Les songes refusent de le lâcher.

La nuit entière est passée, elle-même pensait à aller se reposer, et Kenichi ne semble même pas prêt à se réveiller. Après avoir passé le reste de la soirée à observer le médecin entre deux pages de lecture sur le fuinjutsu, j’ai fini par m’endormir moi-même dans ma chaise.

J’ai retrouvé mes chandelles éteintes, complètement fondues, et je me suis réveillé avec la nuque complètement étiré. Les premiers rayons du matin m’auront tapé en plein dans les yeux jusqu’à ce que je n’aie d’autre choix que de me lever. Lui, par contre, a été épargné grace au dossier de mon canapé.

«Kenichi..?» Un appel faiblard qui n’obtient vraisemblablement aucune réponse, ma voix étant encore un peu enrouée suivant ce réveil soudain. Ça ne dure cependant pas longtemps, la panique finissant par prendre le dessus.

Promptement, j’aligne quelques signes – depuis le temps, c’est devenu une habitude – et je couvre mon visage de mes mains pour le cacher et donner un instant aux illusions de se mettre en place. On peut dire que j’ai été chanceux, sinon ma matinée aurait commencé avec une petite visite de contrôle chez dame Kaleah. De si bonne heure, ça aurait été malséant.

Une main se pose sur son épaule et le secoue doucement. «Kenichi… C’est le matin.» … Et il ne sourcille même pas; quelqu’un ici avait vraiment besoin de se reposer!

Je finis à moitié assis sur le canapé, au milieu. Son ventre gonfle et redescends, il respire encore lentement. Il me semble déjà beaucoup moins cerné qu’hier soir, peut-être un peu moins déconstruit; à croire que son intégration à notre équipe le rongeait plus que de raison. Il semble si paisible en ce moment que je me sens mal de l’obliger à se lever.

«Debout..! Tu vas manquer ton exercice du matin!» Cette fois, je tire sur ses épaules pour l’obliger à se redresser, que Kenichi sente que quelqu’un essaie de le pousser au réveil. Il m’a dit que je pouvais l’accompagner et j’y tiens! À moins qu’il ne trouve un bon moyen ou une bonne raison de m’empêcher, je réussirai à le réveiller même si c’est la dernière chose que je fais!

Cette poigne, je la connais bien. C’est la même qu’on m’offre quand je dois m’introduire dans l’esprit de quelqu’un. L’incertitude se mêle à la panique, il leur faut toujours un instant pour que l’autre retrouve sa conscience et son calme. Généralement, c’est parce que l’on dort mal ou parce que l’on rêve trop bien.

D’ordinaire, j’arrive à me faire une idée; il dormait bien, mais s’est réveillé mal. Un rêveur, dans ce cas; quelqu’un ayant tendance à se bercer d’illusions, quelqu’un pour qui le sommeil est sacré. Je comprends mieux sa mélancolie des derniers jours.

Kenichi se redresse à la va-vite, je lui fais signe en redescendant doucement la main qu’il n’a pas à se presser. Je lui souris, la mine encore un peu endormie : «c’est pas grave, le canapé est là pour ça. Je ne regrette pas mon achat..!» Il aura déjà servi, c’est signe qu’il aura été nécessaire. Ma bouche, couverte d’un revers de main, laisse s’échapper comme bruit la fin d’un faible baillement. «C’est moi qui s’excuse, j’ai été chanceux que le soleil m’ait réveillé… Je dormirais encore.»

Je l’écoute, me frottant distraitement les yeux pour les forcer à s’ouvrir et à rester tel quel; «oui, laisse-moi juste quelques minutes pour prendre mes propres choses.» Ces saletés de textes sur les sceaux entre autres, ceux que je n’arrive pas à assimiler depuis le début de la journée d’hier. «Je vais t’accompagner, la marche devrait me réveiller.»

Je n’y compte pas trop; en général si je ne suis pas dans l’urgence il me faut un bon moment avant de démarrer. Mon visiteur se retrouve délaissé un court instant.

Enligné devant mon bureau, j’ajuste avec mollesse le col de mon vêtement et je noue un ruban dans mes cheveux pour faire un chignon – c’est pour l’instant ma seule option –. Autrement, je prends ce qu’il me faut pour continuer à me casser le cerveau, puis je me retourne. «...Enfin, est-ce que ça te va si je t’accompagne?» Je comprendrais s’il ne me veut pas dans ses pattes aussi tôt en matinée; «je comprendrais si tu as ta routine du matin et que tu préfères ne pas être dérangé.»

Surtout si c’est toi.

