"Encore un visiteur? Décidément, tout se passe ici ces temps-ci."

Qu’on se le dise, la Cîme est un endroit plus impressionnant que pratique. Nous avons des visiteurs, certes, mais bien moins que la contrée de l’Épine, qui se montre bien plus accueillante et intuitive pour les passants. Je ne suis pas surpris qu’il n’y ait pas foule de gens à venir me voir, encore moins maintenant que l’hiver est sur ses derniers instants pour l’année. Pourquoi endurer la chaleur humide de la jungle quand on peut rester au frais ailleurs?

«Ah, Shizuka! Entre, je t’en prie!»

Je fais signe d’une main à mon invitée de passer la porte et voir l’intérieur du domaine Yamanaka; une demeure bien moins humble que je le désirerais, bien plus imposante qu’une maison moyenne qu’on peut voir en chemin. Ma famille n’abandonne pas son statut noble, ça se voit bien.

«Ça fait bien longtemps; j’avais hâte de retourner près de Toge pour vous rendre visite à nouveau, mais je n’en ai pas eu l’opportunité…» Il s’est passé tellement de choses en peu de temps suite à mon voyage que l’idée de repartir ne m’est même jamais venue. «Voudrais-tu quelque chose à boire? Du thé froid aux fruits, peut-être? Je sais à quel point le voyage entre l’Épine et la Cîme peut se montrer éprouvant, et à quel point il fait chaud ici parfois.» Dans tous les cas, je l’amène à notre salle à manger, la guidant jusqu’à la grande table.

Une fois installé et plus disposé à discuter – aucun membre de ma famille n’est là pour nous importuner, ils doivent sans doute vaquer à leurs occupations –, je lui demande si «tu as passé un bon voyage?» Je ne questionne pas trop Shizuka, ne voulant pas me montrer trop pressant; je reçois une amie qui vient de loin et avec qui je n’ai pas l’opportunité de parler tous les jours. On se contacte surtout pour parler affaires, mais je suis bien curieux de savoir ce qu’elle fait ces temps-ci, comment elle va…

«C’est… compliqué.» Ces saletés de singes me reviennent en mémoire alors qu’on quitte l’entrée, tirant de ma bouche un rire nerveux. Pas que ça, il y a aussi quelqu’un d’autre, un grand secret qui ne peut être admis.

«Je ne sais pas si tu es au courant de ce qui est arrivé dans la forêt de l’étrange… Il y a eu un incendie. À la base, j’avais été envoyé en escorte pour rencontrer une tribu des bois. En chemin, nous avons été attaqués par des Sarugami… on a du revenir.» Mon ton laisse paraître que je me sais chanceux. La forêt était bien plus dangereuse que je le pensais. «Je vis ici depuis une vingtaine d’années et pourtant, je ne me suis jamais senti si peu sécure. Avant, je croyais que la forêt n’était pas si dangereuse.»

Singes agressifs. Feu. Épidémie.

Je frissonne juste à y penser, mais je me reprends rapidement pour qu’on puisse continuer notre discussion. «Je t’apporte ça de suite! C’est vrai qu’ici il doit faire moins chaud que dans le désert.» Quand j’ai rencontré Naoko dans les montagnes de Seizan, elle m’a dit qu’il faut s’habituer à la chaleur, mais que c’est ce qui nuit le plus à ce qu’ils aient des visiteurs.

Ça et l’abondance de trous et de vers des sables.

Je reviens donc à la grande table avec deux coupelles et une gourde qu’on a conservé dans notre boîte froide. À l’intérieur, une infusion de fruits et de plantes gardée complètement froide, au point qu’elle commence à cristalliser. «Tu peux le savourer tel quel avec les petits morceaux de glace, ou tu peux le laisser fondre quelques minutes, l’infusion redeviendra complètement liquide.»

La magie de la science, sans nul doute. En déposant les coupes, je les cogne légèrement contre le bois, juste pour entendre le son et m’assurer d’une chose toute simple. Ça pourrait ressembler à une coutume, mais ça n’en est pas une. Si vous êtes des Sarugami, sachez que je peux vous pulvériser en un instant, saletés.

Après avoir fait le service et déposé la gourde sur la table, je viens m’asseoir. Le voyage s’est bien passé, c’est rassurant. J’en suis au point où je n’ose plus aller trop loin de la Cîme, de peur d’être attaqué en chemin.

