Je t’attendais. Au fond de moi, je savais que ce n’était pas normal. Ta force ne me revenait pas, ton chakra n’arrivait pas jusqu’à moi. Au loin, j’essayais de ressentir ta présence. Au début, le temps passait normalement, tout allait.

C’est normal, une mission prend du temps. C’est loin. Puis vint le retard. Jusqu’à ce que j’en devienne inquiet. Que j’attende. Que mes dons sensoriels essaient de s’accrocher à toi. Je suis là parce que je savais que tu revenais. Au loin, je t’ai senti te rapprocher.

Seule.

L’orage tonnait, me criait que quelque chose de grave était arrivé. La peur vivait dans mon ventre, mes pas jusqu’au pont étaient rapides et lourds à la fois. Puis le regard est tombé. Tu es tombée. Il est tombé aussi. «…!»

Je ne l’appelle pas. Je comprends tout de suite.

L’énergie qui émane d’ordinaire du petit ne se manifeste pas. La flamme de Chinone est faible, son état est urgent. J’ai crié à l’aide, que quelqu’un vienne vite la chercher et l’aider, puis je me suis lancé. Mes larmes se perdent toutes seules sous la pluie, elles ne se comptent plus au travers des centaines de gouttellettes qui martèlent mon visage.

Le monde ne méritait pas cet enfant. Il ne méritait pas cette fin. Encore moins si tôt.

Je m’élance, sentant mes genoux brûler contre le sol de bois. La séparer de lui n’est pas mon but, mais quand je la vois se débattre pour empêcher le corps chétif de tomber, je lui adresse que «je le tiens, Chinone… Je le tiens.» J’empêche son cadavre de glisser, je ne cherche toutefois pas à les séparer. Je sais que si j’essaie, je vais réveiller la bête et me prendre un coup de griffe en pleine gorge.

Autant je veux les tenir contre moi, ne jamais les lâcher, il est évident que ça ne serait que m’interposer. J’ai mal, je peine à voir ça, j’ai le nez qui coule et une boule dans la gorge… et j’attends. J’attends que le cri que j’ai poussé avant de courir n’amène le renfort qu’il me faut pour qu’on l’amène, qu’on lui offre des soins.

Si Chinone finit par le lâcher ou si elle me dit de m’en occuper, je prendrai le corps du jeune dans mes bras et le soulèverai moi-même. Que personne d’autre ici n’ait à y toucher, à risquer le courroux de la froideur écarlate. Autrement, j’attendrai, ne sachant pour une rare fois dans ma vie aucunement quoi faire.

Perdu. C’est le mot.

Perdu.

J’ai fait quelque chose d’horrible, mais quelque chose de nécessaire. Si je n’avais pas usé de mes talents sur elle, en cette triste soirée… si je ne lui avais pas montrée cette éventualité, qu’on peut tout lui retirer d’un seul coup…

Impossible de croire qu’elle serait encore en vie aujourd’hui.

Pour la laisser parler, je recule un peu le haut de mon corps. Je laisse ma poigne libérer Rei maintenant qu’elle a repris le contrôle… mais quel contrôle? Ses yeux sont froids, vides. Elle s’étouffe comme elle ne l’a jamais fait, se force à ne rien voir. Il n’y a rien.

Il y a un rire vide. Encore une fois, rien.

Jusqu’à ce qu’il y ait finalement quelque chose. L’émotion revient à la charge et même moi j’ai peur de ce qui émerge. Le sourire. Je vais le tuer. Au fond de moi, je sais que ce n’est que la pointe de l’iceberg, les premières gouttes, prélude du torrent. Je ferai pire.

Mes traits n’ont jamais été aussi laids. Jamais la colère n’a su me bercer ainsi, l’indignation me porter jusqu’à la porte de la rétribution. Ça ne se passera pas comme ça. «…Ça ne se passera Pas Comme Ça.» La colère n’existe jamais. La noirceur n’ose jamais montrer le bout de son nez. Mon voile tient encore, mais en dessous de tous ces mensonges on le voit bien.

Méconnaissable. Sans compassion. Sans merci.

Inhumain.

Les larmes se perdent sous la pluie; je ne sais pas quoi faire maintenant, si ce n’est tendre aux blessures de ma sœur de coeur. Je le tiens à nouveau… parce que je te tiens. Et je ne lâcherai pas.

Mon visage se perd dans tes cheveux, mon front se retrouve contre le menton congelé de l’enfant. … Je m’excuse, Rei. Je t’ai failli. Je lui ai dit que j’allais lui montrer une vraie vie. Lui faire découvrir autre chose que l’enfer qu’il a vécu. Je ne le pourrai pas. Je ne le pourrai plus. Je ne le pourrai jamais.

Je vais le tuer.

«… Je lui ferai une place. Je partagerai mon jardin avec lui, c’est…» Non, Ao, ne finis pas. Ne finis pas, tu te briseras. Les mots te feront vomir tous les morceaux qu’il y a en toi qui viennent d’éclater.

«…tout ce que je peux lui offrir…» Ma voix tremble, mon corps se tend. Pourtant, je ne te lâche pas. J’avoue ma propre faiblesse, mais je suis encore assez fort pour toi.

Je serai fort pour toi, pour lui. Je ne te laisserai pas t’effondrer.

Lever les yeux plus longtemps m’est impossible. Les mots font trop mal pour que j’arrive à les supporter. Cet enfant n’a eu goût à la vie que pour un bref instant, et ce n’est que lorsqu’il nous est enlevé que nous nous rendons compte du bien que nous lui avons fait. C’est une victoire, mais une victoire amère.

Je ne peux en tirer comme consolation uniquement cela. Il a vécu en solitaire, mais n’est pas parti en solitaire. Il y avait quelqu’un pour le rassurer, qu’il n’ait pas à accepter sa fin sans personne pour la voir. Il meurt reconnu, il meurt aimé et surtout, surtout, il meurt en ayant quelqu’un pour le pleurer.

J’aurais voulu le voir grandir, pouvoir continuer à l’encourager et souligner ses efforts. Le voir se faire une vie, le voir apprendre à sourire. Maintenant, c’est fini. Terminé. Impossible. «…»

Les mots ne sortent plus. S’ils essayaient de le faire, nul doute que mes organes viendraient avec.

Ma tête finit malgré tout par se hocher. Faiblement, mais deux ou trois fois pour faire comprendre que c’était volontaire. Mon bras gauche les tient fort, ma main droite essuie mon nez et mes yeux; je ne sais plus ou l’humain commence et ou la pluie se termine.

Ce n’est pas une réponse bien glorieuse, ça ne change rien au fait que c’est celle qu’il faut. Je ne peux plus lui donner ce dont il avait besoin dans la vie, mais je peux lui offrir une place décente dans la mort. Un endroit accueillant, quelque part où son âme pourra se sentir apaisée. Il aura finalement droit à un peu de repos, et ce même s’il est éternel, même si on ne pourra plus le revoir.

Je ne vois pas son précédent instructeur se préoccuper de lui, c’est sans doute cela qui heurte le plus.

«… On va rentrer, d’accord? …» Je ne supporte pas d’être observé ainsi, que notre souffrance soit vue de cette façon, et que les éléments continuent à s’acharner sur les corps de ceux que j’aime.