La tempête est à moitié passée. Je sais ce qu’il faut, maintenant.

Le jardin a été retourné, aménagé pour laisser place à son nouveau pensionnaire. Le calme est revenu dans la maison des êtres venus du milieu de la montagne, pour la plupart. Tous, sauf peut-être le paternel, ont su se montrer compatissants, accueillants et ouverts. L’intronisation de Chinone et de Rei n’a pas été prise d’un mauvais œil; la famille Yamanaka est particulièrement respectueuse.

Ils ont fait au mieux pour laisser à mon amie l’opportunité de s’adapter, en se montrant malgré tout présents en cas de besoin. Le seul qui n’a pas eu l’occasion de le faire, c’est moi. Nous devons parler, nous dire les vraies choses comme elles le sont.

Nos blessures sont encore grandes ouvertes, et je ne vois qu’une seule façon qu’elles commencent à guérir. Au fond d’elle, je vois Chinone régresser lentement, se perdre dans l’océan des émotions humaines. J’ai peur d’attendre trop longtemps et de me noyer quand il me faudra aller la chercher. Mais je n’ai pas le choix, car elle manquera d’air et mourra cent fois avant de finalement remonter à la surface.

Ou elle ne voudra jamais remonter.

C’est pour ça que j’ai fouillé dans ses affaires. Je lui ai volé quelque chose d’important, comme un vrai frère l’aurait fait. Du moins, je crois. Puis, je m’en suis servi pour préparer une infusion. Soit ça nous calmera les nerfs, soit ça les fera remonter assez pour qu’on puisse mettre de l’onguent dessus. Ou du sel, pour que ça cicatrise.

La douleur ne me fait pas peur. J’ai perdu Rei.

J’ai déjà mal.

L’infusion au jasmin est prête. J’y ai mis un petit quelque chose de spécial. Tout a été laissée à la petite table de la grande salle, puis en arrivant près du jardin je l’ai appelée. Elle y est sans doute encore. «J’ai préparé du thé. Peux-tu rentrer? J’aimerais qu’on parle un peu.» Je ne lui dirai pas tout de suite que c’est pour qu’on se vide le coeur. Chinone doit le savoir, mais je sais que c’est cliché à vomir, que le dire fera soit qu’elle ne voudra pas, soit que l’agression remontera d’un cran.

Nous ne sommes pas là pour ça.

Ce n’est qu’une fois assis ensembles, quelques encens allumés et de la tisane versée que je lui admets. Je prends d’abord une gorgée; c’est maintenant que ça commence. «On vit un deuil particulièrement difficile, je le sais. Comme je ne veux pas que ça nous ronge, je veux qu’on en parle, qu’on se dise les vraies choses.»

Une pause. Je ne suis pas tendu. Inquiet, mais pas tendu.

«Ma famille t’apprécie beaucoup. Elle tient à ce que tu le saches, mais pour ne pas te brusquer, ils n’osent pas parler.» Chinone pourrait peut-être en douter, jusqu’à ce que je dise que «… j’ai mis quelque chose de spécial dans le thé. Avant que tu ne boives; j’ai fait fondre une pilule véritas dedans.»

Je n’aime pas ces pilules, et si elle me le demande je lui avouerai. Pour moi, les gens considèrent cette drogue comme un absolu, fait pour faire fondre les mensonges des autres. Là, maintenant… ça nous servira pour faire fondre les mensonges qu’on se dit dans le miroir.

J’ai voulu boire en premier et l’avertir; je n’ai pas peur de me soumettre à cet exercice avant elle. Nous avons assez de thé pour que ça dure, aussi. «Si tu veux me poser des questions, c'est le temps.»

«L’erreur de qui? Quelle erreur tu commets?»

Je ne suis pas crédule, je sais bien que l’erreur en question, c’est l’humanité renaissante qu’elle a fini par accepter et apprécier. Pourtant, «tu n’as pas fait d’erreur, ce sont tes actions et des choix qui te font aller de l’avant!» Au fond de moi, je ne vois en Chinone aucune faute. Je ne peux pas les voir, car ce sont les fautes qu’elle voit qui me font à chaque fois me rappeler à quel point elle est un être absolument splendide.