«Ah, j’aurais bien aimé en apprendre plus sur comment ça se passe à Toge depuis mon passage; on s’écrit de temps en temps pour marchander, mais on n’a pas trop eu l’occasion de discuter depuis la dernière fois!» J’embraye tranquillement sur un sujet similaire, disant que «c’est quand même comique; on comptait marchander ensemble certaines plantes de la cîme, et finalement nos deux villages on développé des entreprises communes! Ma famille et moi participons à ce projet, quelques autres Jujoujin aussi; on tente de créer des répulsifs pour Yokai. J’essaie de voir où ça va nous mener.» Mes autres rêves et accomplissement récents doivent être soit cachés, soit révélés avec une certaine mesure. Cependant, ce projet me plaît.

«J’avais abordé ce sujet avec Kirei lors de mon passage dailleurs, je savais que nos villages s’entendaient bien, j’avais hâte de voir notre première collaboration. Je ne regrette pas mon investissement!»

Dit avec tant de distance, d’effacement, je ne peux empêcher mes yeux de s’écarquiller et une main de couvrir ma bouche. On a beau m’offrir le cadeau que j’attendais, un moment m’est nécessaire pour bien comprendre ce que Shizuka vient de me dire.

«Donc, il vous manque trois genin. L’une d’elle est morte à coup sûr après être tombée sur un Oni, c’est ça?» Grosso modo, c’est ce que j’en comprends. «… Et les deux autres, ce sont Kirei et Meiyo.» D’amblée, je pense qu’ils sont partis ensemble. À moins qu’ils soient morts, je ne vois pas d’autre chose.

Quand je suis allé à l’Épine, j’ai longuement discuté avec le Dévot. J’ai bien compris qu’une part de sa dévotion se tournait ailleurs, vers la femme-renarde que j’ai rencontré plus tôt. Celle qui me semblait ne pas être la plus en sécurité; je ne serais pas surpris qu’elle ait décidé de partir pour protéger sa vie, et que son amoureux – même s’il avait tenté de me le cacher – ait forcément suivi.

Je récupère la pilule, «merci beaucoup pour ça, Shizuka. Ça me fait un peu peur de l’admettre, mais je pense que bientôt j’en aurai besoin. Qu’on aura tous besoin de s’armer réellement.» Les mots de l’homme en rouge me reviennent, le monde est en plein changement…

C’est cliché au possible, mais ça m’effraie parce que rien ne me prouve que c’est faux.

«Le Wendigo, les singes, les Oni… ça commence à faire beaucoup. Trop, et surtout trop soudainement, pour que ça soit normal.» Sans parler de ma rencontre avec les Kitsune il y a un temps.

Mon air choqué n’est plus, depuis un moment je suis plutôt pensif. «Ce n’est alors vraiment pas une mauvaise chose, ce projet commun… On travaille sur des répulsifs, si on tombe sur quelque chose de concluant bientôt ça ne se refusera pas… »

Sur une autre note, je lui avoue que «je n’ai pas vraiment entendu parler des Oni, malheureusement. Par contre merci de m’avoir avisé; si j’apprends quoi que ce soit près d’ici les concernant, je te tiendrai au courant. Les choses semblent beaucoup bouger du côté de l’Épine; si on peut aider ou au moins vous trouver des informations capables de vous donner un peu de répit ou des pistes, c’est tant mieux.»

«… Peut-être que je ne devrais pas dire ça.»

Hésitation, mais malgré cela l’aveu suivra. «J’ai rencontré Kirei lors de mon voyage à Toge. À la base, je lui avais mentionner de te proposer un voyage jusqu’ici à la Cîme tous ensemble, avec Chinone qui m’accompagnait déjà.» Jusque là, rien de grave. Normal.

«Il me semblait très gentil, mais pour un dévot tel que lui certaines choses me semblaient étranges. J’ai vite compris que l’une des personnes les plus proches de lui était Meiyo, ce qui se tient. C’est macabre de penser qu’elle aurait vendue quelqu’un de sa propre patrie, mais je l’ai rencontrée aussi. Elle ne me donnait pas d’impression traitre, mais me laissait imaginer que Toge a beau être tolérant envers les Yokai, elle pouvait se sentir quelque peu en danger…»

Ça ne me surprendrait pas qu’elle ait eu envie de partir.

