"Pourquoi en faire autant?"

C’est simple, pourtant; je porte un obi dans l’idée qu’il désire me le retirer. Un clone m’aide à bien ajuster ma tenue pour assurer que tout soit à sa place. Sur mes poignets, de chaque côtés de ma nuque, un parfum; j’espère qu’il saura l’apprécier. Qu’il s’en intoxiquera, quand nous serons dans les hautes herbes de la clairière à regarder danser les étoiles.

Il commence à se faire tard; c’est donc le meilleur moment, sachant qu’il rentrera bientôt de l’hôpital après une journée entière de dur labeur. Je n’ose pas m’imposer tous les jours de peur d’être dans ses pattes, mais je ne l’ai pas vu depuis quelques jours, il commence à me manquer.

Traversant les couloirs de ma demeure à la lumière d’une chandelle et des toutes dernières lueurs du soir – celles qui passent au travers toute la végétation de la Cîme, alors autant dire qu’il fait noir –, je laisse mon aidant se dissiper dans la chambre. Il me reste un peu de temps, juste assez pour fouiller dans la cuisine et trouver quelques biscuits secs et quelque chose de décent à siroter. Ça et quelque chose pour que l’on puisse s’étendre à l’abris des petites bêtes.

Mon petit panier est prêt, mais au moment de sortir j’entends quelque chose derrière moi. J’étais en train de me chausser, ma chandelle comme seule aide cette fois. J’ai à peine le temps de finir et de me retourner que je tombe pratiquement nez-à-nez avec Chinone; ses yeux sanguins se distinguent très facilement avec la lumière, sa chevelure blonde tout autant.

Je suis bien plus que simplement pris sur le fait; je ne peux pas essayer de mentir, même si je le voudrais. Elle n’est pas dupe non plus, et même si elle l’était il ne faut pas chercher bien loin pour comprendre ce que je suis en train de faire.

Personne ne se pare si joliment, prenant le temps de bien coiffer ses cheveux et se pomponner à l’eau florale pour autre chose que rejoindre son éclat de foudre. Encore moins en trimbalant un panier au creux de son coude.

«J’allais… euhm… voir quelqu’un.»

… Vraiment? Personne ne l’aurait deviné.

Elle pourrait peut-être croire que j’ai recroisé quelqu’un, mais j’en doute fortement. Après tout, ce n’est pas Haruka qui m’a accompagné lors de l’enterrement de Rei. Ce n’est pas lui qu’elle a sous le nez depuis le premier jour et ce n’est pas vers lui que pointent les signes. Il n’est même pas spécialement du genre à apprécier toute cette coquetterie.

C’est sur le point de m’exploser au visage, et je le sais très bien. Je m’attends déjà au légendaire "Ao, je te déteste" qui vient à chaque fois que je joue avec les règles "morales" du shinobi. C’est mon équipier, mais qu’est-ce que je peux y faire?

"Oooooh, coincé!

J’ai balbutié.

C’est la question la plus difficile à répondre, tiens. Ça se voit que j’essaie de trouver un moyen de chier des âneries et que je vois cette situation comme un subtil arrêt de mort. Je ne peux pas avouer. Je ne dois pas. En tant que shinobi, je sais que rien n’est plus risqué que d’aimer un collègue.

J’ai fait l’erreur d’aimer Haruka à en perdre de vue tous mes projets. J’aurais pu intégrer la brigade sans doute bien plus tôt. J’aurais peut-être même pu être Jonin aujourd’hui, si je n’avais pas choisi d’être aussi fleur bleue. Certes, je ne suis pas mal aujourd’hui, mais il y a toujours cette part de moi qui se demande et si. La réponse ne viendra jamais.

Et la réponse que je dois donner maintenant ne devrait pas venir. Je pourrais lui dire que ce n’est pas de ses affaires en faisant mon sale insurgé, mais… à quoi ça servirait? Au fond, elle connaît la réponse. Lui cacher ne sert qu’à causer des problèmes plus grands plus tard.

Je continue de bredouiller, mais j’arrive au moins à articuler une pensée : «c’est… compliqué. C’est quelque chose de stupide.» Je le dis et je le sais. J’ai trouvé quelqu’un de si accessible et pourtant si mystérieux que je ne peux m’empêcher.

