"De qui vient-elle?"

Entre mes doigts, une missive. Rares sont ceux qui me mandent pour un entraînement; je ne suis pas le mieux choisi, surtout que mon domaine ne permet pas un entraînement facile. Les illusions ne laissent pas de place pour le talent ou l’échange; tu ne cognes pas un vrai illusionniste, qu’importe l’étendue de ton talent et de ta force.

Je réponds, néanmoins, positivement à la demande de mon amie. Soit l’entraînement qu’elle attend est de nature théorique, soit Ruka a plutôt quelque chose à me demander. J’ai ma propre supposition; un bon coup d’illusion te fait vite comprendre bien des choses, et je ne peux m’imaginer autre chose que ça.

On ne veut subir une illusion qu’une seule fois.

Ainsi, j’irai; le temps n’est pas défavorable, mais ne rend pas service à la nature qui entoure notre village. La clairière, elle, est moins accueillante que la dernière fois où j’y suis allé. Le jour où j’ai rencontré l’être peint de rouge.

Un tour de force émotionnel, ce jour-là.

Je n’ai eu la chance de le revoir depuis, même si je le voulais; j’aurais bien aimé qu’on se croise, que je puisse partager mon intronisation à la brigade avec lui. Akahiko est une personne magnifique, capable d’être à la fois pris du feu de la passion, puis l’instant d’après pris à laisser l’eau couler sur son visage.

C’est d’ailleurs exactement ici que je l’ai rencontré. Ruka est à ma place, je suis à celle d’Akahiko. Je la salue d’un petit mouvement de main, en souriant. Je mets de côté toute cette histoire désolante.

«Oui, je dors beaucoup mieux!» Même si je voulais lui révéler quoi que ce soit, j’en suis incapable. Mes raisons restent triviales, mais il y a quelques choses que je peux lui avouer : «j’ai été à l’hopital pour essayer de voir Kokusen… un docteur m’a prescrit des médicaments pour le sommeil. Je ne sais pas trop pour lui, mais j’ai eu la chance de voir Mû; il ne semble pas mal aller, ça m’a beaucoup rassuré.»

J’ai vraiment l’air d’aller mieux; tristement, la plus grande nouvelle doit rester cachée.

"Ne parle pas de moi comme ça!"

Puis, mon teint a repris des couleurs, je semble bien plus vif, éveillé. D’une certaine façon, c’est grâce à ses conseils… et peut-être une bonne couche de genjutsu. Ma nouvelle apparence est forcée à rester secrète.

«Toi, comment ça va? C’est rare qu’on veuille s’entraîner avec moi; j’imagine que les illusions te donnent du mal, ou peut-être que ça t’intéresse d’apprendre?»

À croire qu’on a inversé les rôles; cette fois, ce n’est pas moi qui suis fatigué. Je prends le temps d’écouter la raison qui l’a poussée à me contacter. C’est souvent comme ça que ça se passe, en réalité; elle reste chanceuse de ne pas l’avoir vécu elle-même.

«Je comprends; tu as été chanceuse. J’en conclus que tu n’étais pas toute seule; c’est une des façons de résister aux illusions, en fait. À moins de faire preuve de sang-froid absolu, c’est très difficile – pour ne pas dire impossible – d’affronter un illusionniste. »

Je ne suis pas fort. Je ne suis pas rapide. Je ne suis pas imbattable.

Mais je suis méchant. Plus ou moins.

«Je ne peux pas t’infliger ce genre de chose; je peux t’apprendre, te montrer ce qu’il faut discerner pour rendre l’expérience plus facile à gérer, mais je ne compte pas te blesser.» Ce n’est pas ce que je fais, et encore moins une méthode en laquelle je crois.

J’ai appris les bases par ma mère quand j’étais petit; je m’en suis servi pendant des années pour apprendre. Si Ruka semble sérieuse, elle déconne un peu; ça me fait un peu rire aussi. «Il faut savoir beaucoup de choses du genjutsu si tu veux avoir une chance de le détecter. Fais-moi un peu de place, on va s’asseoir face à face.»

Je viens m’installer avec elle sur le rocher, croisant mes jambes plus ou moins en tailleur.