«Mais par rapport à Kirei, ce que j’ai remarqué, c’est que malgré son évident symbol de tsukuyomi au milieu du front, ses quartiers étaient particulièrement sobres. S’il peut porter une marque de son dieu ainsi sur le front, j’ai trouvé bizarre que l’autel religieux se trouvant dans sa chambre ne porte aucun signe distinctif. Au fil de ma discussion, j’ai compris que les croyances traditionnelles ne s’alignaient pas complètement avec celles qu’il est sensé adopter…» Shizuka doit voir où je veux en venir, mais malgré tout je me sens obligé d’ajouter :

«Ce n’est pas ma responsabilité de définir comment pratiquer, mais ça me semblait suspicieux. Seulement… je vois ce que tu insinues. On ne sait plus où donner de la tête, s’il vaut mieux garder sa confiance pour soi ou non.» Il y a des traitres en Jujou aussi. Maintenant que je suis dans la brigade, je les vois bien plus souvent.

«Quoiqu’il en soit, sache que je compte bien tout faire pour que nos deux villages puissent continuer de collaborer. Si jamais ça t’intéresse, je serais prêt à t’échanger quelques produits contre des répulsifs quand j’aurai des résultats profitables.»

On change plus ou moins de sujet, et en avalant une petite gorgée de ma boisson, je lui avoue que «je ne peux pas parler autant que je le voudrais, mais… c’est possible. Pour certains d’entre eux, du moins. Un de mes camarades a été confronté à un Yokai en mission, un Sarugami. Il lui a dit qu’il était différent et a étendu sa bave sur le visage de mon équipier. Certains Yokai parlent notre langue et se montrent pacifiques. Ce que tu espères est possible, je cherche juste toujours à comprendre ce que j’ai vu ce jour-là.»

Car je ne sais pas. Mon expérience personnel avec les Yokai doit rester pour l’instant cachée, mais je peux au moins faire comprendre à Shizuka que je partage d’une certaine façon ce rêve.

… Nous dirons que mes oreilles ont silé.

Mes doutes depuis le début n’étaient pas là pour rien. Je savais que Kirei se débattait pour cacher ses secrets lors de notre discussion, qu’il voulait à tout prix éviter de tremper ses pieds. C’est pour ça qu’on a surtout parlé de moi, de long en large et à même à travers.

Je n’ai pas l’air aussi surpris que je le devrais et je fais signe à mon amie en secouant doucement la main et en me posant un doigt sur les lèvres que c’est bon. Je ne veux pas nous risquer plus que cela, sachant que mon propre secret peut m’amener à être surveillé et évalué. Si j’en sais trop, je deviens un risque et je ne veux pas ça pour elle.

Par amitié. La même qui a fait taire Shizuka sur ce sujet pendant tout ce temps. Le décret de l’empereur ne date pas d’hier, pourtant j’ai le sentiment que c’est la première fois qu’elle se permet d’en parler vu comment elle prend le temps de chercher ses mots. «Je comprends. On a tous des secrets.» Même moi j’en ai; certains sont plus pesants que d’autres.

Mon plus récent – et aussi mon plus ancien – aide à comprendre certaines intentions que Meiyo aurait pu avoir. Je ne peux pas savoir pourquoi elle est partie ni pourquoi elle a fait ça, mais je peux aujourd’hui empathiser sur sa situation. J’ai la même chance qu’elle, à savoir d’être gardé près de mon chef et d’être protégé un minimum. Quant à Kirei, ça explique pourquoi Chinone m’avait averti… Sur notre chemin du retour, elle m’avait dit que c’était un homme dangereux, et de faire attention.

«Est-ce que tu m’autorises à en parler à Chinone? Elle pourrait sûrement t’aider plus que moi, ou au moins te donner un avis éclairé sur ce que tu peux faire de la situation.» C’est une femme de bon conseil, son expérience sait mieux parler que la majorité de la population d’Onogoro.

Finalement, je parle d’autre chose et lui explique ce qui s’est passé avec Mû, avouant que «oui, c’est ce que je cherche à comprendre. En quoi mon ami était différent et aussi pourquoi on lui a étendu de la bave sur le visage.» J’ai essayé de fouiller un peu, d’en savoir un peu plus mais Jujou est surtout un village savant en médecine, pas en folklore ou en yokai.

