Quatre années de voyage, ça forgeait un homme. Un adolescent, parti à ses treize ans, d'autant plus. Il avait vu des choses qu'il n'aurait jamais pu imaginer depuis son petit paradis de sakuras. Loin, très loin de sa province aux mille jardins en floraison, il avait découvert des horizons que les livres de la bibliothèque du Seuil de l'Éden ne décrivaient que sommairement. Aux côtés de son maître, qu'il avait appris à haïr, le monde des récits était cent fois plus sombres que dans ses souvenirs d'enfant. Au travers des yeux d'un adolescent confronté à une violence à laquelle peu d'adultes de l'Onogoro avaient été confrontés, les dunes et les jungles touffues n'avaient plus grand chose d'exotique ; elles n'étaient que d'autres issues, d'autres obstacles, d'autres planques. Depuis bien longtemps, cependant, Hibiki avait rejeté tout désir de prendre la tangente. Il se savait pourtant capable de fausser compagnie au démon qui lui faisait office de père et maître, même s'il avait échoué maintes fois à la tâche.

Quatre années de captivité, ça laissait des marques. L'une d'entre elles, le stigmate d'un fardeau que le prodige de l'épée s'était attribué de son propre chef. Celui du meurtre. Hibiki n'avait jamais tué de sa propre volonté, mais il se l'était juré : il ne fuirait plus et abattrait son mentor, pour soulager le monde et ses fleurs de sa présence néfaste.

Les pérégrinations du duo morbide l'avaient mené jusqu'à Ussoumori, à quelques lieues à peine de Jujougakure. Le maître avait trainé son bourreau en devenir jusqu'à cette province aux forêts luxuriantes pour y rencontrer l'un de ses anciens associés. L'occurrence, assez exceptionnelle, avait éveillé la suspicion d'un Hibiki aux aguets. Il n'avait jamais rencontré d'acolytes de son paternel, depuis leur départ de Toge ; c'était l'occasion pour lui de peut-être faire un peu de lumière sur les intentions réelles de l'impitoyable maître d'armes qui l'avait entraîné dans son sillage.

Il devrait, cependant, prendre son mal en patience. Le vieux loup l'avait mis à l'écart pour aller à la rencontre de son contact, se doutant sans doute des desseins de son indomptable pupille. Alors Hibiki attendait, vagabondant dans les vergers sauvages d'une contrée qu'il découvrait tout juste. Il cogitait, en trainant les pieds, se demandant comment il pourrait bien faire pour remonter la piste de cet obscur associé sans se faire remarquer ; il savait pertinemment qu'il ne pouvait se permettre de juste leur coller aux basques. C'était le meilleur moyen pour lui d'écoper d'une correction en règle, et d'en plus rendre son maître encore plus prudent...

Le bruissement du caillou qui s'écrasait dans l'herbe à quelques pas de lui le tira brusquement de ses songes. Sa main, instinctivement, s'était refermée sur le manche de son sabre. L'assaut de la gamine ne lui passa pas non-plus inaperçu ; la diversion était peut-être efficace sur ses petits compagnons de l'Académie, mais elle n'allait guère venir à bout de la vigilance d'un soldat qui luttait littéralement pour sa survie au jour le jour. Son regard était passé du point de chute du projectile à l'enfant presque immédiatement. Ses yeux à l'éclat doré ressemblaient à s'y méprendre à ceux d'un animal acculé, prêt à se défendre de toutes ses forces.

C'était ainsi. Hibiki avait été assez confronté à ce genre d'embuscades, cela relevait clairement du traumatisme. Sa poigne, sur le manche de son tachi, était si serrée que les articulations de sa main en étaient blanchies. Il était difficile d'avoir l'air plus suspect que lui, en cet instant précis.

Et il ne pouvait se permettre d'être pris, même s'il se savait innocent.

Alors il resta figé ainsi, prêt à dégainer, sans passer à l'acte. Le temps d'offrir à son esprit affolé assez de répit pour analyser sa situation. Il avait été conditionné à se battre, à réagir de façon sanguine ; or, il n'était pas question pour lui d'attaquer qui que ce soit, encore moins une enfant. L'éclat de folie et de détresse dans ses prunelles mordorées s'éteignit à mesure que les secondes s'écoulaient dans le silence. Les idées claires reprenaient le devant de la scène du subconscient du triste apprenti samouraï.