«Depuis que tu es avec Kitsune, depuis que tu es avec moi, tu ne trouves pas que tu es rendue plus forte? Que tu apprends? Que tu évolues?» Il me faut l’entendre : son assurance ou son insécurité, même les nuances qui se trouvent entre les deux.

«Pour moi, tu as changé. En même temps, non. Je t’ai demandé de rejoindre ma famille parce que ce que tu appelles des erreurs, pour moi c’est du progrès. Ça fait mal, je le sais. Pourtant, je sais aussi que tu es plus forte que ça, et que ce n’est pas une poignée d’erreurs qui vont t’empêcher de continuer.» Je ne peux pas calmer la douleur.

Par contre, je peux faire fondre Chinone en entier. Une raison de vivre pour ceux qui ne le peuvent plus. «J’aurais pu faire comme mon père, comme les autres hommes avant moi. Mourir pour un autre homme qui voulait régner avec une main de fer. Abandonner Ao Yamanaka et m’appeler juste Seizanjin. J’aurais pu, mais Ao Yamanaka a mille fois plus de valeur que ça.»

J’ai les larmes aux yeux.

Je n’ai jamais avoué quelque chose d’aussi prétentieux, osé dire que j’estimais ainsi ma valeur. «C’est la même chose pour toi; tu ne t’appelles pas Jujoujin, et tu ne t’appelles pas Jonin. Ton erreur, c’est ta peur de l’attachement. Tu as vécu détachée tellement longtemps, suivi les pas de la grande silhouette noire que tu vois dans tes rêves avec tellement de peur et de piété que tu as perdu les deux femmes qui comptent. Celle qui se cache dans ton ombre, et celle que tu es.»

Si elle n’avait pas suivi cette voie, celle de l’excellence et de l’inhumanité, elle saurait faire face à la souffrance. Elle saurait accepter la perte de Rei, et vivre avec la douleur, mais elle ne le peut pas. «Je suis ton ami, je suis ton partenaire, je suis le frère que tu as choisi d’avoir. Je ne sais pas tout de toi, je ne sais pas ce que tu as vécu, mais si ton devoir est de protéger ton village, mon devoir, c’est Toi.» On m’a toujours dit qu’il ne faut pas pointer du doigt, que c’est trop familier. Entre frère et sœur, je me le permets. C’est Toi que je choisis. C’est Toi que j’encourage.

Tu es mon ultime devoir. Tu es la plus belle image de force à mes yeux. Cette beauté ne m’a jamais fait peur.

"Étais-tu prêt à l’entendre? Pourtant, tu l’as vu en rêve, tout ça."

Certes. Je n’ai simplement pu imaginer l’ampleur de ce que Chinone avait vécue. Tout pour moi devient évident, et ce même si son récit est incomplet, non-fini. Je repense à notre premier jour, à notre première mission. «… C’est pour ça. C’est pour ça que tu dis toujours que l’humain commet les pires atrocités.»

Ma mâchoire n’est pas tombée. Juste mon visage en entier.

Je suis défait, sans être résigné. Écouter, c’est tout ce qu’il me faut faire pour l’instant. Son sac a besoin d’être vidé, il faut que le méchant sorte enfin si elle veut arrêter de se torturer entre cet idéal mécanique et cette nature foncière. Mes convictions de toute à l’heure ne sont plus, et même s’il me venait l’idée de lutter, d’argumenter, ce n’est pas le temps.

Cette fois, c’est son tour. Ma vie a déjà été racontée. Mes problèmes révélés. Maintenant, c’est à moi de l’aider; je dois voir son passé pour qu’elle décide de son avenir. Je dois savoir d’où elle vient si je veux l’amener là où elle désire se rendre.

Simplement, je lui dis que «je ne veux pas que tu crois que j’ai pitié. Je suis fier que tu aies le courage d’admettre à ce que tu as vécu, et que tu sois capable d’y faire face maintenant. Tu peux continuer, même si c’est difficile à dire, même si c’est difficile à entendre. Seulement, j’ai besoin de savoir; à quel point lui en veux-tu?»