«L’ennui, c’est que je ne sais pas où chercher, et encore moins ce que je cherche exactement. Après coup quand je l’ai revu, je lui ai demandé s’il se sentait différent de d’habitude; il m’a répondu pas vraiment. Ça m’inquiète, si c’est une façon inconnue de faire du marquage pour le retrouver, sachant que les Sarugami sont capables de se transformer en objets ils pourraient bien infiltrer Jujou et tenter de venir le chercher…» C’est farfelu, tiré par les cheveux, mais…

Quand on s’est mangé un coup de poing en plein ventre par une cuillère, est-ce si farfelu?

«Je ne saurais dire…» Sincèrement, qu’est-ce que je pourrais faire si j’étais dans cette situation? Si mes amis étaient traîtres – et en plus en bons termes avec le chef de mon village – comment pourrais-je m’arranger pour que ça ne touche pas ma propre réputation? Comment navigue-t-on en pleine nuit à la lumière d’une torche quand l’eau est trouble et nappée d’huile à la fois?

Je regarde au fond de ma tasse, le menton posé dans le creux d’une main et mon bras accoudé contre la table. «… Je crois que je ne dirais rien à personne, à part à l’Ombre de Toge lui-même. Qu’il soit au courant de tes suspicions et puisse réfléchir là-dessus lui-même.» Daichi est certes peu âgé, il n’en reste pas moins Kage; ce genre d’affaire est sa responsabilité et il est mieux pour Shizuka de parler maintenant, car «tu ne veux pas que ça se sache et qu’on découvre que tu n’aies rien dit avant.» Plus l’attente est longue, plus la punition sera élevée.

Ce n’est pas moi qui irais la dénoncer, j’ai été dans cette situation moi-même. La solution facile a été de tout dire, de ne rien cacher et de rester transparent par la suite. Bien sûr que je sais garder des secrets, c’est ce que je suis maintenant obligé de faire tous les jours.

«Si tu as une idée de ce que ça peut être, je t’écoute. Si leur but n’est pas de poursuivre Mû, alors je me dis qu’il s’agit d’un rituel, ou quelque chose de similaire.» Certains yokai font ça; ce n’est pas comme si ça m’était arrivé ou quelque chose du genre, voyons…

«Tant qu’ils n’ont pas comme idée d’infiltrer Jujou, je crois qu’il n’y a pas à s’en faire. Je t’écoute et je te promets que ça ne sort pas d’ici.» Si au moins je peux m’assurer de la sécurité de Mû, c’est suffisant. Shizuka pourra peut-être me donner une idée d’à quoi m’attendre, de quoi faire pour le surveiller.

Cette réserve de sa part, je ne peux l’expliquer. Tout ce que je peux imaginer, c’est que Shizuka veut à tout prix éviter de vendre ses amis soit par extrême loyauté, soit par peur de ruiner sa propre réputation en montrant une certaine mauvaise foi. Dans les deux cas, ce n’est pas à moi de le découvrir. Le plus et le mieux que je puisse faire, c’est l’avertir malgré tout : «garder les risques à un minimum est toujours mieux. Avertir Daichi est un risque immédiat, ne rien dire est un risque pour plus tard. On peut assumer des choses sur toi si tu parles, mais on ne pourra retenir ton silence contre toi si ça vient à se savoir.» Malheureusement, il m’est impossible de prévoir – même de m’imaginer – ce qu’il adviendrait de sa propre réputation.

Autrement… ce que j’entends ensuite me surprends, mais je n’y réagis pas particulièrement mal; c’est peut-être suspect, mais était déjà quelque part dans le fond de mon esprit que cette option était possible. En tout cas, je cesse toute mollesse dans l’instant, me montrant particulièrement intrigué. «Un peu comme le Kage des montagnes, j’en comprends!» J’essaie de ne pas partir sur le processus exact amenant à ce pacte, comprennant très bien ce que signifie le mot déjection. «Dans ce cas je crois que c’est ça; lors de notre rencontre avec les sarugami, Mû était le seul à réellement s’abstenir de riposter et de les attaquer. Tu penses que ça voudrait dire qu’il est reconnu par eux comme étant "non-hostile", donc?»