Je suis certain d’avoir mal entendu, qu’il est encore bien trop tôt pour que tous les mots s’alignent de cette façon. C’est la fatigue qui se joue de moi. Je me serais attendu à bien d’autres paroles, mais pas celles-là. Les doigts qui passent sur mes parchemins s’arrêtent un instant, juste assez longtemps pour que je me dise que quoiqu’il advienne, ma journée est faite. Non seulement ça…

La règle se confirme par l’exception. Je suis cette exception.

Kenichi se sent déjà suffisamment à l’aise pour accepter d’être accompagné. Même, ça semble lui faire plaisir malgré le fait qu’il n’en a pas l’habitude. «Tu avais l’air bien fatigué hier soir, tu me semblais bien trop détendu pour que je te réveille. C’était paisible, ça me rassurait de ne pas être seul pour une fois.» Mes soirées sont vides, mon domaine est une champ de bataille où les mots se lancent aussi fort que des couteaux; ce moment de répit m’a fait énormement de bien. Avoir avec moi quelqu’un qui ne m’en veut pas ou qui ne se méfie pas systématiquement de moi aussi.

Je finis par le suivre, attendant à l’extérieur de sa grande maison; je comprends rapidement en la voyant l’ampleur des paroles du Médecin. Il fait partie d’une famille de renom et travaille avec acharnement, il peut se permettre une demeure pareille. Pourtant, je n’y sens personne; c’est comme si le temps est gelé à l’intérieur. L’extérieur n’est pas déplaisant, mais quelques détails me font tiquer.

Ce n’est pas l’endroit le plus entretenu, et tout de l’extérieur semble… stérile. C’est comme s’il vivait complètement seul, oui, mais comme s’il ne reçoit non plus aucun visiteur. Je m’en rends bien compte, la petite marche de santé du bureau jusqu’ici m’ayant aidé à me réveiller convenablement.

Il revient, particulièrement bien vêtu; ses habits sont sobres, mais ça ne me déplait pas. Ça contraste un peu avec mes coutures très colorées; ils attirent bien moins l’oeil que les miens, mais un homme comme lui n’a pas besoin de faire son intéressant pour être remarqué.

«Ne t’en fais pas, tu n’as pas été très long; j’observais un peu, c’est un joli quartier.» Les autres habitations sont un peu plus modestes, mais semblent plus vivantes en comparaison – certaines ont du linge à sécher, des jouets qui trainent sur le pavé de bois…

Je l’accompagne jusqu’à la grande clairière et finis par m’installer sur un banc de bois, observant avec lui les projectiles. Sa minutie et son attention m’échappent un peu, mais je comprends que Kenichi s’assure de la qualité de son matériel : «je comprends ça. L’archerie te sert à garder la tête froide; c’est important.» Je souris; il souhaite s’assurer une fois de plus que je ne trouverai pas ça barbant.

«Bien sûr; je suis ici pour partager ce moment avec toi, je te l’ai dit hier. Ça ne m’ennuiera pas, je te l’assure; je suis certain que ce sera méditatif. Au besoin, j’ai amené quelques parchemins à lire… mais je doute d’en avoir besoin.» L’envie de voir comment il fait s’éveille lentement; nul doute que j’apprendrai peu, mais observer m’aidera beaucoup!

"Tu n’as qu’à dire que c’est le soleil."

Même s’il est évident que ça ne l’est pas. Il se fait encore timide, la fraîche est toujours là comme c’est encore le matin. Ça pourrait être mes vêtements, alors; j’en porte peut-être trop, c’est ce qui me donne chaud.

Ou c’est peut-être lui qui ne porte plus les siens en entier. Les stries d’encre alignées dans mes lectures sont moins attrayantes que celles qui dardent sa peau. Encore une fois, je me suis perdu; on aurait pu me dire que les flèches avaient raté leur cible, je ne l’aurais pas su. Le résultat compte, certes… mais pas pour moi.

Quelques doigts se posent sur mes lèvres pour les couvrir. Lentement, un souffle chaud s’échappe de ma bouche, et mes yeux se ferment. J’essaie de me calmer, mais ça ne marche pas; les dernières images dansent sous mes paupières quand même. Le retour sur terre ne se fait pas comme je le voudrais.

Simplement parce que je ne veux pas qu’il se fasse.

Je me suis demandé au début ce qu’il faisait, pourquoi ses habits me semblaient de plus en plus dangereusement amples… jusqu’à ce que la question ne se pose plus et que mes mots se perdent. Mon visage est en feu, on dira que c’est le soleil même si c’est l’excuse la plus bidon que j’aurais pu m’imaginer.

