Je suis seul, aujourd’hui encore. "Pourtant, tu ne l’es plus."

Un potage se plaît à bouillir sur le feu. Le reste de la cuisine reste, elle, inanimée. Le froid qu’a jeté cette union impromtue et l’absence du choix a causé l’absence des miens. De tous je ne suis plus l’enfant invisible et muet, je deviens l’adulte aux traits du démon, cet esprit gentil qui, lui, était pourtant adoré.

Ma présence est intolérable, inacceptable; j’ai toujours été là, mais aujourd’hui je suis une âme de plus qu’on ne comptait pas, et ma famille doit réapprendre à vivre avec ma présence. En attendant, chacun vaque à ses activités, refusant même d’approcher la pièce dans laquelle je me trouve.

À part ma mère, bien sûr. En ce moment, elle se tient ailleurs parce que l’attitude des autres la surmonte. Elle ne me surmonte pas, pourtant; je ne compte pas laisser ce changement devenir un appui à leur rejet.

Seul à la table, je mange en silence. Je ne daigne plus servir le repas en attendant que les autres viennent me rejoindre, car pour l’instant ils n’osent plus. «…»

On cogne.

Je vais ouvrir, faisant signe à la personne d’entrer. Je suis tendu; sa présence ne m’importune pas, mais je sens que finalement quelque chose daigne bouger dans ma maison. «…Viens, tu peux entrer. J’étais en train de manger.»

Étrangement, je me dépêche à retourner dans ma cuisine, pour poser les yeux sur celui qui venait d’essayer pour la centième fois de m’éviter. Il venait se prendre un bol de soupe pendant que je n’étais plus là, qu’il avait un instant.

«Donc c’est maintenant que tu as faim? Aussitôt que je ne suis plus là.» Mon père m’observe. Je l’observe.

La colère monte dans les deux partis. Mon chakra aussi. C’est rare pour ma mentor de me voir dans cet état, et encore moins de voir cette énergie, ces couleurs, émaner de moi. Ces couleurs qui dansent autour de moi rendent l’air lourd, en viennent à faire baisser les épaules du père. «J’ai une invitée. Si vous n’êtes pas capables de me dire un traitre mot, ça ne veut pas dire que les autres ne le peuvent pas.»

Il part, très vite.

J’ai le sentiment d’être à la fois une bête et à la fois le gardien de plein d’enfants qui ne savent pas comment se comporter. Les émotions redescendent rapidement; "ça leur passera, ne sois pas trop dur avec eux."

«… Désolé. Ma famille ne digère toujours pas.» La pression redescend elle aussi. J’avance vers mon chaudron, le pas un peu trop lourd. «Est-ce que tu as faim? J’ai fait un potage.» Je la servirai si elle en a envie, puis je retournerai m’asseoir à ma table pour replonger lassement dans mon propre bol.

Ça arrive, encore et encore. À chaque fois que je reviens ici, que j’essaie, c’est toujours la même chose. Un traitre croisement de fer, dérisoire. Avant, à cause des Kitsune, j’étais épuisé. Maintenant, je suis lassé; ça ne m’amuse plus. Je fais à manger, et personne n’est capable de me remercier.

Nonobstant cette niaiserie, ils restent capable de passer dans mon dos sitôt qu’il est tourné, comme de sales rapaces. Je n’aurais normalement pas voulu que Chinone assiste à une telle démonstration de force et de hargne, mais c’est fait.

Ça me rassure un peu, cependant. Aussi, le fait d’avoir quelqu’un avec moi pour partager ma nourriture me fait beaucoup de bien. Encore une fois, ceux qui me sont imposés choississent de me trahir, alors que la famille que j’ai pu choisir se trouve présentement à ma table.

«C’est un potage aux patates et aux carottes.» Pourquoi je décris quelque chose d’évident, qu’elle remarquera en à peine deux bouchées? «Je l’ai fait moi-même.»

… Pour ça. Pour qu’elle sache que mon père venait piquer dans le repas que j’ai préparé de mes mains, et ce dans mon propre dos, en me prennant pour un imbécile.

Je l’observe un instant; sans avoir l’air physiquement fatigué, j’ai l’air las. Je prends quelques bouchées, puis je l’écoute attentivement. «… Et je n’ai pas l’intention de plier non plus. J’ai pris une décision sur laquelle je ne peux pas revenir, et sur laquelle je ne veux pas. C’est juste démoralisant.»

Le fait qu’on ait essayé de m’ignorer et de me mettre de côté toutes ces années en faisant tout pour m’intégrer et me modeler à leur vision, leur utopie, me met hors de moi. Je soupire.

