Je cogne.

Les évènements ne cessent de s’empiler. Chinone, le décès de Rei, le retour d’Haruka, Kenichi… Et maintenant ça. Ruka s’est retrouvée à l’hôpital, et je n’ai aucune idée de son état. On a eu beau me dire qu’elle n’était pas en danger, elle a quand même été gardée au centre pour un temps. Malheureusement, je l’ai manquée.

À part pour revenir voir le docteur Sakamoto, ma dernière visite remonte à Kokusen. L’hôpital n’est pas un endroit forcément agréable; c’est souvent là qu’on entend les pires nouvelles. Quand j’y suis allé, heureusement, la nouvelle n’était pas si dure à avaler.

«Ruka..?» Je cogne encore une fois à la porte.

Il se passe bien trop de choses pour que j’aie la tête froide. J’avance dans le petit appartement; plus je le fais, plus je remarque qu’il y a quelque chose d’étrange avec elle. Ruka tente avec difficulté de se faire un thé, et est couverte un peu partout de bandages, on dirait vraiment qu’elle s’est faite piétiner par un Oni. «Mais qu’est-ce qui t’est arrivé?» Quand je dis que tout se passe en ce moment, vraiment.

J’ai l’air affolé, d’avoir les nerfs à vif. Sincèrement, je suis au bout du rouleau; j’ai l’air de ne pas avoir dormi depuis une semaine, mes cheveux sont à peine brossés et mon yukata est trempé à cause de la pluie. Cette pluie qui ne nous lâche plus depuis plusieurs jours maintenant.

La porte est fermée et j’ai quitté l’entrée.

En la regardant, je ne peux m’empêcher de ressentir quelque chose d’anormal émaner d’elle. Une noirceur qui se cache sous la peau, qui se trouve au centre de sa poitrine. J’en ai ressenti des choses dans ma vie. J’en ai observé, du chakra. Rien de ce genre.

Je n’ose pas lui mentionner, j’ai avant tout besoin de savoir si elle va bien aller. «Je suis allé voir à l’hôpital pour prendre de tes nouvelles, mais on m’a dit que tu étais rentrée. C’est une bonne nouvelle, mais je voulais faire sûr que tout allait bien, si tu récupérais comme il faut…» Autrement, je lui fais un signe avec les mains en observant sa boisson. Veux-tu que je vienne m’en occuper?

C’est le moins que je puisse faire, et je vois bien qu’elle a du mal en ce moment.

C’est toujours quand tu crois que la vie se replace et s’arrange un minimum qu’elle vient te tomber sur le coin de la gueule; ça ne manque jamais. C’est bien une des seules choses que je peux faire, infuser du thé et attendre que ça passe. Je lui arrange de quoi boire et je fouille pour trouver ses tasses pendant que les feuilles font leur travail. J’installe ce qu’il faut pour boire une fois qu’elle s’est installée.

Considérant son état, je comprends le fouillis; ça reste propre, juste le rangement quand on ne peut même pas se permettre de bouger n’est pas évident. Dans tous les cas, sa réponse me rassure et fait descendre ma tension.

«Je te reconnais bien là; c’est vrai que l’hôpital est loin d’être stimulant.» Pendant que je parle, je m’approche du feu qui lui a servi à faire bouillir son eau, et y approche mes mains pour les réchauffer. Pareillement, j’évente un peu mes vêtements pour que le froid de la pluie me lâche.

Mais ça marche comme de la merde, et je finis moi-même par abandonner. Le yukata est vite défait et il ne me reste plus que mes habits de shinobi. Je le plie pour le déposer sur le dossier de ma chaise, et finalement j’apporte la boisson pour lui servir.