«La vérité, c’est que tu ne peux pas prévoir ce qu’un illusionniste va s’imaginer, et c’est ça le plus gros danger. S’il ne peut pas t’atteindre, qu’il ne sait pas que tu es présent, normalement tu ne risques rien.»

Je sors du pan de mon kimono un kunai pour lui montrer ce que je veux dire.

«Un couteau, ça fait plein de choses, tu peux t’en servir comme tu veux, ça reste un couteau. Si tu le lances bien, tu peux faire de graves blessures, mais ce n’est rien que tu ne peux pas voir ou t’expliquer. La portée peut changer.» Je dépose l’arme un instant entre nous deux.

Je file quelques mudras, transforme le métal en papier. Un parchemin enroulé. Je lui tends; on dirait un vrai papier. «Si tu mets la main dessus, tu vas te couper, on est d’accord? Si tu as de bons yeux ou que tu sais bien voir le chakra, tu pourrais à terme te rendre compte que ce n’est pas un parchemin que je tiens.»

C’est là le problème; il y a plusieurs façons de remarquer les illusions, et toutes ne sont pas pareilles; chaque type de technique a sa façon d’être identifiée. Par exemple, ce type d’illusion prend beaucoup de temps et de concentration à remarquer.

«Tu as beau l’observer, tes sens normaux te tromperont, à moins qu’ils ne soient très très aiguisés. De la même façon, une petite quantité de chakra comme celle-là est dure à percevoir.»

L’arme se fait finalement ranger.

«Ça, c’était avant tout une illusion optique; du chakra qui reflète une image différente de la réalité qu’elle cache. Imagine un peu un message caché sous de l’encre noire. Tout le monde peut voir le papier, l’encre, mais seulement quelqu’un avec une bonne attention au détail se rendrait compte de ce qui se cache en-dessous.»

«C’est possible, mais je ne les connais pas tous. Dans certains cas, c’est plus facile; se faire attaquer par un serpent des sables en pleine montagne enneigée ne fait aucun sens.» Ce genre d’animal est contraint à son environnement.

Pour le genjutsu, c’est la même chose; inventer quelque chose d’incohérent peut vite mener à ce qu’il soit décelé. Les illusions doivent être, pour la plupart, sournoises, subtiles. Tromper quelqu’un ne se fait jamais facilement, alors que les attaques psychologiques, elles…

«Non, c’est pour ça que les illusionnistes sont dangereux. Un bon sait comment laisser le moins de traces possibles entre avant t’avoir attrapé et après l’avoir fait.» C’est aussi le plus difficile de notre travail, pour tout dire. Quelqu’un de méfiant n’est jamais facile à avoir.

«Par contre, il y a des conditions.» Je pose mes index sur mes tempes, donc au niveau de mes oreilles. Une fois de plus, sur mes joues, en dessous de mes yeux. De chaque côté de mon nez. Sur mes lèvres. Finalement, l’une de mes mains passe sur l’autre pour mimer une caresse.

«Tout est sensoriel. Si on te cible, il faut impérativement intéragir avec toi. Te parler, te regarder, te faire sentir ou goûter quelque chose, te toucher.» Mes doigts alignent quelques mudras, mes yeux se posent dans ceux de Ruka.

Le bruit du fer, le tintement des chaines qui viennent menotter ses mains, ligoter ensemble ses bras devant elle. Le métal est froid sur sa peau. «Je peux te montrer ça, au moins; un shinobi ordinaire ferait ce genre de chose. Des chaines, en pleine clairière. Un shinobi voulant te faire peur ferait n’importe quoi qui pourrait t’impressionner. Un shinobi intelligent utiliserait son environnement, te ligoterait avec des lianes en pleine forêt; c’est réaliste, c’est plausible.»

Une illusion inoffensive, mais assez répandue.

«Un esprit aux aguets peut facilement remarquer que ça ne fait pas de sens. Dans certains cas, des illusions plus convainquantes ont des faiblesses plus évidentes; si je t’enferme dans un couloir et que je scelle la sortie avec un mur de terre, il y a plusieurs options. Si c’est un mur de terre, tu ne pourras pas voir à travers avec tes dons sensoriels, mais… si le mur n’existe pas vraiment? S’il n’a aucune consistence réelle?»

