Le papier s’aligne sur le nouveau bois, le bureau se retrouve lentement de plus en plus occupé. Cette rencontre avec Ruka a soulevé trop de questions, trop de manquements à mon arsenal et mes connaissances pour que je puisse repousser mes apprentissages.

L’art des sceaux. Je n’ai jamais eu besoin de ce genre de capacités, je n’ai jamais pensé que ça pourrait un jour m’être nécessaire… mais je n’ai pas pensé que j’aurais pu rejoindre la brigade si tôt, que je pourrais être à ce point utile.

Et maintenant que j’y suis, je me rends compte de mes lacunes; sans m’être vanté, j’ai toujours trouvé que j’étais doué dans ce que je faisais, que j’en savais beaucoup. Sans le savoir, Ruka m’a prouvé le contraire et m’a en même temps donné une bonne raison de découvrir autre chose.

J’ai passé une partie de la journée à meubler cette nouvelle pièce pour que je puisse à la fois y travailler et y reccueillir mes apprentissages, mais aussi conserver mes lectures, avoir un coin détente pour prendre le thé avec ceux qui viendraient ou même m’installer seul pour me reposer, voire où je pourrais prendre une bouffée d’air à la fenêtre en lisant quelques rapports.

Puis, pour tout dire… je l’attends. Je l’attends en espérant que cette attention ait su parler plus fortement que moi-même lorsque l’on discutait la veille. En même temps, j’essaie d’oublier de la tendre, de comprendre le fonctionnement des sceaux simples en lisant un ouvrage assez ancien pour être divertissant.

La lecture moderne n’est pas toujours la plus captivante, et quand on tente d’apprendre on se rend vite compte que les documents nouveaux sont souvent trop exhaustifs pour commencer du bon pied. Il me faut y aller en simplicité et m’imprégner de cette science ancienne.

«…»

… Je n’arrive à rien.

La soirée d’hier ne laisse à mon esprit aucun repos, et je ne peux m’empêcher de croire que j’ai fait une erreur, que je suis peut-être allé trop vite en me laissant emporter. La confiance d’assumer ce que j’ai dit et ce que je pensais devant lui ne tient pas avec beaucoup de force en ce moment. L’hésitation.

Oser y retourner et cogner à la porte de son bureau serait sans doute trop, je ne peux pas me permettre de le déranger comme ça. Attendre ici qu’il vienne peut-être, c’est courir la chance que lui-même soit en train de m’attendre.

Je continue d’essayer, je relis les mêmes paragraphes pour essayer de comprendre même un seul mot, mais rien ne veut rentrer. Le temps passe, je ne le vois même pas, et il finit par faire moins clair dans mon nouveau bureau.

"Lève les yeux, ton prince charmant est arrivé!”"

Ça commençait à rentrer, j’arrivais finalement à faire sens de ces étranges notions d’introduction avant qu’on vienne finalement toquer. Je lève vite la tête pour regarder à la porte; les dernières lumières de la soirée, sa voix et l’introduction soudaine de cet esprit moqueur m’ont donné bien assez d’indices pour que je puisse savoir qui c’était.

Ça me rend un peu nerveux, mais aussi terriblement content, de le voir ici. Toutes mes questions hypothétiques et tous mes argumentaires intérieurs sur ce que je devais faire ou non sont partis en un instant. «Bonsoir Kenichi!» Je dépose à la hâte le rouleau que j’avais sur la petite table de mon coin de détente et je me lève pour aller allumer le peu de lumières que j’ai. Moult chandelles et lampes; je fais avec les moyens du bord.

Et juste comme ça, ma journée est entièrement refaite.

«Non non tu peux entrer, je lisais juste deux-trois petites choses! J’ai un peu perdu la notion du temps.» Je mens sans même y penser à deux fois; je sais très bien quelle heure il est, simplement je ne peux pas l’avouer. S’il vient à me demander pourquoi, je ne peux pas lui expliquer que j’essayais de passer le temps en l’attendant, en espérant qu’il me trouve ici ou qu’il soit assez tard pour avoir une bonne excuse d’aller moi-même à sa rencontre.

«Est-ce qu’on t’a donné le repas que j’ai emmené à l’hôpital cet avant-midi? On avait quelques restants à la maison et je voulais m’assurer que tu aies quelque chose de bon à manger, que tu puisses travailler tranquillement.»