«… Je sais que ça se calmera, que mon père est réellement le seul à m’en vouloir. Il n’accepte pas de ne plus avoir le contrôle sur tout, et il n’arrive pas à tolérer que Kaleah ait été mis au courant. Les autres ne veulent rien dire; ils se sentent plus en sécurité maintenant que notre Kage est au courant, mais certains sont amers du fait que je sois allé au contraire du sens commun.»

Je regarde ma soupe, je hausse les épaules. Tant pis. «Tant pis.» Je dois attendre que la tension retombe, qu’ils voient la situation d’un meilleur œil. Pour l’instant, c’est la peur du changement qui parle à leur place. Les traditions se perdent, je ne respecte pas nos ancêtres…

L’ironie. Himitsu a grandi avec nos ancêtres. Il a tenu leurs mains lors de leurs derniers soupirs.

«Est-ce que tu avais besoin de quelque chose? Je n’ai rien à faire ce soir après manger.» La dernière fois que Chinone est venue à ma porte, c’était pour me demander de la torturer; je n’ose même pas imaginer ce qui est arrivé cette fois.

Je n’ai absolument rien compris à ce qui venait de se dire. Pourtant, j’ai mis une bonne minute à essayer, tout en restant ancré dans mon mutisme. Bien sûr, j’ai été blessé… mais ce ne sont pas des mots que Chinone utilise d’habitude. Jamais elle ne s’est montrée si vague dans ses propos, et ça je le sais très bien.

Il y a du lui arriver quelque chose de particulièrement joyeux ou révélateur pour qu’elle en vienne une fois de plus à me blâmer. C’est plus ou moins la même chose que la dernière fois, mais cette fois-ci sans la hargne.

Au point où on en est, quand Chinone dit que c’est de ma faute, je suis presque tenté de prendre ça pour un compliment. Pour qu’elle passe en quelques minutes de quelqu’un d’encourageant et de valorisant à quelqu’un de prêt à me mettre dessus tous les torts.

J’ai été incapable de me retenir.

Au début, la vague était petite; un petit rire alors que les coins de ma bouche se relevaient et que mes yeux se posaient dans la pitance. Je pose une main sur mon front comme si j’étais au bout de ma patience, puis le rire monte encore, un peu moins doux.

Mes épaules sautilles et j’essaie de m’arrêter, mais ma bouche finit par s’ouvrir et je ris, cette fois à m’en chatouiller les poumons. J’ai la larme à l’oeil. Je lève les épaules, les bras, les mains devant moi comme pour dire "mais c’est quoi cette situation, regardez-moi ce merdier".

Je regarde Chinone, je continue de rire et j’ai un sourire bourré de sarcasme peint au visage. Je contemple ce qui vient de m’arriver, j’ai envie de me pincer pour voir si je ne serais pas coincé dans une illusion.

Parce que ça serait bien le comple, aujourd’hui.

Il me faut un bon moment pour me calmer, mais je réussis à articuler quelques mots essoufflés. «p-!..pardon! Je pouvais plus!»

Impossible. Impossible.

«Je… Je ris pas de toi, je te jure, c’est juste que ça m’a frappé!» Je n’arrive pas à comprendre correctement ce qui est en train de m’arriver, même si j’essaie. C’est comme si je me suis levé et qu’aujourd’hui les dieux d’onogoro ont décidé que c’était une mauvaise idée. C’était juste trop pour aujourd’hui.

Je respire par le nez. Enfin.

«Okay, explique-moi ce que tu veux dire. Il a du se passer quelque chose, mais j’ai aucune idée de ce que c’est.»

Elle était fâchée et je ne pouvais même pas prétendre lui en vouloir. Mon éclat de rire était soudain, très impoli. J’étais malheureusement incapable de m’en empêcher, ma journée était juste impossible à gérer et malgré tout mes efforts, je m’en suis pris plein la gueule.

Si Chinone devait tirer une seule chose de ce qu’elle venait de voir, ça devrait être que moi non plus je ne suis pas infaillible, que parfois mes pulsions émotives prennent le dessus et brouillent mes interactions. Dans tous les cas, je mets ce moment derrière moi, espérant qu’elle puisse en faire autant et ne pas m’en vouloir.

La question qui suit ne me choque pas, bien au contraire. Je commence à comprendre où elle veut en venir, ses questions portent toutes vers le même point. Suis-je normale? Devrais-je avoir peur? À quoi dois-je m’attendre?

Elle navigue à l’aveugle, chose qu’elle n’a pas eue à faire depuis sans doute plusieurs années.

«J’ai été seul très longtemps. Je ne suis senti seul encore plus longtemps. Je n’ai jamais voulu l’être, mais il m’a fallu ne plus l’être pour m’en rendre compte. J’ai arrêté de l’être depuis que je travaille avec toi, et ça me rassure.»

Simplement; oui, ça m’arrive. Ça m’arrivait.