Les chaînes se déferont toutes seules, mais si Ruka souhaite tester leur solidité, je lui laisserai le temps qu’il lui faut. «Si tu es ciblée par une illusion, c’est parfois trop stressant pour penser à comment on peut s’en sortir, même se demander si ç’en est une. Les illusions qui influent sur l’environnement, comme celle du parchemin, sont moins invasives et n’affectent pas directement une personne; c’est ce qui les rend difficiles à gérer. Entraîner ton esprit à questionner tout ce qui se trouve devant toi est la première étape et la plus difficile, mais tu es chanceuse; tu portes déjà une grande attention à ton environnement et tu possèdes des dons sensoriels. Garder en arrière-pensée que ce qui se trouve devant toi n’est pas forcément la réalité t’aidera déjà beaucoup.»

«Ça, ne m’en parle pas…»

Je ris avec elle; un léger éclat doux-amer qui finit rapidement par se faire réprimer. C’est difficile, d’être un ninja. Je n’ai pas tous les jours la force de l’être, et je ne vois pas comment il est possible de garder cet état d’esprit mécanique en toute circonstance.

«On ne peut pas être infaillible; c’est impossible de tout déjouer. Il suffit de ne pas oublier que c’est la même chose pour tes ennemis. La faiblesse primaire du genjutsu, c’est d’avoir un esprit résilient. Résister à l’inquiétude. Résister à la peur. Résister à la panique.» Je prends mes aises à mon tour, étirant mes jambes et posant mon dos sur la roche, me retrouvant plus ou moins couché.

C’est sans doute ce que Ruka doit apprendre le plus, mais ce n’est pas quelque chose que je peux lui montrer. J’ai vécu toute ma vie avec ma sensibilité, avec mes limites et une certaine rigidité. La plasticité de mon esprit est louable, on me le dit souvent, mais mon humanité me rend vulnérable.

Une vulnérabilité que je n’associe pourtant pas à une faiblesse. C’est elle qui m’a permis de rester en vie, de ne pas tendre la main à la solution facile quand je le désirais.

Toutes les questions que Ruka se pose, moi aussi je me les suis posées. J’ai des années d’expérience en la matière, c’est ma plus grande obsession, ces réponses sont mon plus grand désir. Je ne réponds pas tout de suite, elle souhaite continuer son raisonnement d’abord, me faisant signe d’attendre.

Plus elle pense, plus elle s’approche de mon jardin secret, de toutes les recherches et idées que j’ai eu quant à l’esprit humain. «Le genjutsu peut servir à plusieurs choses. Je n’ai pas besoin de tout avoir expérimenté pour créer une sensation réelle, bien souvent une image peut servir de déclencheur. L’esprit fait le reste.» Combien de fois il m’est arrivé de faire fondre la peau et la chair des bras de mes ennemis? L’image de la peau qui se détache, l’odeur de la chair qui meurt et qui tombe, la sensation de l’os mis à nu… c’est suffisant pour que l’esprit s’imagine la douleur.

«C’est… c’est compliqué.»

Je n’ai pas de réponses à ces questions. Pourtant, ce sont ces réponses qui me captivent, l’idée que ça soit possible. «Je ne peux pas te dire que oui, mais je ne peux pas non plus te dire que non… C’est possible d’appliquer des illusions sous plusieurs formes, d’utiliser un médium différent, comme un sceau libérant du chakra parasite par exemple.» C’est quelque chose de vicieux, mais que je suis amplement capable de m’imaginer. J’en vois le fonctionnement, l’utilité.

«Une marque capable d’exposer quelqu’un à des illusions constantes, lui donannt de fausses impressions pour fragiliser son esprit… c’est possible. Quelqu’un d’affaibli, d’épuisé, peut croire beaucoup de choses. » Mon ton est loin d’être explicatif. Il est intéressé.

«Parfois, j’utilise le genjutsu comme traitement psychologique. Je peux fouiller dans les rêves, les manipuler avec mon propres esprit. Ça peut servir de thérapie sur le long terme pour ceux qui ont des troubles du sommeil lié aux cauchemars. Sur une personne réveillée, c’est possible de modifier son environnement immédiat pour provoquer des sentiments, des impressions.»