Les prochains mots sont traitres et me forcent à couvrir ma bouche. La pensée m’est venue toute seule et je n’ai pu la retenir. «Parce que je tuerais pour toi.» Le temps s’arrête.

… Comment je reviens après ça? Comment je continue?

Je laisse la phrase voler dans l’univers, puis après un rire nerveux, j’essaie maladroitement de continuer. «J’accepte ce que tu es devenue pour survivre. Je trouve que ta loyauté est l’une de tes plus belles qualités. Par contre, lui, ce qu’il t’a fait…»

La colère. La colère froide, sourde, voilée.

«Ça, je ne l’accepte pas. Il t’a privé d’un deuil qui t’était nécessaire et il a sali les souvenirs que tu avais de quelqu’un que tu as aimé. J’espère ne jamais le rencontrer. Si tu souffres aujourd’hui, si tu ne réussis pas à accepter tes émotions, c’est parce qu’on t’a forcé à les détester. Ça ne restera pas comme ça.»

Elle ne sait pas.

J’aimerais tant déconstruire la machine qu’il a bâtie. Je voudrais tirer sur les morceaux d’Ichizo qui se cachent sous la peau de mon amie, faire sortir le poison qui s’épaissit toujours plus dans sa tête. Je comprends finalement que je ne dois pas le faire.

Je peux le faire. Je veux le faire. Dans son fondement, Chinone ne veut pas se séparer de cette part d’elle, prête au pire pour obtenir le meilleur. Le mécanisme ne doit pas être brisé, mais il le doit. L’humaine à l’intérieur se tient la tête et se couvre les oreilles en suppliant qu’on arrête les cliquetis brutaux et répétitifs qui l’empêchent de bouger.

La machine ne s’arrêtera que lorsque l’humaine ne sera plus là.

Je dois pour l’heure jongler avec les deux, jusqu’à ce que l’humaine apprenne à allumer et éteindre la machine. Qu’elle puisse utiliser l’outil qui lui a été confié, même si c’était le cadeau le mieux empoisonné qu’il m’ait été donné de voir. Toute cette malice part d’un fragment d’humanité, mais une machine crée une autre machine.

«… J’ai compris.»

Je l’observe, je cherche. Sur elle, il y a une couture qui doit ressortir, sa peur. Je pourrais tirer jusqu’à ce que tout tombe en morceaux. Je pourrais la brûler jusqu’à ce qu’on ne la voit plus à la surface. Ou je peux boucler la boucle; lui offrir un bout de moi capable de justifier cette peur tout en la transformant en autre chose.

Il me faut seulement trouver les bons mots.

Pourtant, je doute. Dans mon état, je doute fortement que les bons mots arrivent à sortir.

«… Je serai un meilleur professeur que lui, dans ce cas. Pour que les deux Chinone arrêtent de s’entredéchirer. Mon travail sera mieux fait. Tout ce que tu lui dois, c’est d’être arrivé jusqu’ici. Tu ne fais pas la même erreur que ta mère. Ta mère n’a pas fait d’erreur. Le but d’Ichizo ne s’atteint simplement pas; si tu te rends au bout de sa vision, qu’est-ce que tu verras du monde? Et de toi?»

Rien de beau. Rien de vivant. Rien de Chinone.

C’est normal.

Car tu ne verras rien.

«Je vois ce qu’il t’a donné. Malgré ses méthodes déplacées et immorales – que je ne pardonne pas –, il a voulu t’outiller pour que tu sois prêt au pire. Ça ne sert à rien si tu ne peux pas apprécier le meilleur qui te revient après avoir affronté le pire. Je pense que c’est la Chinone d’aujourd’hui qui se noie, et qu’elle est simplement assez maligne pour faire croire à l’autre que c’est l’inverse. Que celle qui essaie de respirer vient à penser que l’air est l’eau, et que ça la tuera.»