Ça s’explique même plutôt bien, pour tout dire. Mes coudes sur la table et mes mains liées, mes index tapent doucement l’un contre l’autre pendant que je repense à cet affrontement. C’était assez bref, certes, mais «…je ne crois pas qu’ils étaient eux-mêmes particulièrement hostiles envers nous. En fait, je pense plutôt qu’ils ont approché notre campement par curiosité ou pour voler des provisions. C’est moi qui était de garde, et je n’ai rien vu ou ressenti avant qu’ils ne soient déjà près des autres et de notre feu… Leur but était plutôt de nous éviter, c’est parce que Mû était réveillé qu’on s’est rendu compte de leur présence.»

… Ça doit être ça. Je ne saurais autrement expliquer en quoi Mû était "différent". «Tous les yokai n’agissent pas de la même façon, ça je me doute bien. Je me dis que certaines espèces sont plus à l’aise avec nous que d’autres, voire que certaines sont même prêtes à collaborer avec nous. Peut-être que les Sarugami ne sont pas si brutaux que je l’imaginais…»

La vérité se montre toute aussi infâme que malheureuse. C’est en pinçant nerveusement le bout d’un de mes ongles que j’en viens à cracher quelques mots : «je t’avoue, je ne connais plus d’endroit où quiconque serait entièrement en sécurité. Même ici… c’est devenu compliqué. On a beau ne pas être particulièrement à risque, je me sens comme s’il peut se passer quelque chose à n’importe quel moment.» Comme si les villages – pas seulement jujou – n’ont pas toutes les cartes en main et ne peuvent plus faire preuve d’initiative.

Mon exemple le plus flagrant s’avère être Meiyo.

«Juste à Toge, Meiyo m’avait dit qu’elle ne se sentait pas particulièrement à l’aise vu son état. J’ai passé un beau moment à Seizan, mais ce n’est plus la montagne que j’ai connue. Ici, il y a les singes, le feu dans la forêt de l’étrange…» Rien ne semble aller. Je comprends comment se sent Shizuka, et ce même si elle ne m’a jamais semblée du genre à tant s’alarmer.

En tout cas, mes impressions sur le cas de mon collègue jujoujin semblent bonnes, c’est déjà bien. C’est en fait la dernière page qu’il me reste à tourner sur l’histoire de cette mission. Au mot cohabiter, je souris et je hoche la tête. Quelque chose dans ma tête se met à rire avec une joie certaine.

Certains d’entre eux cohabitent de manières différentes des autres.

«C’est rassurant de savoir que le bureau d’étude se penche sur la question, et non pas sur une question de comment éliminer les yokai ou les asservir. Certes certaines espèces sont plus dangereuses, mais elles ne le sont pas toutes. Je fais avec, mais savoir qu’à certains endroits ils sont systématiquement considérés comme un danger me désole.»

Ce ne sont pas des mots communs, je le sais bien. Peut-être que ça trahit un tantinet quel genre d’éducation j’ai reçue, mais je ne me prive pas de l’admettre. Je voudrais vraiment être utopiste, mais je n’y arrive pas. «Je n’arrive pas à m’imaginer un monde où tous sont en sécurité, humains ou non, même si je le veux. J’aime me dire qu’il y a du bien en chacun, mais ça serait hypocrite de me croire moi-même entièrement bon et vertueux. En tant qu’humains, individuellement nous sommes tous si différents que j’ai l’impression qu’il n’y a jamais une seule bonne direction à prendre et qu’on peut se montrer plus hostiles – ou variables – que les yokai.»

Pas tout le monde est en position de choisir le bien, même s’ils le voudraient.

… Visiblement, quelque chose cloche.

Un instant de silence se force une fois notre conversation finie. J’ai bien vu sur le visage de mon amie que mes propos ne sont pas bien passés. Mollement, je hoche la tête et dépose ma tasse sur la table. Plusieurs questions seraient à poser, et je peine à imaginer les réponses. Ça m’inquiète; Shizuka n’est plus comme elle était avant et tout ce qui émane d’elle me semble rude, paniqué.

Désespéré.

C’est pour ça que je prends autant de temps avant de reprendre la discussion; je la laisse seule avec son ressentiment pour mieux en voir la forme, pendant que je fais mine de réfléchir. «…»

En même temps, de la culpabilité; l’impression d’avoir été un mauvais hôte et d’avoir tout bonnement brisé sa bonne humeur. Je préfère donc lui demander moi-même, ne pas tourner autour du pot et surtout ne pas laisser se cultiver l’amertume.

