Kanon ne savait pas quoi faire. Ce n’était pas lui qui s’en occupait, d’habitude. C’était Papa, et cela rendait son absence encore moins supportable. Comment se déshabituer à la présence de quelqu’un ? Kanon se le demandait bien, surtout quand tout dans l’appartement lui rappelait Papa.

Surtout quand Papa aurait eu une solution

Kanon soupira, dépité. Beaucoup de choses n’allaient pas. Balayant son regard dans la pièce, il observa le linge blanc – laissé sur un siège -- qui avait pris une légère teinte grise, la poussière incrustée entre les lattes du parquet, le livre des comptes du budget qu’il n’arrivait pas à tenir, encore ouvert sur la table.

Il fallait y remédier.

Mais à qui demander de l’aide ? Il n’y avait pas beaucoup de monde à qui il serait à l’aise de demander. Cela serait montrer une faiblesse qu’il serait incommodant de montrer. Ce serait aussi perdre de la face, que d’exposer ce problème à n’importe qui. Si seulement Papa était là… Mais il y avait Usui Shizuka. Elle l’avait déjà vu en position de faiblesse. Elle l’avait déjà vu blessé. Elle l’avait déjà vu pleurer. C’était sa spécialité, de réparer ce qui était brisé. Elle saurait aider, pensa Kanon.

Kanon quitta l’appartement, déposant le chiffon qu’il avait dans les mains sur un meuble avant de fermer à clef l’habitation. « À tout à l’heure, Papa ! » avait-il faillit lâcher.

Papa.

Voilà que dehors, sur le chemin menant au Temple, la météo avait décidé d’être aussi morose que l’humeur de Kanon. Des nuages gris envahissaient le ciel, l’humidité empreignait l’atmosphère. C’était tout juste si la pluie ne tombait pas. Kanon avait l’impression de voir le monde en gris depuis la mort de son père adoptif. Cela n’allait pas mieux, mais cela ne pouvait pas être pire. S’attacher à des choses tangibles du quotidien l’aidait à avancer et à ne pas se vautrer dans la tristesse. S’occuper de l’appartement était quelque chose de vitale et concret.

Arrivé au Temple, là où officiait Usui Shizuka, Kanon effectua les salutations rituelles – histoire d’être un minimum polie –, avant de partir à la recherche de cette dernière. Il aperçut une prêtresse au détour d’un chemin, ressemblant à la silhouette de la personne qu’il cherchait et il s’empressa de l’interpeler :

– Shizuka ? Je- je-...

La détresse était clairement visible dans les yeux de Kanon, en plus de la tristesse qui semblait toujours l’accompagner en ce moment.

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Kanon pris une grosse respiration, soulagé que Shizuka veuille bien consacrer un peu de son temps à l’écouter. Il la savait occupé par son travail, venir à cette heure de la journée n’était peut-être pas adéquat, mais savoir qu’il pouvait compter sur quelqu’un autre que Papa… C’était réconfortant de ne pas se savoir seul dans cette épreuve.

Seul.

Kanon ne saurait pas ce qu’il aurait été devenu si, une fois rentrée à Toge, il avait été complètement seul. Rien que le fait d’avoir revu Tsubaki Ruka l’avait failli faire vriller sur le chemin du retour… Il fallait se venger, serte, mais sans oublier comment le monde fonctionnait. Sans oublier ses priorités. Le destin allait faire en sorte qu’ils se rencontrent de nouveau, Kanon en était certain.

De toute façon, pour le moment, il valait mieux pour lui de se concentrer sur des choses tangibles, concrètes, que de ruminer des pensées trop hypothétiques et de l’ordre de l’idée. Par exemple, le linge blanc devenant gris au lavage, les poussières incrustées entre les lattes du parquet, ou encore les comptes financiers de sa maison dans un état catastrophique. Par où commencer ? Comment expliquer à Shizuka qu’il n’avait jamais appris à faire face à ce genre de problème ? Qu’il ne savait même pas où trouver des informations à ce sujet ? Qu’il était tellement perdu qu’il devait lui demander son aide ?

– Je… J’ai besoin d’aide.

Papa disait toujours « Avouer ses échecs. Reprendre les bases en allant du général au particulier. »

– Papa n’avait pas jugé bon de m’expliquer comment marchait la gestion de l’appartement. J’ai donc quelque problème de l’ordre de la gestion des comptes et du ménage. Je me demandais si tu pouvais… m’aider ? M’expliquer ? Me donner des astuces ?

Maintenant que Kanon avait formulé son souhait à voix haute, il ne savait plus où se mettre, regardant frénétiquement autour de lui si quelqu’un passait dans le coin. Comment pouvait-il être adulte, sans avoir ces connaissances basiques ? Cela le dépassait, mais ce n’était sûrement ni à l’Académie Militaire, ni au Temple, ni à la Maison Close qu’il aurait appris. Même Papa n’avait pas pris la peine de partager avec Kanon ces connaissances-là.

– Il y a le linge blanc qui prend mystérieusement une teinte grisâtre après que je le lave, le parquet qui attire la poussière dans les coins les plus inaccessibles par serpillière… Il y a aussi ce livre des comptes que tenait Papa que je suis incapable de comprendre, j’ai dû mal à tenir à flot toutes les dépenses de l’appartement, et –

« Sans Papa, je n’ai dû mal à continuer à avancer ». pensa Kanon sans le verbaliser, l’envie de pleurer le reprenant.