J’espère vraiment qu’on lui a remis et qu’il a aimé ça, mais je ne peux pas savoir si c’était le cas ou non; ce que je lui ai remis hier avait plu, au moins. Ça me surprendrait que l’accueil ait oublié de lui remettre le repas que j’ai apporté, mais sachant qui travaillait à l’avant aujourd’hui…

«Sinon, ça va bien? Passé une bonne journée?» Je lui fais signe d’entrer en pointant mon coin du bout de mon menton, alors que je finis de m’occuper de mes bougies. S’il le souhaite, il peut s’installer à la petite table et se prendre un coussin, tirer une chaise du bureau ou s’évacher sur le canapé.

Il est hors de question de lui mentir. Bien sûr, admettre à toutes mes raisons serait possible, mais… je n’ose pas. Certaines choses doivent pour lui être gardées secrètes, sans doute par peur que je le juge ou peut-être par orgueil, mais dans mon cas c’est indéniablement parce que j’aurais l’air niais. Fleur bleue, même.

«Je voulais vraiment te les offrir, histoire d’égayer un peu ta journée de travail et que tu ne restes pas l’estomac vide.» Pour tout dire, j’ai comme doute que si je n’avais pas amené de quoi manger, il aurait fait la même chose qu’hier.

En continuant d’allumer mes bougies, j’écoute et je prends mentalement note. «Oh, je vois! Est-ce que tu t’occupes souvent des opérations, ou plutôt des cas simples et des suivis? De ce que j’ai compris hier j’imagine que tu fais un peu de tout, mais je reste curieux de savoir quelle partie de tes tâches t’intéresse le plus.» Kenichi est practitien depuis longtemps, je ne doute pas qu’il ait tout vu au moins une fois; il doit forcément y avoir des interventions qui le tiennent plus captivé que d’autres.

Un instant avant de venir m’installer dans une des petites chaises, je bouge et recentre quelques chandelles sur mon bureau et range la majorité des documents que je n’ai pas encore eu la chance de feuilleter sur l’emploi des sceaux.

J’ai laissé trainer l’ouvrage de tout à l’heure, mais je n’ai pas le coeur de le ranger puisqu’il me faudra éventuellement le finir. Puis, ce serait mentir de dire que les pages de ce parchemin obtiennent plus qu’une once de mon attention en ce moment.

«Pour moi aussi c’était assez tranquille; j’ai mis la journée à organiser mon bureau; comme je prévois surtout faire de la recherche ou de la lecture de documents et de rapport, j’ai essayé de faire quelques places intéressantes. Je me suis fait un coin détente avec des coussins au bord de la fenêtre puis j’ai installé table – chaises – canapé pour mieux travailler et pour recevoir. J’ai mis beaucoup de temps parce que j’ai pas l’habitude de meubler comme ça... Tu en penses quoi? Ça te semble assez confortable?»

Certes, de la petite parlotte de fin de journée, mais son opinion me ferait bien plaisir. Un avis m’aiderait à mieux arranger mon espace. Aussi, bon, j’espérais vraiment avoir le plaisir de sa compagnie. D’une certaine façon, je me sens comme si je dois me rattraper pour hier soir sans rembarquer sur le sujet… j’ai bien aimé notre moment d’hier, mais j’ai vraiment l’impression qu’il me faut faire des efforts pour repartir du bon pied.

Donc mon nouveau partenaire de travail est plutôt prisé dans le milieu; je ne m’en étonne pas, mais il me semble bien plus expérimenté que je ne l’imaginais la dernière fois. Membre d’une illustre famille de savant médecins, nul doute qu’il doit posséder moult secrets et une façon bien à lui d’accomplir son travail.

C’est peut-être ma propre formation ou mes propres méthodes qui parlent, mais je ne révèle jamais toutes mes connaissances. Les autres détestent ça, on me dit souvent que mes talents me servent simplement à mieux mentir mais sans plus.

«Donc maintenant on te considère plus comme un chirurgien qu’un clinitien, si j’ai bien compris. Ça m’a lair très inconsistant… Tu n’as pas peur d’être débordé quand on approche une certaine partie de l’année? J’imagine que pour tes jours de congé, tu trouves quelque chose de distrayant comme le tir à l’arc?» Bien sûr, après avoir réglé ce qu’il fallait au bureau, maintenant qu’il en fait partie. Même moi, j’avoue, j’ai parfois du mal à souffler…

«À cause des mes nouvelles responsabilités je risque d’avoir à en faire beaucoup ici; mon bureau est décoré autant pour moi-même et mon confort que pour accueillir quelques personnes. Je ne suis pas médecin, mais on m’a donné comme travail d’aider d’autres membres de la brigade en offrant des séances thérapeutiques.» Aucune idée si ça me convient ou non, mais il me faudrait bien essayer avant de le savoir.