Il m’a donné le réconfort qu’il me fallait, je me sens sécure et finalement dans une situation stable. «C’est Kenichi.»

Je m’attends à la crise; je n’ai même pas jeté mon dévolu sur quelqu’un de l’extérieur, quelqu’un n’appartenant pas à la rare branche de ceux qui gardent les secrets de la Cîme. Non. De tous, j’ai choisi celui avec qui je serai amené à travailler le plus souvent. Celui avec qui nous serons amenés à travailler le plus souvent.

C’est pour ça que même si je veux le cacher, promettre que ça n’apportera aucune différence… je ne le peux pas. Un beau jour, ça se saura. Quand on partagera une chambre à l’auberge, quand on devra camper lors de nos déplacements… ça va se voir, c’est certain.

Si ce n’est pas déjà assez évident. Il est venu à l’enterrement pour me soutenir, après tout. Je me mordille les jointures par nervosité, ajoutant que «je sais bien, c’est le pire choix que je pouvais faire. C’est un risque potentiel à chaque fois qu’on devra sortir. Mais c’est un choix que je ne veux pas défaire.»

J’étais certain de me prendre la claque du millénaire et d’entendre pour une énième fois les mots fatidiques me tomber dessus. Mais à ma grande surprise, non. Pas de je te hais, Ao, pas d’absolue démonstration de colère et de jugement.

Il y a pire comme choix. Il y a pire comme choix?! La surprise a vite mué en stupeur, presque en choc. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé pour que ce genre de parole sorte de sa bouche, mais il est hors de question de lui donner l’opportunité de revenir dessus.

Elle doit avoir eu un rendez-vous galant qui a mal tourné, il y a de ça quelque jours. Quelque chose dont je ne suis pas au courant… Encore là, comment on peut réussir à convaincre Chinone que les sentiments peuvent passer avant le travail?

Et maintenant on va même me donner des leçons sur l’art d’attirer les messieux. Tombée par terre, tête la première, du haut de l’arbre de Kaleah. Je ne vois que ça. Je suis trop sur le cul pour refuser, voire sortir quoi que ce soit de plus qu’un pathétique «d-d’accord..?»

Assis, j’attends que Chinone revienne en songeant à ce qu’il venait de se passer. Je m’attendais au moins à un sermon, à quelque chose. Entendre que c’est une erreur, un risque élevé pour ma carrière – et potentiellement nos vies. La réussite de nos missions.

Tout.

Mais rien.

Je tends les joues pendant qu’elle réajuste ma poudre et mes couleurs sous l’illusion que je porte encore. À force, elle le sait bien; je porte comme une fausse peau, mais en dessous le travail compte tout de même. D’amblée, je lui fais confiance là-dessus même si je suis nerveux.

La première fois que j’ai vu Chinone, j’ai tout de suite remarqué son apparence tant soignée que… volontairement affichée. Sa beauté ne m’a jamais rendu jaloux, mais j’ai toujours assumé qu’elle avait ses secrets pour être si coquette. La réalité étant que comme mon travail est de gagner la confiance des gens, le sien est de les attirer jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

De ses choix, l’un des parfums me revient; je le reconnais même très bien. L’autre, un peu plus épicé, chaud et sucré, m’est inconnu. Ça doit être une bouteille qu’elle ne porte pas souvent, voire qu’elle emploie plutôt qu’elle apprécie. C’est celui-là que je choisis, les notes m’étant particulièrement agréables.

C’est très moi; je le porterais tous les jours. L’autre, à l’inverse, est quelque chose que je verrais Chinone porter tous les jours. «Le second.» Ma voix me revient alors qu’elle arrange ma coiffe en me prêtant quelque chose que je ne reconnais pas; jamais elle n’a porté cette broche pour les cheveux…

Je ne me plains pas; il se trouve que j’aime me faire pomponner, même si les occasions s’avèrent rares. «C’est gentil de t’aider. Je t’avoue, même si j’ai l’habitude d’être coquet ce n’est pas dans mes habitudes de… d’essayer à ce point.»

