne pas le reconnaître, plus les propos de Chinone me sont inquiétants. Je n’aurais jamais pensé qu’il m’aurait idolatré à ce point, et je ne veux pas avoir à réprimer mes sentiments, ma façon d’être, pour arriver à lui faire comprendre ce que je veux, ou plutôt ce que je ne veux plus.

«S’il se rend compte que je lui ai dit ça par pitié, à sa place je serais en colère. Je comprends ça. Je ne veux pas mettre mes émotions de côté, mais je suis d’accord que je dois arrêter de voir Haruka à travers le passé. Je dois le voir comme un homme différent de celui que j’ai connu.»

Tout n’est pas pareil. Après quatre ans, beaucoup de choses ont changé. En plus, je ne veux pas revenir en arrière et vivre à nouveau dans le regret. Abandonner mes sentiments a été ma pire erreur autant que mon meilleur coup. Aujourd’hui, j’ai la chance de les rattraper, d’être honnête avec moi-même.

«…» L’idée germe.

«… Je serai honnête avec lui. Je lui montrerai ce que je suis maintenant, je lui expliquerai comment c’est arrivé. S’il veut rester, il choisira de le faire de lui-même. S’il le fait, je serai là.»

Et s’il repart, j’en crierai. S’il disparaît, j’en pleurerai. S’il brise, j’en briserai. J’espère seulement que ceux qui seront en train d’en rire ne seront pas trop occupés avec ça pour m’aider à me refaire.

«D’ici là, j’ai le temps de voir comment il est, s’il a vraiment changé depuis la dernière fois.» Ce qu’il est maintenant, ce qu’il a vécu. S’il vaut vraiment la peine qu’on ricane de ses malheurs. J’en doute fortement.

Inspire, expire.

Je ne regrette pas le choix que j’ai fait, encore une fois. Personne d’autre que moi ne sait ce que sa fait, de se savoir si sauf, hors de danger, tout en sachant que le jour où mon dernier souffle sera rendu, le monde arrêtera de tourner. Que la moitié d’onogoro pourrait très facilement y passer.

Non, je n’avais pas compris.

Je cherchais trop loin, encore une fois, ce qui était sous mon nez et évident. J’ai été insousciant, incapable de voir le risque que représente Haruka pour ce que je souhaite construire, ce qui m’importe aujourd’hui. Ce que Chinone ressentait sous l’aggravation causée par leur première rencontre, c’est de l’inquiétude.

Comprendre ça maintenant me ramène au calme, même s’il est évident que savoir que ma sœur et mon ancien amoureux ne peuvent pas se voir même en photo reste irritant. Ça a été notre première affaire fraternelle du genre « oh non, pas lui ».

J’aurais pu prendre cette inquiétude pour bien d’autres choses, mais je comprends que pour un œil extérieur – et entraîné à détecter de potentiels problèmes – ma situation avec Haruka est dans le rouge. Au lieu de me fâcher, je dois en être content.

«…Merci de prendre soin de moi.»

C’est bien peu, mais c’est sincère. J’aimerais seulement un jour réussir à faire de même, à écarter moi aussi les dangers qui tournent autour. Je trouverai un moyen de te rendre la pareille le moment venu. «Je ne devrais pas faire confiance à tout le monde, c’est mon erreur. Je ne veux pas que tu aies à toujours te méfier pour nous deux. Par contre, tu n’as pas tort en disant que j’essaie de m’empêcher de voir des choses.»

La passion m’aveugle; c’est ce qui est arrivé avec Haruka. Mon amour pour lui ne m’est pas venu du jour au lendemain, mais il a pu grandir à cause d’un coup de foudre si éclatant que j’en entends encore les échos aujourd’hui. L’amour et l’affection que j’éprouve n’est pas mauvais, bien au contraire; ce que j’ai tué et jeté pour continuer à vivre, c’est la passion que je ressentais.

Je ne dois pas la laisser me revenir.