Je lui dis autrement que «la décoration n’est pas toujours simple non plus, et je sais que beaucoup de gens trouvent ça franchement barbant et inutile… pas moi; je veux bien t’aider un peu! Est-ce que tu cherches à refaire tout ton logement ou…?» S’il me demande, je me doute qu’en réalité Kenichi vit très sobrement et que ses heures de travail doivent l’empêcher de rendre son milieu de vie aussi accueillant qu’il ne pourraît l’être. Il abat bien sand aucun doute une tonne de besogne au centre hospitalier et il doit bien tenir ses lectures pour la brigade à jour, il n’a pas beaucoup de temps libre et encore moins pour quelque chose d’aussi trivial.

Je ne saurais pas surpris d’apprendre que sa maison ne lui sert que d’endroit pour dormir en paix.

Ensuite, notre discussion change assez vite de ton. «Ne t’en fais pas, je t’écoute.» Sa question m’intrigue et me pousse à réfléchir, laissant s’échapper tout haut quelques mots courts : «Je t’avoue, tu me poses une colle… Je ne sais pas trop.» Le dos s’étire, mes mains se posent derrière ma tête, sur ma nuque. «… Pardon! J’ai bien failli m’endormir pendant ma lecture aujourd’hui…»

C’est un questionnement pertinent; que Chinone ait posé cette question d’entrée de jeu n’est pas étonnant mais malheureusement… «… je ne sais pas…? Est-ce qu’il y a quelque chose que tu considères essentiel que je devrais savoir sur toi?»

On va commencer par l’essentiel.

«De c-…»

Deux bouffées d’air me sortent vite par les narines; j’ai compris, puis j’ai ri. Puis j’ai secoué la tête en levant les yeux, le sourire aux lèvres. Je n’ai pas oublié comment il est, mais ça ne m’est pas venu à l’esprit.

«Même si j’espère ne pas me retrouver en mauvaise position, je comprends très bien ce que tu veux dire, et c’est logique. En situation d’urgence, sur un champ de bataille, les capacités de chacun ne sont pas égales. On attend bien plus de choses d’un médecin entraîné que d’un médecin traditionnel.» Logique, car sinon à quoi servirait son entraînement. À déterminer si la famille de Kenichi a toujours fait des médecins traditionnels, ou si elle tient son prestige de ces soignants ayant développé ces talents adaptés à la guerre et au monde de l’ombre.

En tout cas, ce sont pour tous deux des talents nécessaires, leur utilité reste avérée même si elle est variable. Ça dépend du cadre de travail, en fait. «D’accord, c’est pour ton bureau! Je peux bien, ça reste une petite pièce sobre…» Un bureau doit rester un bureau; je m’en suis permis un peu plus avec le mien considérant ce que je dois en faire, pour l’adapter à mon travail. Dans son cas, s’il s’en sert de manière plus conventionnelle, c’est déjà plus simple à décorer.

J’ai beaucoup aidé à redécorer le domaine et le jardin Yamanaka dans la dernière dizaine années; je ne le pouvais pas avant parce que j’étais trop jeune – et sans doute trop occupé à me gérer à travers moult problèmes en lien avec le paternel –.

Il me semble un tantinet appréhensif, incertain de ce qu’il aura à accomplir dans son nouveau cadre de travail. Malheureusement, je suis dans le même bateau avec mon intégration dans la brigade : je suis forcé de m’imaginer que nos objectifs sont "les mêmes que pour un membre de l’armée, mais en plus secret". Ça veut dire peu de choses et ça ne m’aiguille pas forcément.

En revanche, j’ai déjà travaillé avec Chinone; sur ça, je peux l’aider. «Je comprends ce que tu demandes. Est-ce que tu es inquiet? Nerveux?» C’est possible, c’est pour ça que je demande. Impossible de comprendre entièrement sans savoir comment il conçoit sa nouvelle intégration à l’équipe.

Il ne doit surtout pas se sentir exclu, mal intégré. Pour moi, c’est tout ce qui compte. L’homme devra apprendre, se découvrir de nouvelles disciplines, constamment garder à l’esprit ce qu’il sait faire et où sont ses faiblesses. Remettre en questions sa façon de procéder.

Heureusement pour lui, ça marche dans les deux sens. «Ça ne sera pas seulement à toi de t’adapter; on va apprendre à travailler ensemble, et chacun faire son bout de chemin pour y arriver. Je t’assure, tu ne seras pas un handicap pour nous.» Chinone ne l’aurait pas choisi pour rien, ça j’en suis certain.