Au final, elle n’est pas d’accord. Malgré cela, Chinone accepte et trouve que c’est malgré tout une bonne option. Si elle lui fait confiance, cela me suffit. «Je comprends. Je sais que je ne suis pas sensé. J’ai espéré ne pas m’accrocher, mais ça s’est fait tout seul. Tout ce que j’ai vécu avant n’est pas aussi… je sais pas.»

Vivant, authentique, désirable, nécessaire, naturel, excitant.

Tout.

J’en viens à me confier. «Ma dernière relation, à chaque fois que j’y pensais… me manquait. Jusqu’à maintenant. J’ai failli faire l’erreur d’avandonner ma carrière pour quelqu’un – il en valait le coup –, mais je ne l’ai pas fait. Aujourd’hui, avec Kenichi, je me sens comme si je n’ai pas besoin de choisir.»

C’est complètement débile, je le sais. Elle doit m’écouter et me trouver niais, mais je n’y peux rien. Tant qu’on en est là, autant tout lui dire.

J’en comprends qu’il m’est offert à l’avance; j’en prendrai soin. Je prends le temps de mentionner à quel point «je l’apprécie, elle est très jolie. J’y ferai attention.» Hors travail, c’est la première fois que Chinone m’offre quelque chose. Ce n’est visiblement pas sorti de nulle part non plus; elle ne dépense pas par hasard.

C’est donc que quand elle l’a vue, elle a pensé à moi.

Son prochain aveux est lourd de sens; pour m’interdire cette chance, il lui faudrait aussi renoncer à celle pour laquelle elle a lutté. Jeter à la poubelle tous ces efforts qu’on a fourni ensemble pour instaurer cette confiance mutuelle, cette harmonie – ou plutôt ce chaos organisé –.

On fonctionne bien et par à-coups; on fait des compromis. Elle accepte l’inacceptable, en échange je reste sécure même dans mes risques. «Et tu m’aides à apprendre et à faire attention. D’une certaine façon, je pense avoir fait le meilleur choix parmi les pires options.» Kenichi est compétent, il a une tête sur les épaules même s’il n’est pas toujours certain de lui-même.

«… Oui.» C’est exactement comme ça. «On a toutes les convictions du monde, on pense que tout est à sa place puis Paf. Le pire, c’est qu’on a beau se dire que non, qu’il ne faut pas… au fond, on le sait. On le sent.»

Je ne regretterai ni toi, ni Kenichi. Quand j’ai dit à ce moine de Toge que la destinée est comme moi, à la frontière, entre deux l’idéal et la réalité… je le savais. Il y a la destinée aléatoire, qui amène sur notre chemin des tas de choses, des tas de gens. Il y a après la destinée rattachée à nos choix. Ma rencontre avec toi est le fruit du hasard, même si en même temps elle ne l’est pas.

Quelque part, quelqu’un a vu nos noms et a fait un choix. Pour nous, c’est un hasard. Nos choix nous ont menés où nous sommes aujourd’hui. Tes choix ont mené Kenichi jusqu’à moi. Pour lui, c’est un hasard. Il a choisi d’essayer d’aimer à nouveau, comme toi tu l’as fait.

«J’ai abandonné beaucoup pour devenir shinobi. Je ne suis pas croyant, mais il y a quelque chose d’incroyable et d’impossible qui a récompensé ma patience. Les choix que j’ai fait avant m’ont permis de continuer à avancer, et à force d’avancer j’ai obtenu des possibilités de ne plus avoir à refaire des choix.»

Tu m’as fait comprendre ça, et c’est toi qui m’as mis dans cette position aujourd’hui. Je n’ai pas encore vu le mal que tu penses avoir emporté dans ma vie. Inversement, je pense que tu peux finalement voir le bien qui se déguisait en mal et que tu arrives à l’accepter, même si par instinct tu ne veux pas. On sera adepte du pire, un jour ça nous explosera en plein visage encore une fois. Je ne regretterai pas le bonheur que j’aurai eu.

Inutile d’en dire plus; le combat se déroulant sous mes yeux est vite assimilé, silencieusement compris. Il vaut mieux pour moi d’en rester là pour éviter que cette décision soit révoquée. La remerciant une fois de plus, je me tiens debout et rajuste distraitement le col de mon habit.