En remplissant ma tasse, je réponds que «ça doit être de Kenichi que tu parles. C’est… un de mes partenaires d’équipe à la brigade.» On dira cela, je lui en parlerai sûrement plus tard. «Le connaissant, il sait. Si jamais ça a besoin de sortir, je suis là.» En attendant…

Je passe ma main au côté de ma nuque pour frotter derrière mon oreille. Je finis par me frotter le visage à deux mains, les passer sur mes yeux plusieurs fois pour faire fuir la fatigue. Même pas maquillé, tiens. J’ai même pas la force pour m’occuper de ça, puis la pluie m’aurait ruiné. «… Non, ça va pas. C’est compliqué.»

Prépare-toi, Ruka. Prépare-toi.

«Chinone est revenue d’une mission; un de nos coéquipiers, un de nos petits, est mort. J’ai passé les derniers jours à courir partout, pleurer, préparer un enterrement, pleurer, informer des gens, pleurer. Depuis, il n’arrête pas de pleuvoir.» Je prends une gorgée; c’est strictement une excuse pour me la fermer avant que ça recommence.

«Rien ne va, en ce moment. Là, on se prépare à recevoir les Kage des autres villages. Il s’est passé plein de choses un peu partout, mais je n’en sais pas autant que je le voudrais. À côté, je dois gérer ma famille, l’intégration de Chinone… » oh, et il y a mon ex-copain aussi, qui revient finalement dans le décor sitôt que je pense avoir trouvé quelqu’un d’autre.

Et maintenant j’apprends qu’une de mes amies a failli y passer.

L’histoire de ma vie.

La voix chargée, je dis que «ce n’est pas grave» en taisant toutes ces choses que j’aurais voulu dire. Au moins, tu es revenue. Au moins, tu n’es pas morte et tu es là. Je ne sais pas ce qui se passe, mais ça ne semble pas vouloir s’arrêter. Le monde change, comme Akahiko me l’a dit la dernière fois. Malheureusement, je me retrouve essouflé alors que je dois continuer à courir pour ne pas me perdre dans tout ce changement.

Et encore, courir pour me retrouver où, exactement?

«Oui, je m’en souviens,» même si ma confiance en moi n’est pas trop là. En ce moment, je ne maîtrise pas assez bien mes capacités pour en arriver là. «Je ne sais pas si je peux arriver à le faire aujourd’hui, et pour tout te dire je suis perdu. À quoi ça me sert d’apprendre tout ça, de pratiquer un domaine si c’est pour que ceux que j’aime meurent pareillement?»

Ça ne va vraiment pas. C’est simple; j’ai la sensation d’être inutile, d’avoir failli à ma tâche avec Rei et que même si je suis compétent ça ne m’apporte rien. Comme si le chemin que j’ai choisi ne mène nulle part. «…»

Mais j’accepte. «Je vais essayer.» Laisser tomber maintenant ne rimerait à rien; ceux qui sont encore là ont besoin de moi, et je ne peux pas me permettre de laisser quelqu’un dans sa misère.

Si c’est ce qu’il faut pour t’aider à évacuer la peine, je le ferai. S’il suffit que tu aies quelqu’un comme témoin de tout ce que tu as vécu, je serai là. Je n’ai pas peur de ce que j’aurai à voir. «Avant que je le fasse, tu dois être certaine que c’est ce que tu veux. Tu dois accepter, du plus profond de toi, que je puisse aller voir. Si ce sont des évènements précis, tu dois être capable de les revoir sans laisser ton esprit se détourner; si tu n’arrives pas à le revivre, à accepter ce que tu as vécu, je ne pourrai pas voir. C’est la même chose pour tes émotions; tu dois accepter de les ressentir, ne pas essayer de les réprimer.»

Paniquer et se renfermer n’est pas une possibilité. J’ai besoin que Ruka force sur moi ces souvenirs; normalement, je ne peux voir que des rêves, généralement de gens inconscients. Les souvenirs d’une personne inconsciente ne me sont pas accessibles, et encore moins quand cette personne est consciente et lutte pour me cacher des choses.