«Tu seras sans doute amené à travailler plus avec moi qu’avec Chinone, de manière générale. Ça ne me sert pas de te donner un exemple spécifique, mais pour faire simple je ne suis pas un infiltrateur au même titre qu’elle. Ses compétences sont spécifiques, elles servent en combat direct avant tout. Tu peux voir Chinone comme une machine, faite pour l’infiltration et l’assassinat; ce n’est pas elle qui sera à vue. Ça, c’est mon travail.»

C’est moi qu’on doit voir. C’est moi qui devra être à risque. Je me rajuste, plaçant mes jambes en tailleur et posant mes coudes sur mes genoux. J’observe Kenichi une fois de plus, cette fois avec un regard bien différent de d’habitude. L’intérêt subjectif que je lui porte ne se montre pas, cette fois. Je suis en train de réfléchir, ça se voit bien.

«Comme je sers souvent de diversion, je suis souvent mis à risque. D’habitude, Chinone utilise les opportunités que je crée pour éliminer des cibles ou échapper à des gardes, ce genre de choses. Ça m’amène à gérer des situations seul tout en essayant de me synchroniser à elle; c’est compliqué.» Kenichi est une solution plus que viable; ses immenses connaissances en médecine minimisent les conséquences de nos risques, sa présence sert de protection fait que je ne suis plus une cible facile. Autrement, s’il sait bien viser à l’arc (je n’en doute pas, il a la minutie d’un chirurgien) il peut même servir de loin.

«Tu te doutes bien de ce qu’un médecin doit faire en mission déjà, mais tu es bien plus que ça en tant qu’équipier. On ne doit pas compter sur tes soins, ce serait dangereux et abusif.» Se dire qu’on peut risquer la mort, qu’il y a quelqu’un capable de nous tirer d’affaire est bien beau, mais quant à moi c’est inutile. Prévenir d’abord évite d’avoir à guérir. «J’ai beaucoup travaillé les illusions, et j’ai développé des habiletés en détection du chakra. Je ne suis pas un combattant au sens propre, j’en suis même très loin. Il me faut quelqu’un pour assurer mes arrières, je ne sais pas me cacher dans l’ombre comme Chinone sait le faire.»

Je ne saurais que dire de plus sur mes propres connaissances, j’espère que ça lui permettra de se développer d’une manière à pouvoir assurer ses responsabilités. J’arrête de trop y penser, ajoutant que «tu ne seras jamais un handicap pour moi, je t’assure. Ce ne sont pas que les compétences qui font de toi un shinobi, mais ta façon de penser à un problème. J’ai confiance en toi, et si tu n’es pas certain de savoir quoi faire tu ne seras pas seul sur le terrain le moment venu, je te l’assure.»

Mon dossier est impressionnant sur ça; Chinone n’était pas du genre à travailler en équipe, les gens n’arrivent pas à tirer profit de ses capacités. En tant que ninja, je n’ai jamais été dans une équipe fixe; je m’adapte très bien et suis très conciliant, c’est ce qui fait la base de mon expérience. Je suis habitué à toujours travailler avec de nouvelles personnes. Qu’il sache que je saurai m’adapter à lui aussi. «Quoiqu’il arrive, je serai capable de travailler avec toi, de savoir quoi faire. Si tu acceptes d’apprendre de nouvelles choses, tu t’en sortiras très bien. D’ailleurs, j’aimerais bien te voir tirer à l’arc, un de ces jours!»

Qu’est-ce que ca change, au fond? Rien ne sert de tout connaître pour que ma confiance soit la même. Si Chinone a demandé que Kenichi soit avec nous, c’est qu’elle a d’assez bonnes raison pour que je puisse mettre ma vie entre ses mains. Ça le démoralise peut-être, ça lui amène même des doutes… moi,  je n’en ai pas.

J’ai couru le risque des dizaines de fois par le passé, et rien n’a réussi à m’achever. Ça ne sera pas une mince affaire de faire plier ces habitudes solitaires, de toujours montrer quelque chose de nouveau. J’en suis pourtant capable, et rien ne peut me persuader du contraire.

Tout est question de choix conscients; à chaque jour je le choisirai, et ce jusqu’à ce qu’il apprenne à déchoisir cette solitude à laquelle il semble s’agripper depuis longtemps avec tenacité. En me levant, je lance avec un certain enthousiasme que «j’irai avec toi demain matin, dans ce cas!»

Autant s’y mettre tout de suite; «j’apporterai quelque chose sur quoi travailler, je veux juste qu’on s’habitue l’un à l’autre.» J’en viens à chasser mes questions de la veille définitivement; j’aimerais bien savoir d’où vient le docteur Kenichi, ce qui le rendait si mélancolique hier soir, mais j’en viens à faire le choix que ce n’est pas nécessaire.