Elle finit par se retourner, prête à repartir et vaquer de nouveau à ses occupations. Pourtant, ce n’est pas entièrement fini, il reste encore quelque chose à dire. C’est sans doute peu important, mais j’y tiens.

«… Merci beaucoup Chinone. Pour ton aide, pour ton cadeau… pour tout. » Qu’entre nous soit silencieusement compris une chose. Tu ne regretteras pas cette décision. Je ferai moi-même de Kenichi un élément de choix duquel tu pourras toi aussi être fière. Cet écart ne sera pas mis à mal.

Si un jour ma vie se retrouve en danger, je sais que je pourrai compter sur elle et lui. Je ne pouvais rêver de meilleurs équipiers. Si je meurs à leurs côtés, je pourrai dire que c’était où cela devrait se terminer.

Levé, réajusté, bien préparé, je tourne moi aussi le dos pour enligner la porte. Une petite précision, tout de même : «Je ne sais pas vers quelle heure je rentrerai, mais chose certaine je serai là demain matin.» Nous serons là demain matin, toi comme moi.

Une proposition rarissime, sortant complètement de l’ordinaire. «Voudras-tu t’entrainer avec moi?» Il me faut apprendre à tirer mon propre poids, à ne pas seulement servir de machine à coup-bas.

Et il y avait cette étincelle bien distincte dans son dernier regard. Celle de l’inquiétude.

Il me faudra l’éteindre moi-même, montrer à ma mentor ce dont je suis réellement capable. En même temps, je dois découvrir mes lacunes pour ne pas moi-même faire mon hypocrite. Je ne souhaite pas mon passe-droit de cette façon, je préfère le mériter par moi-même.

Une demande, certes, mais aussi une promesse; hors de question de me ramolir.

Je suis prêt à partir, je n’attends plus que d’entendre ce que seront nos plans pour demain.

"Moi aussi, je pensais que tu comptais dormir là-bas."

Mes plans pour ce soir ne sont pas encore taillés dans le bois, mais je ne prévoyais pas passer toute la matinée. Preuve que cette relation est naissante, nous n’en sommes pas encore à la phase des non-dits évidents et des idées claires. Y passer la nuit, c’est possible; rentrer tard l’est aussi.

Je hausse les épaules en souriant, avouant que «je ne sais pas encore,» c’est nouveau pour moi. C’est nouveau pour lui aussi. Si je peux assumer ce que je veux, connaître mes propres attentes, je ne me permets pas de brusquer les choses – même si ça peut m’offrir une partie de mes désirs.

Et puis, l’erreur d’être trop passionné et de laisser mes sentiments pour quelqu’un miner ma vie m’est encore salement amère. S’enseigner la patience n’est pas chose facile, mais pour ne pas refaire les mêmes fautes et atteindre le même résultat, je suis forcé d’approcher les choses différemment.

C’est aussi pour cette raison que j’ai proposé à Chinone de m’entrainer demain; en imposant comme limite de rentrer tôt, en mettant sur pied d’autres projets, j’ai moins de chance de me perdre, de devenir mou. Elle me répond que non, qu’elle est occupée demain.

Même en étant suspicieux, je choisis de jouer le jeu et de ne pas mettre sous le nez de ma partenaire l’évidence – et donc remuer le couteau dans la plaie – : «joui, je dois voir à ça d’abord! On peut remettre ça à une prochaine fois, ce n’est pas pressant. On se voit demain quand même!»

C’est Rei, je le sais bien. Le travail passait avant tout, mais maintenant encore davantage. Le mentionner ne ferait que causer du tort à Chinone, et c’est ce que je veux à tout prix éviter. Son deuil sera lourd et même si elle doit mettre certaines choses de côté et qu’elle doit s’idoler, je lui rappelle assez simplement que je serai encore là demain.

Je finis par filer, récupérant à côté de la porte le panier que j’y avais laissé, puis le reste de mes affaires. Un dernier salut, puis je suis de sortie, avec comme compagnon la fragrance que mon amie m’avait offerte.