Quelques mots simples. «Viens, on va mettre quelque chose sur ton poignet.» Quelque chose qui la sortit rapidement de sa torpeur. Tout bonnement, la suite se fit d’elle-même. On convient de quitter pour l’instant les lieux, de laisser derrière nous cette ambiance quelque peu tendue.

Cette décision que nous avons prise ne passera pas pour certains, et ce n’est pas le moment de combattre cette toxicité… surtout pas quand nous sommes tous deux à fleur de peau. Le venin coulerait de nos langues, plus épais que notre salive et aussi bien que notre indignation.

Où va-t-on?

À cette même table, encore une fois. Je m’y asseois pour la troisième fois. La première, c’était pour expliquer la réalité de ma situation et discuter de nos objectifs. Je suis dans la brigade aujourd’hui, tout s’est réalisé.

La seconde, c’était pour parler de mes responsabilités par rapport aux deux jeunes pousses de notre équipe. Je n’ai pas encore eu l’opportunité de m’y mettre, mais l’aboutissement de notre rencontre était la preuve de ma fatique psychologique. Encore, le problème s’est tassé. Ça s’est réglé. Simplement, on ne sait jamais comment ça se fera, mais ça se fera.

Cette fois, nous aurons à discuter de cette nouvelle position dans laquelle nous sommes tous deux. Je ne sais pas comment ça se passera, mais j’imagine déjà les aboutissements et je sais que ce qui se dit implicitement autour de cette table finit résolu.

Rares sont les occasions où je demande un type d’alcool précis. Je m’y connais un peu, mais comme je ne bois pas… ça surprend. «Vous avez une bouteille de Nigori, Junmai?»

Je veux quelque chose de brut, qui n’est coupé avec rien. Quelque chose de pur, qui n’a pas été filtré. Cette conversation aura les mêmes accents. Elle sera trouble, mais sans superflu. Elle sera essentielle, pure et véridique. «Pour nous deux, oui. La bouteille entière, s’il vous plaît.»

J’attends que le serveur parte; je ne le veux pas dans mes affaires. Le moment est trop important pour ça. Je commence d’abord par dire à Chinone, en tant que nouvelle sœur, que «c’est mieux ici, je ne voulais pas risqué d’être importuné ou d’être questionné. Cette conversation est importante pour moi, et dans notre état je n’aurais pas su gérer si quelqu’un était venu.»

J’opine sombrement de la tête. C’est pour le mieux, car croiser mon père maintenant serait regrettable… pour lui plus que pour moi. Je ne saurais pas me contrôler, la journée ayant été particulièrement pesante et la soirée… mouvementée. Et si je bois trop, je n’aurai pas la clarté d’esprit pour m’empêcher de commettre quelque chose qui peut vite être irréparable.

Nous dansons tous deux avec une colère sourde, et ça se voit très bien que nous sommes au bout du rouleau. Je ne peux m’imaginer ce qui l’a amené à ma porte et l’a poussé à vider son sac, mais il était grand temps pour nous de se voir… faute d’une meilleure image, nus.

Je ne parle pas du corps. Chinone n’exhibe d’ordinaire pas ses émotions de la porte, et elle ne pose jamais de questions. Pareillement, je n’exhibe jamais autant de sérieux, et je n’ai pas l’habitude d’être celui qui répond. Je fais part de mes inquiétudes, et Chinone trouve des réponses.

Ce soir, c’est l’inverse. «Je le suis encore.» Les coins de mes lèvres se retroussent sans aucune malice. Juste à être sorti de chez moi, je suis plus détendu. L’odeur de la fumée des autres clients est cent fois plus agréable que les encens que ma mère et moi collectionnons, du moins aujourd’hui.

Aujourd’hui, tout est sale et sombre et précipité et à la limite du raisonnable. Par contre, je me sens vivant.

«Je choisis de t’accueillir chez moi comme une sœur parce que je veux absolument t’avoir à mes côtés. De ta façon de parler, je devrais dire "je ne peux plus me voir sans toi". Je ne suis pas perdu, mais tu comptes pour moi. Beaucoup plus que tu ne l’imagines.»

C’est ce qu’il en est. J’ose aussi parler pour elle; «j’ai l’impression que d’une certaine façon, c’est la même chose pour toi. Quand tu me dis que c’est ma faute, j’entends que je compte à tes yeux et que ça te pousse à changer. Que je te fais ressentir un besoin d’être appréciée et d’appartenir à quelque chose de concret. Comme si tu cherches un nom.»