La machine ne veut pas comprendre que tuer l’humaine, c’est se tuer aussi. C’est pour ça que le but d’Ichizo, que tous ses enseignements, ne mènent à rien et ne peuvent aboutir. «L’erreur d’Ichizo, c’est de vouloir que la Chinone d’aujourd’hui, la machine, tue la Chinone d’avant, l’humaine. Il t’a entraîné à te tuer à petit feu. Si j’étais capable de leur faire comprendre que la solution, c’est d’avoir un peu de la machine dans l’humaine et inversement, je suis certain qu’elles arrêteraient de se détruire.»

Une pause. Longue. La tasse est bue en entier. Les derniers mots arrivent, comme une vague.

«Accepte-toi. Sers-toi de l’outil pour ce qu’il est, réapprends à vivre, avec moi. Tu ne te noieras pas, je te le promets.» J’ai les larmes aux yeux. C’est trop d’émotions. Je n’ai pas la force de porter mon propre deuil et celui de Chinone.

«… J’ai besoin que tu acceptes de ressentir pour m’en sortir.» C’est très lourd, et je n’ai pas eu le temps d’être prêt à porter tout ça. «Si j’étais capable de m’assurer que tu sois capable de voir du bon en ce monde, que tu arrives à vivre et à aimer tes propres émotions… Si je réussis à me rendre jusque là avec toi, je pourrais mourir heureux.»

J’aurais réparé ton esprit, je t’aurais redonné la capacité d’affronter la douleur. La vraie. Pas celle qu’on t’inflige, mais celle qui vient d’en dedans.

Mourir tôt, mais heureux. Vivre tard, mais malheureux.

Au final, c’est là l’essence de nos paroles, la réponse-même à la question. Une main se pose sur la tienne; je te tiens. Cette fois, mon message passera; je ne peux pas comprendre, mais je sais qu’il n’y a pas besoin de se sentir en sécurité pour ignorer la peur.

«… On n’empêche pas la mort, pourtant.» Tu as peur de la mort des autres, de ceux qui s’approchent. J’ai peur que ce rapprochement, si je finis par mourir, n’ait été pour rien. «Si je mourrais aujourd’hui, qu’est-ce que tu ferais?»

La réponse qui me terrifie, je mourrais demain. «J’aimerais que tu puisses pleurer le lendemain, puis te relever. Que nos bons moments ne soient pas perdus. Je préfère vivre pleinement avec toi maintenant et avoir pu t’offrir du bonheur. Cette joie vue de près et gardée dans nos mains, je la considère essentielle; elle vaut mille fois la douleur qui peut venir ensuite. Cette joie vue de loin ne vaut pas les regrets qui suivront.» Quand je mourrai, tu souffriras. Si je peux m’assurer que tu n’aies rien à regretter et que cette souffrance ne t’avalera pas en entier, c’est plus que suffisant.

…

«… Je ne veux pas du second meilleur quand je sais que le meilleur, c’est toi. Et pour moi, il vaut mieux profiter du meilleur de près pour un temps que de l’observer de loin à jamais. Je me considère chanceux, car le meilleur pour moi sait se protéger.» Tu ne partiras pas. Tu es bien trop forte pour ça.

Je te choisis pour une raison; la machine est éternelle, l’humaine ne l’est pas. Les deux sont indissociables; je veux l’humaine, et je veux la machine. Si je finis par partir, la machine tuera l’humaine; il faut que l’humaine soit assez forte pour survivre seule.

«J’aime les deux Chinone que tu es, je veux juste m’assurer que cette part sensible de toi sera prête au pire en ayant reçu sa juste part du meilleur. Tu mérites beaucoup plus que tu ne l’imagines, et tu donnes sans jamais recevoir. J’apprends à donner.» Donner avant qu’il ne soit trop tard pour le faire.

Je t’ai demandé ce qu’il adviendrait si je mourrais maintenant. La même question se pose à l’envers. «Si toi tu mourrais aujourd’hui, je regretterais la réciprocité que tu n’as pas eue.» C’est là qu’Ichizo a échoué; la machine ne peut tuer l’humaine complètement, et il juge inutile d’entraîner l’humaine.

Nous souffrons la mort de Rei de cette façon parce que Chinone n’a pas su accepter ce que l’enfant voulait lui offrir. Ce qui lui fait mal, comme à moi, c’est le regret; elle a eu trop peur de se rapprocher, et quand elle a su que les désirs du petit étaient de l’avoir près d’elle…

La machine a sauté un tour. Ce n’est pas son travail, ça, et protéger l’humaine de cette attaque lui est impossible. C’est à l’humaine d’apprendre.