Je n’ai jamais rougi de cette façon de toute ma vie, comme je n’ai jamais autant rêvé d’être un arc. Il y a du mieux.

Il n’y a rien de mieux.

Nombre de fois, je ne suis ravisé. À notre première rencontre, le médecin était un inconnu; je n’aurais osé m’imaginer quoi que ce soit. À la seconde, il est devenu mon équipier; ce rapprochement était signé d’un interdit silencieux. La troisième fois, mon invitation n’a pu tenir plus d’une poignée de minutes.

Hier, il était là. Timidement, nerveusement, mais il était là.

Ce matin, il est plus à l’aise. Je l’ai bien compris; ça fait longtemps que quelqu’un n’a pas pu regarder Kenichi, qu’il vit en périphérie de toute cette vie grouillante de la cîme. J’observe son dos, son épaule dévêtue, et… cette contemplation malsaine laisse passer à côté d’elle une émotion moins charnelle.

J’ai passé des années à travailler pour que cela ne m’arrive plus; la dernière fois, c’était un échec retentissant. Ce ressenti n’est pas le même que d’habitude; pour une raison qui m’échappe, Kenichi est vu différemment. Tout ce qui est en mon pouvoir est fait pour que je ne craque pas, mais j’ai fondu à chaque fois que je l’ai vu. Pas seulement pour ce dont il a l’air.

Il m’est venu l’envie de m’inquiéter et de materner. M’assurer qu’il dorme bien, qu’il mange bien, qu’il se sente bien… «!!!»

Le regard s’étend jusqu’à la cible en bois; je finis par applaudir, finalement sorti de ma rêverie, juste pour l’encourager. Ce ne sont pas que les apparences qui me font perdre pied, et je m’en rend compte très bien – une fois la chaleur passée –.

En réalité, plus ça va, plus je suis impressionné par l’homme que j’ai sous les yeux. Par sa droiture et la fermeté de ses convictions, tout autant que sa sensibilité qu’il cache par orgueil. Je vois beaucoup de choses et même si son tatouage et la touche rebelle qu’il apporte m’est absolument irrésistible…

J’adore le docteur Kenichi. Entièrement.

Une troisième fois pour bonne mesure.

Il m’approche, se recouvre; cette déception se voit peut-être un peu, mais ne s’avouera jamais. «Je comprends, c’est une question d’amplitude,» à ce qu’on dit. Je suis certainement encore empourpré et il doit bien y avoir un peu de nervosité dans ma voix, mais j’essaie de faire comme s’il n’en était rien.

Si je l’ignore, ça partira.

Kenichi me propose de m’enseigner un peu, que j’essaie d’apprendre. «…» Malheureusement, pour l’heure je ne peux pas. Reprennant mes parchemins et les posant sur mes genoux, je l’invite à s’asseoir à ma droite. Finalement capable de répondre que «je veux bien essayer, mais j’aimerais en savoir un peu plus avant.» Il me faut un peu de temps avant de me lancer, puisque je ne peux pas me lever.

Si je l’ignore, ça partira… Mais là ça ne part pas.

Même lors de mon voyage dans les montagnes, même lorsqu’un certain moine m’a enseigné les rudiments de la danse martiale je n’ai pas été dans cet état. «Avant de tirer, à quoi est-ce que tu penses, et dans quel ordre? Placement des jambes, flexion des genoux… je n’ai pas l’oeil pour ce genre de détail, d’habitude.» Ceci est un mensonge éhonté; d’habitude, je l’ai. En tant que shinobi, je n’ai pas le choix de penser à ce genre de chose. La vérité serait de dire que j’étais trop occupé à regarder autre chose pour porter attention à ce que tu faisais. Mon dos est finalement réajusté, mes jambes croisées, et mes papiers replacés

«C’est nouveau pour moi; même en tant que ninja je n’ai pas autant pratiqué le lancer que je l’aurais voulu. Ma façon de faire est sûrement pleine de mauvais plis, et je n’ai jamais tenu un arc de ma vie.» Là par contre, je ne mens pas. Comme la fois où on a voulu m’apprendre à danser à la manière du temple, ce que je sais faire est très limité. J’ai eu beau avoir pratiqué pendant longtemps les danses traditionnelles, je n’étais pas prêt; là, j’ai reçu un entraînement sommaire et je ne m’y connais pas. «Si tu veux bien me montrer comment je dois m’y prendre avec ce genre d’équipement, ça m’aiderait.» Ce n’est sans doute pas sorcier, mais il faut bien commencer quelque part et avec moi Kenichi n’est pas sorti de l’auberge.