«… J’ai l’impression d’avoir dit quelque chose de déplaisant ou de blessant.» Pourtant, j’ai été sincère; d’abord, je ne crois pas plus qu’il le faut en la religion malgré l’effet rassembleur qu’elle a souvent. Je crois que l’être humain est foncièrement bon, mais que le monde ne sera jamais parfaitement sécure. Au fond, j’ai peut-être été plus déprimant que déplaisant?

Suite à ça, je n’ai qu’une question.

Je cherche le regard de Shizuka, qu’on puisse se regarder dans le blanc des yeux. Je ne veux pas d’un mensonge – qu’il soit pour moi ou pour elle-même. «J’ai une question pour toi. Ça peut sembler bizarre, mais…» Réponds franchement, s’il te plait.

«…Est-ce que ça va?» Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que personne n’a posé cette question depuis longtemps. Elle semble anxieuse et incertaine, tout ce qu’elle n’était pas quand elle est entrée dans ma demeure. Comme si elle avait pensé à enlever son masque et qu’au même moment elle a paniqué.

Elle rit, mais ça va mal. Elle souffre. Pourtant, elle est entrée ici en souriant. Quoi dire, quoi répondre? Je m’en mords les lèvres, cherchant surtout quoi ne pas dire. Ce désespoir que j’ai cru remarquer est bien présent; Shizuka ne sait plus où elle va, son monde est à l’envers.

Pourtant, sans avoir eu l’opportunité de marcher dans son ombre ou de suivre exactement le même chemin, j’ai l’intime conviction que je comprends. Je le vois. «Tu te sens trahie… abandonnée.» Et au fond, c’est ce qui est réellement blessant.

Cette peur de la mort et de la souffrance n’est pas réelle. La peur réelle, c’est celle d’être seule au moment d’affronter la souffrance et la mort. De n’avoir personne pour nous épauler, ni même à épauler en retour. La vraie Shizuka vit seule dans un coin de son esprit, cachée et esseulée. Tout ce qu’elle connaît lui est insipide. Stérile.

Et ce n’est que lorsqu’elle croit avoir enfin trouvé quelque chose de vrai, de valable et d’organique, que ce quelque chose s’envole. Disparaît. La laisse sur sa faim. La blesse au plus profond.

J’ai passé mes plus jeunes années à rêver, à espérer et à cultiver ma part d’optimisme. Je peux la partager avec elle, si tel est son désir, mais je suis certain que ça ne ferait que la bercer d’illusions. Je ne lui souhaite pas d’être couvée encore un temps pour être poignardée plus tard. Au lieu de ça, je préfère lui faire une promesse. Autre le fait que tout ce qui a été dit ne quittera jamais ces lieux – ce qui a déjà été éclairci et qui pour moi reste évident –, tout ce que je peux lui offrir comme certitude est que «tu te bats pour toi-même, Shizuka. Il n’y a pas d’autre absolue certitude; tu peux protéger les tiens seulement si tu t’en sais capable. Tu es ta propre valeur sure; cherche ceux qui veulent tout autant que toi vivre loin de la mort et de la souffrance, et protège-les sans rien attendre en retour.» Compter uniquement sur soi-même est égoïste et dangereux; c’est ainsi que Chinone vivait. Compter uniquement sur les autres, c’est demander à être trahi. Pareillement, avoir des attentes c’est demander à ce qu’elles se retournent contre nous.

C’est en reconnaissant sa propre valeur et en acceptant d’aider les autres qu’on crée des liens allant au-dela de la souffrance et de la mort… car ceux qui ont besoin de nous, ceux qui nous choississent vraiment, seront là pour donner tout ce qu’ils ont – tout ce qu’ils sont – pour nous venir en aide.

C’est pour ça que je lui ai dit de tout avouer à son Kage : «il n’existe pas d’endroit imperméable à la mort, mais si tu cherches un endroit fait pour combattre elle et la souffrance, tu dois le créer. C’est ce que je fais moi-même; je ne suis pas infaillible, mais en tant qu’amie, sache que je me lève le matin pour savoir que tu as bien dormi.» Je suis plus qu’un discours rassurant; je suis un refuge. J’accepte ceux qui ont besoin d’un endroit où rester.

Je n’ai pas à être remercié, pourtant. C’était naturel et nécessaire, même si on s’avoue que mes propos ne sont pas les plus clairs; je sais qu’en temps et lieu, Shizuka saura comprendre leur signification entière, ou même leur donner un sens plus adapté pour elle.