Mais…

Je n’ai jamais eu de mauvaise expérience avec quelqu’un de conscient, consentant et de volontaire. «C’est avant tout ton travail de me guider à travers ce que je vois; je verrai uniquement ce que tu es prête à me montrer, mais aussi à revoir toi-même.»

Ruka est laissée à ses pensées un moment, le temps que je me prépare. Ma tasse est rapidement vidée, histoire de réchauffer mes os qui ont pris la pluie. Mes doigts finissent par aligner quelques signes; «Gensō : Dokushinjutsu,» l’art hallucinatoire de la lecture de l’esprit. De la main gauche, je maintiens mon dernier mudra en gardant deux doigts à la verticale. J’approche ma main droite vers son front, les doigts liés ensemble. «Je vais fermer les yeux. Quand tu te sentiras prête, fais la même chose et pose ton front contre ma paume. Je pourrai voir. Si tu veux m’expliquer ce que je vois, tu peux parler en même temps, je t’entendrai.»

"Mais comment vas-tu trouver ce qu’il te faut pour te venger?"

Je ne suis pas fait pour me venger, mais j’ai déjà promis à Chinone que je le serai. Rei sera vengé, quoiqu’il arrive et aussi futile cela puisse être. Chinone et Ruka ont ça en commun qu’elles voient la vengence de la même façon; pour les deux, ce n’est pas de ma faute, et je ne dois continuer malgré les pertes. Ce que je ferai. Je trouverai aussi la force de m’arrêter une fois que la rétribution sera faite.

Les émotions ne m’ont jamais fait peur; je sais les gérer une fois qu’elles sont comprises, admises. Il est rare que je regrette ce que je fais, mais il n’est pas rare que je doute; heureusement, on me rappelle que le doute ne se justifie pas toujours.

Je vais gérer tes émotions le moment venu, Ruka. J’en serai capable. Montre-moi, que je sache ce que j’affronte.

Un bassin qui se cache dans la province de la forêt luxuriante. J’ai vécu là, moi aussi; je connais très bien cette atmosphère, ma mère vient de là. Je vois une famille, près du bassin. Un souvenir plaisant, mais très court; comme une étoile filante qui se perd au travers la pluie du prochain. Je crains déjà ce qui viendra, c’est comme si je lisais un livre en ayant déjà mis les yeux sur les dernières pages.

L’air métallique, la panique. Ruka se fait violence pour continuer à me montrer ce qui est advenu de ses parents, et d’où vient cette rage, cette froideur avec laquelle elle affronte la vie. L’enfant se sent coupable, je comprends bien sa vision de la vengence, maintenant. Une culpabilité avec laquelle elle doit jongler; si elle avait été présente, elle serait morte. Elle n’était pas là, donc elle est en vie. La mort contre la culpabilité. Au moins, elle est toujours là pour les venger.

Shunzui. Il me faut toute ma force pour ne pas exploser, là, maintenant. Je reconnais ce nom. Chinone m’en a parlé; c’est à cause de ce nom que Rei est mort. Je ressens la noirceur, une énergie malsaine qui danse sous ma main. Un chakra que je ne connais pas, une colère intense et plus noire que l’encre. Ruka a été bernée par deux fois.

Elle sait finalement qui est le responsable de tout ce qui lui est arrivé, et elle cherche, désespérée, à se venger de lui. Cette rétribution qu’elle désire plus que tout la met dans un état complètement différent, et c’est quand je finis par ouvrir les yeux que je comprends.

Sur sa peau, du chakra coule comme de l’encre. Il forme des marques, des marques qui viennent de sa poitrine; ça devait être ça que je ressentais plus tôt. Comme si elle avait un sceau sur le coeur. Elle crie; j’attends. Je pourrai faire quelque chose, je dois simplement attendre de voir quoi, et comment. Elle tombe; je me lève. J’observe.

On dirait que ça se nourrit de la peine et de la colère, ce qu’elle a. Je n’arrive pas à me l’expliquer, mais je ressens plus que l’énergie que dégage normalement Ruka. C’est quelque chose de différent, mais…

Ça ne me fait pas peur. "… Montre-lui."