Les instructions sont claires, simples. Sans me perdre entre elles, j’arrive à rester attentif; la tension redescends lentement mais sûrement. J’essaie d’observer et d’être minutieux, gardant en mémoire quelques notes faciles.

Arc dans la main gauche, flèche dans la droite. Tendre le bras gauche vers l’avant avec l’arc. Kenichi garde son bras avec la flèche relativement près du corps, que le tout soit parallèle pour mieux tirer. Après cette solide démonstration, on m’invite à le remplacer et à me placer. «Je vois à peu près comment me placer. Si tu vois des erreurs, n’aie pas peur de me corriger.»

Finalement, j’essaie.

J’essaie, mais ça n’a rien de glorieux; mes épaules sont trop tendues, mes jambes ne sont sans doute pas ancrées comme elles le devraient, et j’ai l’impression de tenir l’arc un peu trop haut pour pouvoir bien viser.

Et on n’a pas encore parlé de mes bras de mollasson qui peinent à bander l’arc convenablement. «Ça…» Je tire, mais il me faudrait davantage de force pour y arriver. «Ça demande plus de vigueur que je l’imaginais…!»

Le souffle se retient pour que je puisse garder ma respiration et tirer davantage, mais ça ne me vient pas… et avec ma chance, si je force trop je ne saurai pas tenir assez longtemps pour viser convenablement.

La force et le tonus pour tenir une arme ne m’ont jamais accompagné, et ce même quand j’étais petit. Nombre de fois, on a voulu m’enseigner l’art du sabre. Simplement, personne ne possède tous les talents, et ce genre de chose n’est pas fait pour moi.

J’en ris plus que j’en pleure, honnêtement.

Le respect que j’ai pour Kenichi n’en est que plus grand; avoir déjà la force de manier ce genre d’arme, même sans l’habileté et la précision, c’est quelque chose. Réussir à si facilement évaluer les distances, la tension nécessaire, l’angle de tir… Clairement, ce n’est pas moi qui saurait y arriver, me retrouver à travers tous ces petits détails.

«Tu veux bien m’aider? Je viserai, mais il me faut un peu d’aide pour tirer.» Parfois, il faut savoir admettre et demander un coup de main.

Le chant des oiseaux à mon oreille, le vent qui porte les rayons du soleil jusque sur ma nuque… c’est lui. Il est si près. Si naturellement près que mes épaules se sont tendues un peu plus. Si intimement près qu’elles se sont immédiatement relâchées. Il est sur ma peau, il est tout autour, et il n’y a rien d’autre. J’entends sa respiration et la mienne; c’est tout. Notre premier vrai moment ensemble, la première fois que Kenichi ose réellement s’approcher, me faire une place dans son intimité. J’inspire.

La flèche décochée se plante dans la cible. Un peu en diagonale, un peu trop haut et à droite du centre, mais c’est fait. J’y vois peut-être trop de symbolisme, mais… c’est comme cet instant que l’on passe ensemble. Je ne sais pas parfaitement qui il est, jamais un bull’s eye ne se serait produit, mais j’ai touché la cible quand même.

Et l’important, c’est que ma main libre doucement s’étire par dessus son épaule. «…» Mes doigts attrapent une autre flèche du carquois qui s’accrochait à son dos; que ça ne s’arrête pas maintenant. «J’aime le temps que je passe avec toi, Kenichi.» Je ne le cacherai plus. Est-ce que ce rapprochement lui fait autant plaisir qu’à moi? Est-ce qu’il apprécie cette proximité, est-ce qu’il désire comme moi que ce moment ne se termine pas?

Est-ce que ce toi et moi est réciproque?

Je savoure cette incertitude et ce moment. Être à son contact et apprendre à le connaître me fait tant de bien, au point où je veux tout savoir. «Tu es un très bon enseignant, je savais que je faisais bien de t’accompagner!»

Une fois repositionné, j’observe la cible. Sachant que je ne pourrai pas continuer éternellement, je finis par lui demander quelque chose. Je n’ai rien à perdre. «Tu voudrais tenir l’arc avec moi?»

… Oui. Implicitement, je lui demande s’il a envie de venir un peu plus près. Qu’il cale son menton contre mon épaule, que je puisse voir comment faire par ses yeux et comprendre ses mouvements. Qu’on tire à l’arc ensemble. Toi et moi.

Il m’offre une leçon d’archerie; je lui offre une leçon d’intimité.