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« Shizuka me pense sans doute idiot et incapable » se dit Kanon, alors qu’il l’entendait s’étonner sur le fait de ne pas savoir s’y prendre face à ces problèmes. Il renifla, indigné. Pas qu’il n’ait jamais regardé Papa faire ni proposé son aide… Mais Papa ne voulait absolument pas que Kanon s’intéresse à ce genre de chose. « Ce n’est pas ce dont un enfant doit se préoccuper » disait Papa. Ne parlons même pas de la Maison Close…

– Papa ne pensait pas que ça me serait utile… Et à la Maison Close… Crois-tu vraiment que la Matrone allait laisser un garçon s’occuper du linge de ses filles ? Qu’elle allait laisser un enfant s’occuper des comptes de la Maison ? Elle préférait nous exposer sur scène pour rameuter des clients.

Exposer sur scène pour les beaux yeux des clients… Des saletés. Des gens dégoûtants. Dieux merci qu’il n’ait jamais eu à laver le linge issu des activités intimes entre les filles de la Matrone et les clients de la Maison Close... Rien qu’en y pensant, Kanon en devenait presque malade. Malade de ce qu’il se passait entre les quatre murs de la Maison Close. Malade et inquiet de l’état de Maman également.

Enfin, ceci mis de côté, ce fut avec soulagement que Shizuka accepta de l’aider avec ses problèmes. Une bonne nouvelle. Elle payait même quelqu’un pour le ménage, et Kanon trouva l’idée bonne, si ce n’était que sans livres de comptes à jour, comment savoir s’il pouvait se permettre de tel frais ? Papa ne le faisait pas.

– Mm. Merci beaucoup de prendre de ton temps pour m’aider.

Kanon attendit quelques minutes que Shizuka reviennent, puis ils quittèrent le Temple de la Lune en direction de l’appartement de Kanon. Ce dernier, situé dans le quartier résidentiel, se situait au troisième étage d’un bâtiment. Sur le trajet, ils eurent beaucoup de chance : aucune goutte de pluie malgré l’atmosphère humide et les nuages gris.

Une fois arrivé devant la porte d’entrée de l’appartement, Kanon ouvra la porte avec sa clef – qu’il sortit de sa poche –, puis fit entrer Shizuka. Kanon enleva ses chaussures qu’il rangea dans une étagère spécifique à l’entrée pour les remplacer par ces chaussons. Par la suite, il tendit une paire de chausson à Shizuka, l’invitant à les enfiler.

– Tu peux laisser tes chaussures à l’entrée.

La petite entrée laissa place à une cuisine juste en face, et à un salon à gauche. Kanon guida Shizuka jusqu’au salon, où se trouvait le livre des comptes posé sur la table, le linge grisâtre sur le canapé… Et avec les coins des lattes du parquet incrustés de poussières. Le tout saupoudrée d’affaires mal rangés – un désastre.

– Le livre des comptes est ici. Je ne sais pas comment le lire.

Kanon s’installa à la table, attendant les éclaircissements de Shizuka. Il fallait dire que Papa n’avait pas une écriture des plus lisibles…

N’était-ce pas merveilleux, d’enfin faire un petit pas vers la résolution de ses problèmes ?

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Kanon, qui avait repris espoir de remettre en ordre son désastre, avait malheureusement compris que ce serait long et laborieux. Depuis quand n’avait-il pas ouvert le livre des comptes ? Depuis la mission à Jujou qui s’était soldé par la mort de Papa… Il avait voulu ajouter le gain d’argent, mais il n’avait pas su comment s’y prendre. Autant dire que cela faisait de nombreuses semaines depuis… Après cela, par dépit, il avait choisi de tenir une liste de toutes ses dépenses. Une liste qu’il rangeait si bien qu’il mettait du temps à la retrouver.

– Mm… Depuis mon retour du Jujou, je crois ? J’ai une liste de tout ce que je dépense : nourritures, équipement, logement, entretient de la tombe de Papa… Je crois que c’est tout ? Papa avait un budget courses pour chaque moi, que je n’ai pas dépassé.

Kanon écouta avec attention les explications de Shizuka. L’agencement du livre des comptes semblait plus claire maintenant, avec des tableaux mensuels sur les entrées d’argents et les dépenses. L’agencement seulement, car l’écriture de Papa ne rendait pas la lecture aisée. Il avait devant lui de longues heures de décryptages…

– Mm, je comprends mieux. Ça fonctionne comme une balance, n’est-ce pas ?

Deux problèmes se posait donc à lui : en premier, l’état des comptes avant la mort de Papa, en second, l’état des comptes actuellement… Ha ! Il n’aurait pas dû faire traîner ce problème aussi longtemps ! Voilà qu’il avait des heures de paperasse à faire, à tout mettre à jours…

– Est-ce que Papa notait le bilan du mois ? Et tu serais me dire où se trouve le dernier bilan des comptes ?

Chaque mois, Kanon avait vu Papa s’affairer devant le livre des comptes… Sûrement qu’il calculait cette balance des gains et des dépenses régulièrement ? En effet, à chaque fin de page du mois, figurait le montant de dette ou de reste d’argent en réserve – qui s’accumulait au fil des pages. De manière plus ou moins systématique également, figurait dans la marge des sortes de « bilan intermédiaire ».

– Merci d’avoir pris le temps de m’expliquer.

Kanon inclina légère la tête pour marquer son respect. En passant, son regard se porta sur le linge grisâtre posé sur un siège pas loin. Il se mordilla la lèvre inférieure, tracassé.

– Concernant le linge et le ménage… Tu n’aurais vraiment pas de conseils ? Tu connaîtrais quelqu’un qui pourrait m’aider ?

Vraiment, Kanon aurait beaucoup aimé ne pas exposer son incapacité à s’occuper de son logement à quelqu’un d’autre.

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