Je n’en ai pas l’air, mais je déteste beaucoup de choses. Parfois, c’est moi-même que je déteste, ou qui suis détestable. Regretter ou détester mes sentiments est cependant très rare, j’ai appris à les accepter. Ce n’est que lorsque je les ai refusé, cette fois-là, que j’ai détesté à quel point ils sont persistants.

«Oui, c’est ça. Je suis pris entre deux feux; ça fait quatre ans, peut-être un peu plus, que je ne l’ai pas vu. À l’époque, on s’était séparés parce que je n’arrivais plus à être ninja… c’est con, mais j’étais tellement amoureux que je ne pouvais plus travailler correctement, surtout avec lui.» J’épargne à Shizuka le pire, à savoir comment je me suis sauvagement humilié lors de ma première rencontre avec lui, comment je le trouvais si beau que je ne pouvais même pas détourner le regard pour savoir où je mettais les pieds.

J’explique à ma visiteuse que «je ne sais pas comment lui expliquer, et je n’arrive pas à me lancer. Quand j’ai posé les yeux dans les siens le jour où il est revenu, c’est comme si j’avais tout revu, tout revécu. Chaque fois où je me sentais incapable et qu’il passait une main dans mon dos pour me réconforter, les fois où c’était à moi de le rassurer… Puis je n’ai pu rien dire.» Et c’est ce que je déteste. Je déteste à quel point je veux le ravoir dans mes bras, à quelle fréquence je me remémore la vie difficile qu’il a supporté et à quel point tout ce qu’il cherchait, c’était quelqu’un pour l’accepter et lui apporter de la sécurité…

Je prends une petite minute de silence, à repenser à autre chose. Ce n’est pas ça, le pire. J’admets, en riant jaune : «je t’assure, c’est mieux comme ça. J’ai aimé deux fois, à deux moments différents de ma vie, deux hommes qui ne se ressemblent en rien. Pourtant, je les aime pour les mêmes raisons, et je les aime en même temps quand je pensais avoir mis de côté le premier.» Malgré cela, ils ne sont pas interchangeables.

«Mais non! Il est parti quatre ans pour digérer ce que je lui ai fait, pour voir autre chose. Aussitôt que j’arrête de me sentir coupable, que je me sens capable de recommencer avec quelqu’un d’autre… il est là encore une fois. Et je n’arrive pas à lui dire non, à le refuser.»

Cette émotion est détestable. Avoir été éloigné d’Haruka m’a permis de continuer ma vie, de faire ce que je devais faire, et c’est maintenant qu’il est là, que je me sens prêt à réessayer que je ne le peux plus. Il est trop précieux à mes yeux pour le voir partir à nouveau.

Si elle savait à quel point j’aimerais partager sa réaction en ce moment. Je le vois très bien, ce n’est pas sa tasse de thé; Shizuka m’a toujours semblé être quelqu’un de terre à terre, qui ne cherche pas le romantisme ou la sentimentalité.

C’est justement mon dilemme; comment gérer une situation de manière pragmatique quand on ne sait pas mettre de côté ses sentiments? Elle soupire, je soupire avec elle. Finalement, je l’écoute…

Puis les idées fusent. Sa première pensée est… je rougis. Il y a certaines choses qu’il vaut mieux garder pour soi, et des images qui doivent rester à jamais cachées entre mes deux oreilles. C’est si tentant, pourtant rien n’est moins possible. C’est égoïste, et pour Kenichi ce serait particulièrement blessant; ce n’est pas quelqu’un de possessif ou de jaloux, loin de là, mais il a besoin de ne pas passer en second. Toute sa vie, il a été second, ses sentiments ont été mis de côté pour un peu trop de traditions.

Je ne lui ferai pas ça, et ce même si Haruka est le seul homme pour lequel j’oserais y penser.

Inversement, offrir à Haruka cette opportunité est une insulte plus qu’autre chose. Pour lui car il peut se voir remplaçable, et pour moi car dans les deux sens je me trahirais. Ce serait laisser mes envies gagner autant que m’offrir à moitié pour les deux.

Seconde option; c’est horrible, je ne peux pas le blesser comme ça. Haruka ne mérite pas de se faire cracher au visage, surtout sachant qu’il a pris ces quatres années à se refaire – pas seulement à cause de moi –. Il vient tout juste de revenir, prêt à affronter ce qu’il a laissé derrière, que ce soit ses peurs ou ses vieilles histoires.

La seule chose qu’il ne peut pas accepter d’affronter est un démon.

Que suis-je aujourd’hui?

«Non, ce sont d’excellent conseils. Je pense aussi que je m’en fais trop pour peu, mais je ne peux pas faire trainer ça éternellement en ne disant rien. En tout cas, je te remercie de m’avoir écouté; juste d’avoir pu sortir ça à haute voix m’a déjà fait beaucoup de bien, et j’y vois un peu plus clair. Ce n’est pas tout le monde qui se retrouve dans ce genre d’affaire. Je comprends ceux qui n’aiment pas, et souvent j’aimerais être comme eux.»