La vérité, épurée des éléments qu'il avait tout intérêt à garder pour lui. L'omission n'était pas le mensonge ; surtout lorsqu'il s'agissait de s'adresser aux enfants. Les adultes ne disaient jamais tout ; et maintenant qu'il en était presque un, il pouvait bien se permettre de marcher dans leurs pas.

Hibiki lâcha son arme, et leva les mains en signe de reddition, avant de se laisser tomber sur son séant.



Il préféra jouer le jeu. C'était un pari : peut-être parviendrait-il à endiguer l'excès de zèle de la gamine en allant dans son sens. Il savait très bien qu'il pourrait lui échapper, ou même la neutraliser ; mais il courrait le risque qu'elle ne donne l'alerte, ce qui ne l'arrangeait absolument pas, d'autant plus qu'il était proprement inenvisageable de lui faire du mal.

La vie des enfants était sacrée, au même titre que leur innocence. Il était, après tout, le mieux placé pour le savoir.

Il était tombé sur un os. Une tête d'os, plus précisément. S'il n'avait pas été si hâtivement menotté, le samouraï aurait essayé de tapoter les tempes de la gamine, comme pour s'assurer qu'il n'était pas seulement composé, mais bien entièrement rempli, de calcium. Hibiki était resté pantois, se contentait simplement d'écouter les babillages de sa jeune tortionnaire en obtempérant silencieusement. Il l'observa nouer ses poignets devant lui avec une liane avec une remarquable ferveur, et une maîtrise remarquable pour une petite tête telle que la sienne.

Lorsqu'elle le tira, il se leva simplement, en regardant son arme laissée là. Il fit même quelques pas, le temps pour lui de réellement comprendre ce qu'il se passait sous ses yeux.

L'espace de quelques instants, il était devenu spectateur de cette petite pièce. Emporté dans ce jeu, qui n'était pas sans lui rappeler ceux qui animaient les jardins du Seuil de l'Éden lorsque les orphelins jouaient aux soldats, il mit de longues secondes avant de revenir à la réalité.

Ses pieds s'enfoncèrent dans la terre meuble, et refusèrent de faire le moindre pas supplémentaire. Son inertie s'opposa très vite à la tentative de faire marche de l'enfant, qui n'allait probablement guère pouvoir simplement le tirer dans son sillage. Immobile, il regardait la gamine d'un air las qui en disait long. Sans doute l'avait-elle entrevu plus d'une fois dans les yeux de ses instructeurs, s'imagina sans mal Hibiki.



Les muscles du guerrier se contractent, ses mains se lèvent lentement en tirant sur la liane qui les liaient à la jeune fille. Il n'avait pas besoin d'un tour de force pour lui montrer qu'il pouvait, à tout moment, se dégager de son emprise. Pour autant, il n'en fit rien ; au contraire, il abaissa les bras à nouveau.



Cette fois, Hibiki ne ménagea pas la fillette ; il pivota brusquement sur place, en appui sur sa jambe gauche, pour décocher un solide side kick du pied droit dans le tronc de l'arbre sous lequel ils s'étaient arrêtés. Lui aussi l'avait perçu, ce fruit à la chair appétissante, son éclat érubescent tranchant avec les mornes feuillages. Ce même objet de convoitise chancela, et puisqu'il était bien mûr, se décrocha de la branche à laquelle il était perché sous l'effet du choc. Rattrapant le fruit avant qu'il ne vienne s'éclater à leurs pieds, le togejin le présenta à l'enfant, au creux de ses deux mains jointes par la liane.

Toutefois, avant qu'elle n'ait le temps de mettre la patte dessus, il l'écarta d'elle.



Voilà son plan. En ces mots, Hibiki recula brusquement et précipitamment, tirant sur la liane avec force pour la tirer une bonne fois pour toutes de l'emprise de la gamine. Laissant volontairement son arme au sol, le samouraï continua de reculer avec assurance, singeant un air moqueur pour galvaniser l'aspirante oinin. La fine-lame avait tiré sa conclusion : il n'allait pas pouvoir raisonner cette petite en lui parlant ou en essayant de faire un simple marché. Il devait la bousculer, et lui apprendre quelque chose, pour que l'intérêt remplace l'aveugle obstination.