«C’est pour ça que notre proximité m’est si importante. La souffrance peut partir, le regret détruit. Je suis détruit; je n’ai su apporter à Rei la réciprocité qu’il méritait. C’était ça, mon erreur.» C’est pour ça que je ne peux pas comprendre ces erreurs dont tu parles.

Quelle erreur? Ta mère était là, elle a fait de son mieux. Ce bonheur qu’elle t’a offert est encore là, tu t’en souviens.

Ma tête est trop lourde, le regret est trop fort.

Ta main est encore dans la mienne. Au moins, tu es là pour en parler, pour t’inquiéter. C’est la seule cure que je connais au regret. Si moi je pars, qui sera là pour soigner tes regrets?

On ne me blâme pas vraiment. Je le savais, mais l’aveut fait terriblement du bien. Juste d’entendre que je provoque en elle ce changement par ma proximité me rassure. Autant que ça l’inquiète, peut-être même plus. Elle a perdu le caprice du choix; il lui faut maintenant accepter les sensations qui lui viennent.

Je n’ai pas la force de sourire maintenant, mais j’en suis heureux; on a beau dire des je veux et des j’espère, ce n’est plus la seule question désormais. Chinone devra donner une chance à ma vision des choses, essayer de son plus fort s’apprécier ses sentiments et de partager ma joie et ma peine. Mes mots s’entendent à peine, ils sont gris, mais ils sont là; silencieusement, elle entendra que «je vais vivre… je ne te briserai pas.»

Sa transformation vient de moi, en vérité.

J’écoute, j’apprends réellement comment Rei est parti. Chinone l’a amenée, sachant parfaitement qu’il était apte à gérer la tâche. Il était sensé vivre et rentrer. Chinone avoue pleinement cette sensation qui la rongeait; la culpabilité.

Malgré ces horribles mots qu’elle prononce, il n’y a aucune opposition. Qu’elle tue l’enfant de ce sale rapace, qu’elle se venge en entier et sans demi mesure. Tu ne devrais pas, tu le sais, mais fais-le quand même. «… On tue Kurai d’abord.»

Et on lui fera comprendre que son enfant sera le prochain. Qu’une fois mort, il n’aura pas le repos. Peut-être qu’entre temps, Chinone changera d’idée et sera apaisée pour laisser l’enfant tranquille, mais ce n’est pas pour ça que je veux la tête du père d’abord. «Qu’il ressente plus que l’impuissance que tu as ressentie. Qu’il sache que son enfant est à ta merci. Qu’il entende ce qu’il lui arrivera.»

Par contre. Par contre.

«Et tu gagneras. Je vivrai jusque là et je m’assurerai que tu gagnes. Ce n’est plus ta rétribution. Ce sera la nôtre.» Et par principe, je m’assurerai qu’il ne soit pas enterré. Qu’il disparaisse honteusement, sans personne pour le pleurer.

Plus jamais une telle douleur viendra à nous. C’est hors de question. «Alors on tombera ensemble. Je te relèverai moi-même.» Ao Yamanaka enseignera lui-même à la machine et sauvera l’humaine de sa faiblesse. Ao n’a seulement pas la force de lever sa propre tête, pour l’instant. Il lui faut du temps.

Ao Yamanaka ne donne jamais sans prendre. Son amour est rare, aussi rare que les moments où il est prêt à tout donner. Pourtant, il l’a déjà fait. Son passé, son secret, son identité, ses passions… Une seule personne est au courant de tout.

Et pour la première fois, on lui donne quelque chose sans qu’il n’ait à le prendre de lui-même. Les yeux rouges, les cils collés, les larmes coulantes et le nez sifflant… «merci…»

C’est elle qui relève ma tête, et qui me donne la force que je n’ai pas su avoir maintenant. Mon deuil s’ammorce finalement : «Merci d’avoir remarqué mes efforts…» Je ne réussis pas toujours tout, mais ça fait du bien que quelqu'un se rende compte que j'essaie. Que quelqu'un ait été là pour voir à quel point Rei comptait pour moi.