La chaleur d’un corps qui n’attend que ça depuis des lustres, le soupir d’un esprit qui pouvait finalement s’abreuver au point de ne plus savoir ce qu’il après cette éternité de privation… Son coeur qui bat contre le mien, juste un peu plus haut, alors que sa main vient couvrir la mienne.

Cette caresse que j’ai demandé et que je désirais moi aussi, c’est comme si je l’offrais en même temps. En donnant à Kenichi ce droit de me tenir entre ses doigts – ce qu’il a accepté sans l’ombre d’une hésitation –, j’ai pris son bonheur entre mes paumes. L’amour est comme un instrument à corde qui les accroche autour du coeur. «…»

Il ne s’en rend pas encore compte, mais je sais divinement bien jouer.

Délicatement, avec attention, en écoutant chaque son, chaque battement.

Deux coeurs en trois-quatre temps. Il ne me regrettera pas.

Le souffle se coupe, mais la musique continue d’elle-même. À la mesure de sa main, je bloque jusqu’à ce qu’il soit temps de relâcher. On se laisse aller, découvrant à nous deux le résultat qui ne surprend pas. La flèche est là où elle devrait être; le son de la corde cesse de résonner. Je ne mentais pas; après tout, qu’est-ce qu’un arc…? Un instrument à corde. Simplement, impossible de jouer seul – la musique n’est bonne que s’il y a quelqu’un d’autre avec qui l’apprécier.

Kenichi est différent, mais pourtant pareil. Je suis persuadé qu’au fond il danse au même rythme que moi – et ce même si nous avons tous deux uniquement deux pieds gauches. «Comme tu le disais, il y a du mieux!»

Et avec ça, le sourire vient naturellement. Exactement comme le soleil se faufile entre deux nuages. Le bonheur, lui, ne surgit pas ainsi; il vogue lentement jusqu’à nous, comme un arc-en-ciel se déploie après la pluie.

En parlant d’arc-en-ciel…

«Merci de m’avoir laissé m’inviter, Kenichi.» Les couleurs s’étendent doucement autour tant je me relâche. L’énergie vitale de tout être, le chakra, est normalement translucide. Certains développent la capacité de montrer leurs véritables couleurs. «…Excuse-moi, ça arrive tout seul, quand je me sens bien.»

C’est un poil gênant, mais… ça ne me dérange pas qu’il voit ça.

Au contraire, j’espère que ça lui plaise.

Cette fois, c’est lui qui m’invite. Ça lui a pris un moment pour sortir de sa contemplation – un peu comme moi tout à l’heure – mais j’ai profité de cet instant. Sans son air sérieux, Kenichi est particulièrement dangereux; un sourire pareil peut faire des ravages. Mes couleurs ne se montrent pas souvent; c’est quelque chose d’instinctif.

J’étais assez à l’aise pour le montrer, alors c’est arrivé.

Son invitation est bien entendu acceptée, la réponse l’accompagnant était «non, je commence à avoir faim. Je passe une très bonne matinée en ta compagnie, sincèrement je n’aurais pas dit non à y passer la journée.»

Oui, en entier. Kenichi n’est pas quelqu’un avec qui je passerai du temps à la petite cuillère; s’il partait maintenant, je ne ferais qu’attendre le bon moment pour le revoir en me demandant s’il fait la même chose. Je m’imaginerais m’asseoir à l’ombre sous un des arbres de la clairière, entre ses jambes, à relire mes notes en reposant ma tête sur son torse pendant qu’il me raconte sa journée d’hier.

Et je le ferais tous les jours.

«On pourrait passer par le grand marché, il est encore tôt et c’est assez tranquille le matin. Sache juste que je t’achèterai un bento pour ce soir, pour m’assurer que tu reprennes des forces durant ton quart de travail à l’hôpital!» Ça, je m’en souviens; Kenichi est du genre à sauter des repas si on ne le surveille pas. C’est bien de travailler fort, mais il ne doit pas s’épuiser à nouveau. Il a passé une bonne nuit de sommeil, il faut continuer les bonnes habitudes!

«… Ou, si ça te dit, on pourrait manger ensemble aussi ce soir?» La vérité, c’est que j’ai peur de trouver la soirée longue et ennuyeuse sans lui maintenant. Je ne saurais dire avec quoi le Docteur m’a piqué, mais j’aimerais définitivement en avoir un peu plus. Je suis du genre impatient, mais j'essaierai de ne pas trop le fatiguer.

Dans tous les cas, on finit par se mettre en route… jusqu’à ce que je me rende compte que j’ai oublié mes papiers sur le banc. Une fois mes parchemins en main, on repart; je mettrai mentalement ça sur le compte de son beau sourire, ça m’a distrait!