Par la même occasion, il en profiterait pour lui apprendre une leçon de survie. C'était toujours mieux que de juste se faire la malle et de l'assommer.

Avec vivacité, le guerrier bondit vers l'un des quelques arbres démesurés qui étaient si caractéristiques à la région entourant Jujou, puis se mit à marcher sur son tronc avec aisance. La fillette y reconnaîtrait sans mal l'une des techniques basiques enseignées à l'Académie de son village ; à elle de comprendre qu'elle n'avait affaire ni à un rōnin de pacotille, ni à un bandit de grand chemin.

Hibiki ne s'arrêta d'escalader qu'après avoir atteint une hauteur adéquate : juste assez haut pour être hors de portée des sauts de l'aspirante, juste assez bas pour qu'elle puisse encore le distinguer clairement. Ainsi perché, il s'autorisa même à s'accroupir, comme pour mieux zyeuter le fruit, qu'il menaça de dévorer tout seul si elle ne se dépêchait pas.



Un rire faussement mesquin s'ensuivit, rapidement interrompu par la surprise d'Hibiki qui manqua de laisser tomber le fruit en ricanant. Les liens qui étreignaient ses poignets le gênaient décidément, mais il n'était pas encore déterminé à s'en débarrasser.

Heureusement pour Ruka, la fine-lame n'était pas l'un de ces samouraï butés étranglés par la fierté mal placée de leurs traditions séculaires ; il n'allait pas s'offusquer qu'on le prenne pour un shinobi. Il ne s'intéressait, à l'époque, que très peu à l'antagonisme qui régnait au sein même de sa classe quant à la modernisation de l'art de l'escrime. Il n'avait en vérité que très peu d'occasions de s'attarder sur de tels détails superficiels, à l'époque ; la survie était l'une de ces préoccupations qui ne laissaient que peu de place à l'introspection et aux réflexions philosophiques.

Paradoxalement, cette tentative d'incarcération lui faisait l'effet d'une bouffée d'air. Il ne pensait plus vraiment à ce qui l'avait amené en ces lieux et à ce qui l'attendait dans un futur plus proche qu'il ne l'aurait désiré. Cette clairière s'était muée en un petit morceau de son chez-lui, entretenu par la présence et les manières de la gamine zélée, laquelle ne manqua pas de l'insulter de bourge.

Si seulement elle savait, se lamenta silencieusement le togejin, sous le coup de l'ironie involontaire des propos de l'aspirante.

Hibiki n'eût cependant pas le temps de s'appesantir sur l'avertissement musclé de la petite. Elle s'était mise en mouvement ; et comme il s'y attendait, elle ne se mit guère à courir sur le tronc comme il venait de le faire. Son retard crevait les yeux. À son âge, Hibiki portait déjà un véritable sabre. L'apprentissage auprès des samouraïs de Teito et de Toge avait pleinement exploité sa nature déterminée, ce qui lui avait rapidement valu l'attention tout particulière de nombreux maîtres de l'ancienne école. Ex-rebut, il se rendit compte d'à quel point il avait bénéficié d'une éducation privilégiée, qu'il devait à d'ancestrales traditions dont il venait à parfois douter.

Alors, lorsque la petite se mit à se débattre comme un beau diable avec sa liane pour escalader l'arbre voisin à celui où il s'était perché, Hibiki ressentit son coeur se serrer et s'embraser. La flamme chaleureuse qui animait son âme quelques années auparavant, à l'époque où il s'occupait encore des tout-petits du Seuil de l'Éden avec ses aînés, se ravivait l'espace de quelques instants pour chasser les ténèbres qu'il avait intériorisées au cours de sa nouvelle vie.

Le samouraï ne manqua cependant pas l'arrivée du projectile, qui le ramenait au monde du concret une fois de plus. Il lança le fruit haut, très haut au-dessus de lui, avant que le kunai ne l'atteigne. Au même moment, il se laissa tomber de quelques centimètres sans s'éloigner du tronc, en rompant la concentration rudimentaire du chakra sous ses semelles. Au cours de cette chute, il empoigna l'un des pans de son habit de ses deux mains liées, qu'il tira brusquement pour faire écran au kunai qui lui arrivait tout droit dessus. Il aurait très bien pu l'esquiver, l'ignorer, mais ce n'était guère son but.