Son inquiétude et sa considération me touchent profondément mais elle sait bien que je ne peux pas accepter ça. C’est pour ça qu’elle dit que je dois être là; je le serai. Chinone est folle de se mesurer à lui. C’est de la folie, elle en est consciente.

…… Mais deux fous ensemble sont bien plus forts. Le moment venu, je m’assurerai que la défaite de Gekirin soit totale. Je l’affronterai sans aucune peur, et si son dos se tourne même l’espace d’un instant… ce sera fini.

Je t’obtiendrai cette victoire. Et je nous verrai vivre pour la savourer.

«…!»

Ça doit être la première fois en une vingtaine d’années. Chinone tient ma tête contre elle; pour la première fois, je vois cette empathie que je savais qu’elle avait mais qui se cachait juste assez loin pour ne pas réussir à la faire surgir.

Je suis certain qu’à part Rei, je suis le premier à recevoir cette affection depuis… depuis ce qu’elle a vécu. Moi aussi, je la tiens. Cette même proximité qu’avec Himitsu, qu’avec ma mère; je la sens.

Et pour une fois, je n’entends pas que c’est de ma faute. L’humaine domine la machine.

Aucune colère, aucun agacement. La Chinone qui a toujours été là mais qui ne se montrait pas, celle qui se cachait derrière la Froideur Écarlate, la Sanguinaire, accepte de répondre présente à l’instant qui compte le plus.

Les sanglots viennent, mais seulement pour un temps.

La toux arrive assez vite, les débuts de l’étouffement aussi. Suivent ensuite les bruits nauséeux qui m’amènent à frénétiquement chercher ma coupe du bout des doigts pour cracher. «Urg… Mes poumons…» Le médicament a fait son travail, et maintenant il réclame son dû; il a été nécessaire pour qu’on arrive à se dire les choses comme elles le sont, qu’on arrive à être honnêtes tant avec l’autre qu’avec soi, mais il y a un prix à son utilisation.

L’humaine accepte finalement de vivre aux côtés de la machine, et de ne plus se cacher derrière. Même si mes organes me font pour l’heure regretter l’ensemble de mes décisions, je ne peux m’empêcher de me sentir finalement accompli. J’ai perdu mon élève, j’en souffre terriblement, mais j’ai réussi à faire regagner à quelqu’un la vie.

Notre moment est terminé, une fois de plus, mais n’est pas oublié. Tous ces instants poignants que nous passons ensemble sont pour moi les marques d’une vraie famille. Ces évènements sont réels, je peux les vivre comme ceux que j’ai vécu avec ma mère durant toutes ces années. Ils sont loins de tous les semblants que j’ai eu à porter en présence des autres. Ce qui se fait, c’est parce que je fournis des efforts, que je participe activement à la vie au lieu de simplement la regarder passer.

La toux s’enfuit, et il ne reste que deux de nous. «…»

On ne sait plus quoi se dire. C’est comme si la Chinone que j’ai devant moi, je la connais sans jamais l’avoir rencontrée. Comme si on avait conversé par lettres depuis le début. Je souris, «d’accord. On se reparle plus tard, pour manger.»

Si tu pars, c’est parce que tu n’es pas prête. C’est normal, et je ne t’en veux pas.

Je te vois partir, remarquant dans tes pas imparfaits, incontôlés, la pleine force de tes émotions. Je suis si surpris que j’ignore si tu es repartie dans le jardin, ou si tu es retournée dans ta chambre. Tu ne sembles plus avoir besoin de t’appuyer sur toi-même. Encore une fois, j’ai fait sauter un tour à la machine. Cette fois, par contre, j’ai l’impression que ça durera, que tu pourras enfin réaliser le plein potentiel qui se cachait en dessous de toute cette indifférence.

Tout ne sera pas parfait, mais c’est ta première étape; je suis fier d’avoir pu te l’enseigner. Un jour, tu changeras le monde et redessineras la cîme. Cette douleur, véritable, nous servira à tous deux de leçon.