«… Je te dirais que dans les escaliers, on attrape beaucoup de choses.» Un signe, et je passe mes mains sur mon visage pour enlever ce manteau que je porte tous les jours depuis maintenant quelques mois. Mes ongles sont plus pointus… Je suis encore Ao, ça se voit. Pourtant, mes yeux sont plus rondelets, en amande. Mes canines sont un peu plus prononcées. Mes traits sont plus fins. Il y a quelque chose de différent, même mon chakra n’est plus exactement le même.

Je ne peux lui en dire plus, mais elle le voit. Maintenant, elle le sait. J’utilise mes illusions pour cacher ce que j’ai vécu; moi aussi, j’ai vécu des choses. Des choses que j’aimerais ne pas avoir à cacher, mais que je ne peux révéler à n’importe qui. «… Je pense que j’ai un moyen de t’aider, si tu es d’accord.»

La laisser dans cet état est bien trop dangereux, pour elle plus que pour moi. Je m’approche, liant mes mains une fois de plus. Je finis par me pencher et prendre Ruka dans mes bras, une fois de plus.

Comme la dernière fois. À part que maintenant, nous ne sommes plus tout à fait pareils. «Tenki no Kūsō», la Vision du Paradis. Les illusions servent bien plus qu’à tromper ou blesser des ennemis.

Parfois, elles servent à bercer, à ramener quelqu’un au calme. Briser l’emprise d’un chakra aussi malin n’est pas évident, mais j’ai bon espoir qu’instiller le mien entre celui-là et celui de Ruka l’aidera.  «Prends une grande inspiration, puis ferme les yeux. Donne-toi une seconde pour respirer, je ferai le reste.» Je vais t’emmener quelque part dans les montagnes bleues de Seizan, à une époque où les lendemains ont un goût de miel. Te laisser inspirer, découvrir le parfum de milliers de fleurs. Laisser le soleil danser sur ta peau, jusqu’à ce que les traces du mal finissent par fondre comme de la neige en plein été et que la chaleur vienne à bout de cette douleur.

Le grand jardin Yamanaka, mon souvenir le plus grandiose; celui que je partage à tous ceux qui ont besoin d’un instant de paix. On finit assis dans l’herbe, perdus dans le temps. On entend de la musique. Celle que j’ai appris à jouer moi-même, en m’appliquant à tirer des cordes sensibles pendant plus d’une vingtaine d’années.

La musique peut emmener n’importe qui; guider n’importe quelle âme à un endroit seulement fait de beauté, où le temps n’existe pas. On a donné à l’humain d’infinis moyens de s’exprimer, c’est à lui de les développer; la musique est un lit pour l’esprit, dans lequel chacun peut se reposer et se réparer.

«Je comprends ce que tu ressens, Ruka. Je ne sais pas pourquoi tu as ces marques, mais elles ne me font pas peur. J’ai vu beaucoup de choses ces derniers temps; tu peux m’expliquer, je serai capable de comprendre.»

Au fond du jardin, une silhouette mystérieuse qui n’ose pas s’approcher, qui choisit d’observer de loin. Quelqu’un qui me ressemble parfois, qui change souvent de forme… Nous avons tous nos petits secrets.

La colère rend rigide, la tristesse fait fondre…

Je ne peux aider quelqu’un à l’aveugle, sans rien savoir. Elle accepte de m’en parler, amenant doucement le sujet, et ce malgré la personne au fond du jardin qui l’observe. Himitsu reste au loin, sachant qu’il vaut mieux ne pas déranger, laisser les présentations se faire plus tard, ou même une autre fois.

Elle a pu rencontrer un Tengu sur le chemin du retour. Ça, je le comprends.