Depuis qu’on travaille ensemble, j’ai appris que le réconfort et l’accompagnement peut prendre plusieurs formes. «Parce que pour moi, c’est naturel. C’est essentiel. J’ai été tout seul parce que je ne trouvais personne pour apprécier ma valeur, même si j’appréciais celle des autres. J’ai arrêté d’être tout seul parce que quelqu’un a confiance en moi et apprécie ma valeur. Et ce quelqu’un, j’ai appris à l’apprécier pour plus que sa valeur objective.»

Et ce quelqu’un, c’est elle.

Chinone représente beaucoup plus pour moi qu’une mentor, qu’une cheffe d’équipe.

Je la vois se perdre, réfléchir. Je sens la panique, le tourbillon intérieur. Je m’étire un peu vers elle et pose une main sur la sienne. «...C’est con, ce que je vais dire, mais c’est bien plus profond qu’il n’y paraît. Tu ne peux pas être seule s’il n’y a personne pour remarquer que tu l’es. Tu es plus en contrôle que ce que tu t’imagines, et puis… Si je suis seul, je sais que je suis avec toi. C’est la même chose pour toi; dans tes moments de solitude, je suis avec toi.»

Tous les jours, je pense à Chinone au moins une fois. C’est ce qui m’a fait grandir. Je ne peux pas lui donner les clés de ses sentiments, elle doit les trouver ou les fabriquer elle-même. Par contre, j’ai pu lui donner un double des miennes pour lui donner une idée de comment faire.

Elle ne peut pas se perdre si elle n’est pas seule, et c’est normal qu’elle se sente mal avec le ciel de ses émotions si elle accepte seulement de lever les yeux pendant les orages.

Ça fait mal.

C’est plus que de la solitude. C’est pire. C’est la peur de ne plus être seul, et la peur de l’être à nouveau. Ma main lui brûle la peau; elle ne veut plus de ses sentiments, elle attend que ça s’arrête et cherche encore un moyen elle-même d’y mettre fin.

Au final, Chinone est venue à ma porte à nouveau pour les mêmes raisons que la dernière fois. Cette fois-ci, par contre, tout est complètement différent. Elle ne visite pas l’ancien Ao Yamanaka, celui qui ne savait pas jauger les limites.

Elle vient voir le Ao Yamanaka qu’elle a aidée à créer, celle qu’elle encourage depuis le début. De même, je l’imagine tiraillée entre cette vision du passé – même si pas si distant – et celle-ci, du présent. Nous avons marché chacun la moitié du chemin pour arriver à se croiser, et maintenant elle ne peut pas décider si elle veut continuer sur le sentier en solitaire ou si elle veut en construire un avec moi.

Elle ne se reconnaît pas. Elle a peur qu’après cette rencontre, elle n’ait plus envie d’être celle qu’elle était. «…» J’ai eu beaucoup de choix à faire ces temps-ci, si bien que je ne les compte plus. Je suis prêt à en faire un de plus.

Ce ne sont pas des mots qu’elle a besoin.

Ce n’est pas du réconfort qu’elle désire.

Elle cherche une preuve. Quelque chose à quoi se rattacher. C’est ce qu’elle demande, maladroitement, sans exactement être capable de le dire. Cette preuve, je lui donne maintenant.

Un kunai sort des manches de mon kimono. Je suis chez moi, certes, mais je garde une précaution au cas où mon père voudrait me mener la vie dure. Je tire sur l’un des pans de mon vêtement. Je regarde à l’intérieur, puis je l’entaille.

Là où mon coeur bat, il y a maintenant un trou. Un rond.

Le couteau se pose. Une main saisit doucement la sienne à nouveau, mais cette fois un peu moins. Je ne la laisserai pas partir cette fois-ci. Je l’ouvre, je dépose mon bout de vêtement. Je referme sa main.

«… Je te l’offre. C’est le présent le plus sincère que je puisse te faire. »

Le geste est symbolique, certes, mais pas comme on pourrait le penser. Je n’offre pas mon coeur pour faire dans le sentimentalisme, ce n’est pas ce que j’offre. J’offre cent fois plus.

Dans sa main se trouve le symbole de ma maison, qui est brodé à l’intérieur de nos vêtements. La maison Yamanaka lui appartient, autant qu’elle peut lui appartenir si tel est son envie. Ce bout de tissu est la clé de mon univers.

Je lui offre de bon coeur.

Je sais ce que tu penses. Jusque dans le fond de tes yeux, à travers tous les non-dits… je t’entends. Je te vois. Je serais honoré de marcher avec toi, je serais fier de t’avoir à mes côtés, et ce jusqu’à la toute fin. De la même façon que le jour où l’on s’est rencontré.

Si tu peux le supporter, je ferai de toi l’élite. Je ferai de toi une star.