J’ai un nom. C’est la seule chose que j’ai, et si le partager assure notre complicité, ça me fait plaisir.

«Quand je te l’ai proposé, ça m’a frappé tout de suite après. Ce qui manque à ma famille, c’est une preuve qu’elle n’est pas au point mort, qu’il y a encore quelqu’un pour la protéger. Jusqu’à ma… visite surprise… » la langue m’a piqué.

«… je n’existais pas vraiment. Maintenant, je suis forcé d’exister pour ma famille. Je ne veux pas faire ça seul et je suis persuadé qu’à part mon père les Yamanaka t’accueilleraient à bras ouverts. Tu es la première personne à m’avoir regardé dans les yeux et à avoir dit "je crois en toi, je vois ton potentiel". À m’encourager.» … À part Himitsu. Sans dire qu’il ne compte pas, je l’ai eu avec moi toute ma vie et même s’il compte beaucoup, il est déjà près de moi.

Le bien que tu m’as fait est grand. J’essaie de trouver comment réciproquer.

Ne te force plus à souffrir seule, que je cesse moi-même de me faire violence. Partage ce que tu es, trouvons-nous maintenant une cause commune pour laquelle lutter, que l’on sache finalement où nous allons.

Il est impossible d’avoir à chaque fois raison, ni même à jamais.

Parfois, on se trompe. Parfois, sur nous-même. Pourtant, on ne se ment pas toujours.

Une machine qui est arrivée jusque là sans jamais avoir une idée de quelle direction prendre. Personne d’autre que moi ne comprends la force de ses actes et de ses convictions, et même pas Ao Yamanaka – d’hier, d’aujourd’hui et probablement demain – ne peut s’imaginer la puissance de Chinone.

Elle a toujours agi froidement, sans motivation, sans désir. Ses mains sont gelées et ont encore tant de poigne. Je ne peux même pas essayer de penser à tout ce qu’une femme comme elle pourrait faire si une flamme venait à l’animer.

Ma curiosité morbide m’empêche d’accepter que ça n’arrive pas. Qu’on ne la voit pas.

J’offre l’étincelle. Le feu fait mal, le feu consume, mais si un jour elle réussit à accepter le torrent de lave qui peut passer entre ses veines, plus épais que du venin, je ne doute pas que le monde lui appartiendra.

Et je n’aurai aucun regret. «… Peut-être. Je ne sais peut-être pas ce que je dis. Je le dirai quand même, je n’ai pas peur de t’accueillir et de te donner une main à tenir.»

Je ne deviendrai jamais comme toi, même si je le veux. Nous buvons la même chose, marchons dans les mêmes rues, mais pas de la même façon. Mes pas sont légers, je les aligne comme si j’en avais une infinité. Les tiens sont lourds, tu comptes par instinct chacun d’eux. On marche en ligne droite, mais les traces derrière nous ne le sont pas.

Pas étonnant que nous soyons tous deux perdus!

J’ignore ce qui se trouve derrière moi, ne marchant que pour atteindre ce qu’il y a devant. Tu ne regardes pas ce qu’il peut y avoir devant toi, mais tu refuses que tes sillons d’antan n’aient servis à rien. Je regarde devant, tu regardes derrière.

Et nous avons changé de chemin. Je peux voir où tu vas, tu peux comprendre mieux que moi où j’étais. Je peux te montrer où aller, et tu sais comment t’y rendre; les idéaux et l’expérience font que nous ne pouvons plus nous perdre.

… Si tu prends ma main.

«Je veux beaucoup de choses. J’ai beaucoup d’ambitions, mais sans bon conseils je ne sais pas les réaliser. Je ne sais pas comment les atteindre, mais toi tu le sais. Tu sais d’où tu viens, comment avancer comme il le faut.» Vois-tu où je veux en venir?

«Je suis capable de partager avec toi ce que j’ai déjà, car tu sais ce que je ne veux pas devenir. Tu sais comment faire pour que je ne devienne pas comme toi, je suis capable de te dire ce que je ne veux pas devenir, et je suis prêt à me donner en entier pour qu’à travers tout ce que j’ai, tu sois là.»

Nous repartirons donc, quoiqu’il arrive, sur le même chemin. De cela, nous en sommes certains.