L'arme traversa son habit, le déchirant largement. L'impact avec le tissu distendu eût toutefois l'effet de nettement ralentir sa course, émoussé comme elle était ; les aspérités de l'arme endommagée favorisant la friction, et la force du lancer étant loin d'être exceptionnelle, il avait eu l'idée de l'arrêter en sacrifiant son kosode usé. Mais à quelles fins ?

Après avoir réactivé son adhésion chakratique, Hibiki empoigna le kunai, pointe vers le bas, de ses deux mains. D'une flexion du poignet, il opposa la lame émoussée au morceau de liane humide qui l'étreignait, et - au prix de menus efforts - le sectionna. Le voilà désormais libéré.

Mais alors qu'il relevait les yeux, à la recherche du fruit qui ne tarderait pas à lui retomber dessus, il vit la silhouette de l'aspirante. Proche, beaucoup plus proche qu'il ne l'aurait imaginée ; elle lui sautait dessus, depuis son tronc, à l'image d'un écureuil volant. Une vision qui, si elle l'amusa d'abord, lui fit réaliser qu'elle s'écraserait en contrebas si elle le manquait ; dans la succession d'événements qui venaient de se suivre, il n'avait guère vu la liane à laquelle la gamine s'était précautionneusement liée ; dans sa tête, elle s'élançait dans le vide sans aucune sûreté.

Pouvait-on lui en vouloir de la prendre pour une casse-cou de premier ordre ? Jusqu'à cet instant précis, elle n'avait guère fait preuve d'un instinct de survie des plus aiguisés.

Hibiki l'accueillit donc, amortissant son plongeon de face, après avoir lâché son kunai. Si elle était relativement légère, sa masse additionnée à celle du samouraï suffisait à rendre son équilibre précaire, voire totalement compromis. Tout guerrier qu'il était, le bicolore n'avait qu'une maîtrise basique des techniques de régulation du chakra ; son terrain d'expertise, à lui, c'était le combat rapproché au sabre.

Un dérapage inquiétant, des sueurs froides, et la désagréable sensation d'être subitement soumis aux lois de la gravité dans une posture des plus inconfortables : le voilà qui se mettait à tomber d'un très grand arbre avec un petit singe cramponné à lui. Par instinct, il referma l'un de ses bras sur la frêle silhouette de la gamine, comme pour s'assurer qu'elle ne lui échapperait pas. Sa main droite, ce faisant, effleura la liane enroulée autour de sa taille.



Sa main libre se referma sur la liane providentielle, qu'il enroula autour de son avant-bras hâtivement. Il se ferait certainement mal, mais il ne risquerait pas de lâcher, ou de se brûler en laissant filer la plante grimpante entre ses doigts. Il n'avait de toute façon pas vraiment le temps de trouver un moyen plus judicieux de négocier cette dégringolade.

À la seule force de son bras, tous muscles contractés, il se soutint à la liane lorsqu'elle se tendit brusquement, alors qu'ils étaient à un peu plus d'un mètre du sol. La force exercée sur sa main manqua de lui arracher un cri de douleur ; il le sentait, sa peau s'était probablement déchirée en de multiples points. Ses doigts tinrent cependant bon, au même titre que son poignet où la plante grimpante s'était nouée... avant de rompre, subitement.

Un bon mètre plus bas, Hibiki se réceptionna en souplesse sur ses jambes, soulagé en dépit des douleurs lancinantes qui remontaient de sa sénestre écorchée.



Momonga, le nom des écureuils volants des contrées boisées d'où il venait ; voilà comment il avait choisi de nommer cette illustre et téméraire inconnue. Ceci dit, il se mit à pousser la gamine en plaquant sa main droite contre sa joue nonchalamment, comme s'il essayait de se décoller un chewing-gum de sa chaussure. Pendant ce temps, à côté d'eux, le fruit tant convoité amorçait sa propre chute vertigineuse, dans l'oubli le plus absolu de celui qui l'avait lancé en premier lieu...