Les Yokai ne s’entendent pas tous et certains sont, si je comprends bien, en guerre. Ruka a donc été, d’une certaine façon, recrutée pour leur venir en aide. «Une guerre…?» Considérant ce que Kumiho m’a dit, je ne suis que peu surpris. «Quelque chose a causé la mort d’une… disons, meute… de Kitsune. Les survivants font de leur mieux pour trouver un endroit sauf. Ça a peut-être un lien… en tout cas, je comprends.»

Malgré l’alignement de la Cîme, je ne suis pas prêt à accepter que tous les Yokai sont foncièrement mauvais. La plupart ont des motivations et un mode de vie moins sauvage qu’on se l’imagine. En ce sens, la revanche n’a rien de malsain et je comprends que Ruka ait choisi d’accepter ce marquage.

Prête à tout pour se venger, clairement.

«… Je ne peux pas te dire si la vengence est la solution ou non. Je comprends tes motivations, et avec la force que je ressens émaner de cette marque, je ne doute pas qu’elle saura t’aider le moment venu. Ta décision n’est pas mauvaise.»

C’est en sortant de mon esprit que je sens Ruka s’affaiblir, ne plus trop se tenir; elle ne tombera pas, je la tiens… Au moins, la marque semble se calmer et s’effacer, signe qu’elle doit être apaisée. «Je ne peux pas faire de miracles, Ruka, mais je vais essayer de t’aider à maîtriser ta marque. Pour l’heure, impossible de savoir exactement à quel point elle est puissante, et à quel point elle peut te faire du mal… mais pas besoin d’être savant pour comprendre qu’elle se nourrit de ta colère.»

Je comprends ce que je dois faire pour aider, et quel conseille je dois donner. En replaçant le toupet de mon amie, je lui dis que «même si c’est difficile, c’est ce qu’il faudra apprendre à gérer. Avec ça, tes émotions deviennent une force, mais elles deviennent aussi un danger.» Autant j’aurais voulu lui parler du cas de Shizuka et de mon propre rituel, dans le premier cas ça ne servirait pas et dans le second cela m’est impossible…

Je l’aide à se redresser dans son siège doucement et lentement, ne voulant pas que ses blessures viennent la pincer à nouveau. «En tout cas, à Jujou on est bien partis en matière de revanche, hein… on a des comptes à rendre et des claques à distribuer.» Je parle comme si j’étais confiant, mais je ne sais pas où j’en suis au milieu de tout cela. Il faudra s’armer, sans aucun doute, et je ne compte pas laisser mes camarades se battre en solitaire. Je ferai tout en mon pouvoir pour qu’on voit le bout de cette période sombre.

C’est quelque chose de sorcier, pour moi. Sans avoir besoin d’être toujours en contrôle, je n’arrive pas à m’imaginer toujours vouloir ne pas l’être. J’aime vivre mes émotions, les ressentir pleinement, mais aussi apprendre à les diriger; les laisser faire l’inverse ne me fait pas peur, mais… j’ai l’impression que ça devrait.

Il y a bien assez de choses en ce monde sur quoi je n’ai aucun contrôle, c’est bien tout ce qu’il me reste de fiable. «Je garderai l’oeil ouvert. Je ne compte pas laisser quoi que ce soit de mauvais se passer pendant le séjour des autres Kage.» Puis, ce serait stupide pour quiconque de tenter quelque chose; est-ce vraiment une bonne idée de chercher le trouble juste à côté quand les quatre généraux de l’armées sont réunis au même endroit?

Quand Ruka sera remise sur pied et que l’évènement sera fini – nul doute sans accroc extérieur –, j’aurai la possibilité de l’entraîner. «Ce n’est pas fait pour tout le monde, non plus. Savoir se détendre est une toute petite partie de l’apprentissage. La relaxation, la respiration profonde, ce sont des moyens, des gestes concrets.» Ce n’est pas ça qui l’empêcherait de sauter à la gorge de Shunzui et de le démolir dans l’instant.