Le Kenichi d’aujourd’hui est plus important que le Kenichi d’hier.

Je passe derrière le canapé, puis mes mains se posent sur les épaules de mon camarade pour tapoter doucement dessus. Une façon comme une autre de me montrer plus encourageant.

«C’est pour ça que j’ai confiance; je vois que c’est sérieux et important pour toi, que tu ne comptes pas te fier uniquement à ce que tu sais déjà. Tu es prêt à apprendre et à faire ta part; je suis prêt à apprendre avec toi et à assurer la mienne.» D’en haut, je l’observe en penchant la tête. J’arrive à mieux le regarder que les autres fois; la gêne qui me tiraillait semble être partie. Le rose aux joues, par contre, lui il ne part pas.

Je souris.

«… Tu n’as pas beaucoup dormi, n’est-ce pas?» Couché tard, mal dormi, puis levé tôt. Travaillé fort, mangé un peu, travaillé encore. Je commence déjà à mieux comprendre. «Si ça te dit, tu peux t’étendre et te reposer un peu; je peux continuer à lire en attendant.» Encore une fois je n’impose pas; j’ai appris de mon erreur d’hier.

J’apprends vite.

Un coussin vient taper doucement contre l’un de ses coudes, plusieurs fois; qu’il se mette à l’aise pour dormir avec quelque chose pour poser sa tête, au moins, je ne suis pas un sauvage! «Prends le temps qu’il faut et repose-toi bien; tu ne me dérangeras pas, je te l’assure.»

Au contraire, avoir Kenichi près de moi m’aide à être plus à l’aise.

Je reprends les quelques papiers que j’avais laissé sur la longue table basse pour aller m’installer à mon bureau. Je bouge quelques feux pour mieux installer mes affaires, puis j’essaie de m’y mettre. Un peu comme tout à l’heure, je reviens à la même ligne, au même paragraphe après moult répétitions.

Sa respiration est profonde, lente. Le médecin semble finalement avoir succombé au sommeil.

De plus en plus souvent, mes yeux se lèvent de sur les mots pour l’observer, jusqu’à ce que ça soit si fréquent que je ne puisse même plus dire que je lis. Les lueurs des chandelles dansent timidement sur la peau de son visage et de son cou. La lumière de la soirée est pratiquement partie.

Je voudrais continuer à lire. Je voudrais…

… Mais je ne veux pas.

Un coude sur mon bureau, une main tenant mon menton, je reste assis et je l’observe de loin. Impossible pour moi de comprendre ce que j’ai fait dans les derniers jours. Dans les faits, je sais; je m’inquiète, je me demande et je materne. Au fond de moi, à chaque fois que je fais même un petit quelque chose pour lui, c’est comme s’il y avait une fleur en train de bourgeonner.

Savoir qu’il dort près de moi, qu’il profite finalement d’un moment de tranquilité, me fait du bien.

Ça me prouve qu’il n’est pas une machine, qu’il a des besoins et qu’il est prêt à s’écouter. S’il ne veut pas compter pour lui-même, Kenichi compte au moins pour moi; quand je l’ai rencontré, il aurait pu m’envoyer promener, me renvoyer d’où je venais sans hésiter. Il a pris le temps d’écouter, et il s’est inquiété. À ma façon, je fais pareil.

Cette fois-là, je ne pouvais pas le regarder dans les yeux. Quand il nous a rejoint, j’ai eu beaucoup de difficulté là aussi; pas parce que je ne voulais pas qu’il soit là, bien au contraire. Je perds souvent mes moyens devant des hommes comme lui.

J’ai réussi à mettre ça de côté, à passer outre ce malaise et apprendre à le connaître. Kenichi est un homme magnifique à l’extérieur comme à l’intérieur, et j’ai la chance de m’occuper de lui, de développer une complicité avec quelqu’un de différent. Je ne peux pas le voir comme les autres gens avec qui j’ai travaillé, ceux qui font avant tout partie de l’armée.

Il me semble à la fois si humain et si effrayé de le montrer… je ne sais comment l’expliquer. Il est si évasif, comme s’il a peur que quelqu’un l’approche et sache qui il est. En même temps, il se montre si ouvert et si désireux d’avoir quelqu’un avec lui… J’aimerais tellement ne pas réfléchir à ça.

Mais j’aime tellement réfléchir à ça.

Je me perds un peu plus dans ma contemplation, puis je soupire longuement.

Rêveusement.