C’est cette attitude qui m’a frappé au plus profond, tu sais ce que tu offres, ce que tu vaux. Simplement, tu n’y crois plus. Pourtant, moi j’y crois, je le vois, de la même manière que toi tu m’as vu. J’ai brisé cette coquille qui te rendait si forte, pourtant si fragile; déconstruite, il te suffira de choisir.

Si tu peux croire en toi-même à nouveau, je ferai taire tes peurs. Je ferai de toi ma famille.

«… Je sais ce que tu penses.»

Plus tôt, je t’ai ri au visage parce que je ne savais pas. J’avais perdu le fil, je me suis emmêlé dans les signaux que tu envoyais. Pourtant, j’ai eu le temps de les apprendre. Ce sont mes propres émotions qui m’ont empêché de suivre.

Encore une fois, je ressens ce surplus. Je ne cède cependant pas, cette fois-ci.

«J’ai confiance en toi. Je sais que je ne regretterai jamais mon choix.» Tu m’as bien entendu. Jamais. J’ai abandonné une part de moi-même en devenant shinobi, et je n’ai jamais ressenti une once de regret. Pareillement, je défendrai cette part de toi, celle que tu ne vois pas encore, de toi-même.

Avec toute la férocité que tu as attendue de moi.

«… Quand tu m’as demandé de venir chez toi et te blesser, quelque chose a changé. Je me souviens de ce qu’on s’est dit. Je t’ai demandé si tu étais prête à vivre avec ce qui est arrivé, comme moi je l’étais. Tu m’as dit que le but n’est pas seulement de vivre avec un évènement, et tu m’as demandé quel sens je voulais lui donner. Ce qui a changé. Ce que je voulais en garder.»

Cette fois, c’est ton tour. C’est la première fois qu’on t’oblige le caprice du choix. C’est toi qui a ce pouvoir, et jamais je ne voudrais te l’enlever. J’ai besoin que tu choisisses pour toi-même, cette fois. Que tu choisissez l’option que tu désires, pas celle qui te protège le plus.

Enlève ton armure. Baisse ta garde. Je fais la même chose, tu n’es pas seule.

Je suis allé chez toi. Je t’ai acceptée.

«Cette fois, on est chez moi. Je t’ai offert quelque chose qui me tient à coeur. Quel sens veux-tu lui donner? Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui? Que veux-tu en garder?»

Tu es entrée chez moi. M’acceptes-tu?

"Garde toujours à l’esprit cette dévotion. Tu ne rencontreras sans doute jamais quelqu’un d’autre avec des sentiments aussi fort." Et je le crois. À part Himitsu, dont les émotions ont longtemps été pour moi un puzzle, je le vois très bien.

Jamais je n’aurais été préparé à ce qui lui a traversé l’esprit, je suis forcé de l’admettre. Je la regarde faire, je lui laisse mon arme; la peur ne reste qu’un instant. Le choc aussi, mais assez longtemps pour être visible. «…!»

Ses larmes ne sont pas seules. Les miennes ne sont pas loin derrières.

Comme je le disais, je n’ai eu aucun autre choix pour sortir Chinone de sa torpeur émotionnelle. Je devais agir, offrir une preuve; après tout, ce n’est pas les mots et les états d’âme qui la tirailleraient. J’ai pris un énorme risque parce que je savais que le résultat vaut une infinité de plus. Ces risques, pourtant, étaient pour elle; la machine aurait pu s’éteindre. La froideur écarlate aurait pu se perdre dans les flammes de la colère.

Je pleure, moi aussi. Je hoche la tête en silence. Je ressens une joie immense, et une fierté mille fois plus grande. Un sentiment d’accomplissement ni plus ni moins qu’absolu, accompagné d’une réalisation incroyable.

C’est avec cela que je pourrai assurer que mon clan ne trépasse pas. J’ai trouvé la seule et unique réponse qui pouvait m’aller, le seul moyen pour moi que ma famille puisse poursuivre… sans avoir à accepter les règles d’ancêtres qui ne voulaient qu’une bonne descendance.

«J’accepte avec grand honneur le cadeau que tu me fais. Pour moi, tu es maintenant ma sœur. Le jour où la passation officielle du titre de chef aura lieu, je t’offrirai notre nom. D’ici là, tu es la bienvenue, nous avons amplement de place pour t’accueillir.»

C’est important pour moi qu’elle le sache, tout autant que «tu n’es forçée à rien,» car jamais je ne voudrais lui imposer de vivre ailleurs que là où elle veut. Elle a simplement une deuxième maison, maintenant.

Pour arrêter le sang qui remonte, je pose une main par dessus, posant doucement le tissu que j’avais déjà découpé. J’ajoute que «j’éprouve un profond respect pour toi, et je ne veux que tu vives dans les conditions que tu désires, mais aussi celles que tu mérites.» Je veux qu’elle puisse se retrouver, pas qu’elle se perde davantage.