Ce qu’il faut apprendre, c’est à combattre ses instincts. Se dire que s’ils servent souvent de carburant, ils ne permettent pas toujours de choisir dans quelle direction on va… juste d’y aller plus vite. De se précipiter. Le temps est l’ennemi de Ruka, tout simplement; il lui faut apprendre la patience, savoir comment supporter la pression sans agir dans son sens.

Je ne peux pas lui dire que c’est une question d’habitude ou d’attitude, ça serait plus insultant qu’autre chose. Par contre, je peux admettre que «ce n’est pas en faisant des choses ennuyeuses que tu pourras apprendre comment contrôler ta marque, et ce n’est pas de devoir faire ces choses ennuyeuses la difficulté; c’est le fait ne pas résister à faire autre chose. Quand ça ira mieux,» pour toi et pour moi – je ne suis pas en état maintenant –, «on va essayer d’activer ton sceau et de voir combien de temps tu peux le maintenir. Après, on va essayer de voir à quel point tu peux l’alimenter en…»

Mauvaises pensées? Émotions négatives? Ça, qu’importe ce qu’il faut.

«Le plus dur, ça sera de savoir quand t’arrêter, et comment. On trouvera bien, par contre; je ne m’inquiète pas.» Ce sera comme tu as demandé la dernière fois; je serai ton adversaire, et c’est comme ça que tu apprendras. Ça m’aidera aussi à penser à autre chose, à passer pareillement à autre chose.

Ça fera changement.

J’en suis rendu au point où ma vie ne fait que changer, où je ne sais plus exactement de quoi seront faites mes jours et mes nuits. Ce soir, je dormirai ici; en même temps, ça me donnera l’occasion de veiller sur Ruka, m’assurer qu’elle ne s’efforce pas trop et que son état s’améliore.

«Je vais t’emprunter le peignoir, dans ce cas.» Signe que je resterai aussi pour ce soir. Quant à mes ongles, la réalité est que je n’ai plus réellement le temps ou même l’utilité de tenir soignés, car ils sont la plupart du temps cachés. Puis autrement, avant le retour de Chinone et de Rei, j’ai été… particulièrement occupé.

Autant lui expliquer tout de suite que «c’est la faute de Docteur l’Amour, si tu veux l’appeler comme ça. Attends, je vais me changer avant, j’en ai long à t’expliquer là-dessus!» Pour tout dire, le docteur occupe mes pensées bien plus que mes ongles et se fait offrir la majorité de mon temps.

Parti dans la salle de bain, je parle fort pour continuer la discussion; pendant que je me change, j’explique que «j’ai intégré la brigade il y a quelques temps. Depuis, il est mon équipier. C’est ce que je te disais quand je suis rentré.» Kenichi est pourtant bien plus que ça, mais… je ne sais encore dire quoi.

Finalement rhabillé et libéré du froid humide, je reviens et regarde distraitement nos tasses, décidant d’aller chauffer de l’eau une seconde fois. «La vérité, c’est que… à ce niveau-là non plus, je ne sais pas où je me situe. Mais cette fois, je sais que ce n’est pas une mauvaise chose.» Mes moments avec le docteur ont toujours été agréables, et ils sont en ce moment mes plus importantes sources de bonheur.

J’attends, les mains sur le comptoir et un pied tapant au sol, du bout des orteils, que l’eau finisse de chauffer. «On passe beaucoup de temps ensemble, et j’avoue que je ne pense plus trop à mes ongles et tout.» Normalement ça devrait être le contraire, mais Kenichi n’est pas du genre superficiel, pour lui c’est secondaire. S’il sait apprécier mes efforts lorsque je me pomponne, ce n’est pas nécessaire.

Une fois l’eau bouillante, je retourne à la table pour nous resservir et continuer notre conversation; c’est la première fois que j’ai l’occasion de réellement passer du temps, hors travail, avec Ruka. J’ai plein de choses à lui raconter, et je suis certain qu’elle aussi!