Nous avons finalement cause commune, une cause que je n’arrive pas encore à discerner comme je le voudrais; elle, par contre, le peut. "Tu as peut-être trouvé la réponse à toutes tes questions, finalement. En prenant les rênes de ton clan, tu gagnes des droits et des devoirs. Chinone a le droit d’exister parmi les tiens, si tu le dis. Elle ne croit pas en ta famille, elle croit en toi."

Je ne laisse pas de temps aux autres questions, j’accroche mon coeur au sien et je l’emmenerai avec moi dans ma course. Nous nous suivrons jusqu’à ce que nos sens nous criant que ce n’est pas la bonne direction finissent par disparaître.

Car ils disparaîtront. Nous, jamais.

«On a tout notre temps, de toute façon. Il faut toujours prendre le temps de bien faire les choses!» C’est une leçon que Chinone elle-même m’a apprise; en mission comme dans la vie, rien n’est plus vrai. Il faut savoir se montrer patient, sinon on se précipite et on fait des erreurs. Dans la vie, on patiente pour que notre investissement finisse par valoir plus que son prix de départ.

Je n’aime pas voir Chinone comme un investissement.

Car pour moi, elle n’a pas de prix.

«Ma seule question, c’est qu’est-ce qui t’arrange le mieux; veux-tu emménager ou conserver ton logis actuel? Ce n’est pas l’espace qui manque, si ça t’inquiète.» Au contraire, le domaine est plutôt vide depuis la visite des renards, et l’une des chambres d’Himitsu – oui, il en avait plusieurs – est même déjà vide. "Tu dis ça, mais c’est ton père qui m’a donné toute cette place. La grande chambre me suffisait!"

Je gratte l’arrière de ma tête en riant quelque peu nerveusement; «je sais que ce n’est pas l’idéal ce soir» considérant ce qui s’est passé quelques heures plus tôt, «mais dans les prochains jours ça se ferait bien.»

Pour ce soir cependant, ça ne serait qu’attiser les flammes et attirer la foudre pour peu. Puis, même moi je ne voudrais pas y retourner en ce moment, au vu de l’ambiance.

J’aurais bien répondu qu’on ne sait jamais, pourtant… Non. Avec Chinone, on ne sait rien ou on sait tout; son poignet enveloppé d’un bandage est un message assez clair pour dire que je comprends tout. Ma question était là pour m’assurer que les plans n’ont pas changé, à dire vrai.

Je me doute que les appartements de Chinone ne sont que de fonction, mais c’est important pour moi que ça soit dit, qu’on soit sur la même longueur d’onde maintenant pour mieux le rester. Je l’entends, mes doigts poussent ma coupe jusqu’à la sienne pour qu’elles se cognent.

Je veux trinquer à ce moment; le premier moment où la Froideur Écarlate de la Cîme s’avoue vouloir quelque chose. Elle semble honteuse, mais elle n’a pas à l’être; j’ai fait pareil il y a quelques temps en voulant moi aussi entrer dans son univers.

Si je suis dans la brigade aujourd’hui, c’est tant parce que je le voulais qu’elle l’a voulu. Sans dire que je suis spécial, Chinone a vu ce que j’avais à offrir et m’a référé. De la même manière, je vois très distinctement ce que Chinone a à offrir et c’est pour ça qu’à partir d’aujourd’hui elle fait partie de mon univers.

D’une traite, c’est passé.

«J’ai bien compris; je n’ai pas la foi de gérer aujourd’hui. C’est comme si je suis le parent et qu’il est l’enfant…» Purement et simplement. Quand la poussière sera redescendue, j’y retournerai et ferai les choses bien. Il me faut simplement récupérer assez de forces pour ça, et les derniers jours se sont montrés un peu trop éprouvants.

«D’accord, on fait comme ça; demain ce sera déjà plus gérable à la maison. Pour ce soir, j’emprunterai ton canapé!» Pour cette nuit, je refuse d’y penser davantage; je serai là où on veut certainement de moi, où je pourrai me sentir un tant soit peu en paix.

On finit donc par quitter; la personne qui nous servait semble étonnée, d’habitude cette table ne se libère jamais si rapidement. C’est comme s’il y avait quelque chose de différent, mais qu’il est difficile de mettre le doigt dessus…

Pour tout dire, même moi je ne saurais réaliser l’ampleur de ce changement.