C’est la magie de l’être humain; aucun ne fonctionne exactement de la même manière, même si en groupe ils se ressemblent souvent. «Oh tu sais, même moi parfois je ne me comprends pas!» J’en ris cependant, me disant que soit je suis sage, soit je suis sénile avant l’âge. Dans les deux cas, j’ai l’impression d’être une vieille âme même si pour moi ces concepts sont communs, ordinaires.

«Ça me fait plaisir d’entendre ça; tu avais besoin d’être écoutée et de vider un peu ton sac, je suis content qu’on ait pu discuter comme ça.» Rien ne vaut la reconnaissance d’une amie; j’espère seulement que Shizuka pourra partir d’ici revigorée et plus en confiance puisqu’il ne faut pas nécessairement être en totale sécurité pour être sans peur.

«Il y a beaucoup de personnes comme moi, c’est juste qu’on ne les remarque pas tout le temps. Tout le monde a ses secrets et ses petites bêtes, même toi et moi; ce n’est pas ça qui nous empêche d’être de bonnes personnes.» Car oui, je crois Shizuka foncièrement gentille, au même titre que moi. Elle a sans doute ses secrets, une part sombre qu’elle ne peut avouer à tous – ça explique bien ses peurs et ses inquiétudes –, mais si elle ne cherche pas à causer du tort à tout onogoro, alors elle n’est pas méchante.

On vit dans un monde qui ne se ressemble pas d’une paire d’yeux à l’autre; le monde en apparence n’est pas fait pour elle, mais sous la surface il y a bien plus de gens partageant ses buts, ses ambitions et ses objectifs qu’elle ne se l’imagine, qu’importe ce qu’ils sont. En tout cas, même s’il se passe beaucoup d’évènements mystérieux et que tout semble ne pas être à sa place, je suis certain que Shizuka arrivera à se trouver un endroit pour elle et des gens avec qui partager cette attention que je lui ai offerte aujourd’hui, à son tour et à sa façon.

Affronter l'invisible est bien souvent plus effrayant qu'affronter le pire des monstres; si Shizuka n'est pas la plus à l'aise avec les sentiments et les émotions, il y aura toujours quelqu'un pour l'aider et la guider à travers ce vaste océan. Inversement, elle sait aider ceux qui ne peuvent traverser la forêt par eux-mêmes; c'est pour ça qu'il faut faire front commun. D'un point de vue certes un peu fleur bleue, c'est ce genre d'entraide qui rend la vie ... vivable, plaisante, et d'un point de vue plus pragmatique, c'est ainsi qu'on réussit à survivre.

Cette discussion se tisse d'une manière bien particulière et me fait finalement penser au fait que Shizuka ressemble beaucoup à ma partenaire. C'est comme si elle vivait divisée en deux, agissant machinalement pour protéger l'humain qui se cache au fond.

Et moi-même, j'ai déjà laissé la machine parler à la place de l'humain, pour réussir à continuer à vivre par moi-même, ne pas dépendre d'un autre. Il m'est arrivé, une seule et unique fois, d'avoir abandonné mes sentiments.

Aujourd'hui encore, ça me tiraille.

«Ça m'arrive aussi, des fois. Je me dis que je préférerais affronter des monstres et des fantômes plutôt que de vivre certaines de mes émotions.»

... Et il m'arrive de me dire que j'ai tiré un trait sur une partie de mon bonheur pour ne pas avoir à céder aux sentiments que j'ai éprouvé. Que j'éprouve encore.

Que je n'éprouve plus sitôt que d'autres viennent me bercer. «Je t'avoue, il y a quelque chose qui me pèse depuis un moment. Je n'en parle pas à mes amis d'ici ou à mes collègues, car c'est... compliqué.»

Je devrais surtout dire que ça causerait des problèmes à travers une partie de nos rangs et que je ne veux pas devenir un élément perturbateur. «J'ai... retrouvé quelqu'un à qui je tiens beaucoup. Le problème, c'est que ça arrive un peu tard, sitôt que j'ai rencontré quelqu'un d'autre.»

C'est... embarrassant, pour ainsi dire. Bien sûr c’est encore plus compliqué que ça, mais on commence par le commencement, sinon on se perd très rapidement.