"Elle est bien pensive, tiens. Demande-lui ce qu’elle veut."

Ses questions s’accumulent, s’alignent et n’en finissent plus; plus on discute, plus elle me semble inquiète. Ses pensées sont lourdes, son intérêt m’est particulièrement soudain. Du haut du rocher, je l’observe après avoir changé de position.

Mon ventre se retrouve contre la pierre, mes bras servent de coussin à mon menton. «Ce qui limite un illusionniste est sa propre créativité, peut-être un peu sa morale. Ne sois pas trop défaitiste; ça prend du temps pour tout apprendre, mais je t’assure que tu y arriveras.» J’en suis même très confiant, mais la première étape est de croire en soi-même.

Une estime faible fait d’un esprit une cible facile.

«Ça peut être un savant mélange des deux; on peut scéller beaucoup de choses. Je t’avoue, je ne connais aucune méthode infaillible pour résister à un genjutsu; certains perturbent leur chakra avec des marques, d’autres sont très perspicaces, d’autres sont senseurs…»

On finit par s’intéresser davantage à ce que je fais, et à comment je fonctionne; je parle de mes capacités sans me montrer vaniteux, mais j’en reste très fier. «Dans de très bonnes conditions, je n’ai pas besoin que mon patient soit endormi, mais c’est rare. Je me sers d’illusions pour parler au subconscient, surtout; je n’ai pas la capacité d’effacer ce qui est déjà là, ou tout ce qui est arrivé… mais je peux le voir. Je peux alléger la peine des gens; la faiblesse de mes méthodes est d’être mis directement à nu devant ce qui fait mal.»

Quelqu’un qui n’est pas prêt en souffrira, et souvent mon travail est à refaire.

Je vois le mal qui l’habite, j’entends sa voix plier sous l’émotion… puis je descends. Si j’étais capable de ce genre de miracle, je le ferais. Je lui donnerais cette paix intérieure qu’elle recherche. Cette force, je ne l’ai pas.

Pourtant, je rêve de l’avoir.

Je veux que mon esprit devienne un refuge, pouvoir faire fondre la douleur et défaire la peur. J’apprends, ça me prendra sans doute toute une vie, mais j’apprends. «… Je comprends.»

Sur ses épaules, mes bras s’étendent. Dans son dos, mes mains passent. Je n’ai pas peur des sentiments, mais je suis l’un des seuls; il lui faut beaucoup de courage pour même poser la question. «Ce n’est pas quelque chose que je peux faire. C’est sans doute possible, mais très difficile.»

Je comprends mieux pourquoi elle est venue me voir. «Les sentiments sont de belles choses, pourtant. Je suis d’avis que d’apprendre à vivre avec eux, à les apprivoiser, est cent fois mieux que de les réprimer ou de les sceller.»

J’attends un moment, peut-être une minute. Quelques mots s’ajoutent; «un jour, j’apprendrai. Si tu veux que je te rende ce service, je le ferai. En attendant, je t’apprendrai comment vivre avec, et comment développer ton esprit.»

Tu vas apprendre. Ce qu’il faut découvrir au cours d’une vie se révèlera très vite. «C’est le mieux que je peux faire.»

Prends le temps qu’il te faut. Je ne te lâcherai pas; je ne te laisserai pas tomber. Je suis là pour ça; la voie du shinobi n’est pas facile et ne l’a jamais été. Je ne suis pas ninja pour rien; j’aurais pu devenir samurai, vivre d’un nom riche aux accents nobles. J’ai choisi ma vie pour les gens comme toi. Comme nous. Je n’ai pas choisi mes capacités; j’ai choisi ce que je pouvais en faire. Je ne compte pas rester coincé dans une existence qui ne me convient pas, et je ne laisserai personne faire cette erreur.

La vie continue.

Ce n’est pas quelques larmes qui me feraient peur. Ce n’est pas un peu d’eau qui ruinera mes habits. La vie continuera toujours, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus; jusqu’à ce que l’un de nous deux rende l’âme, nous serons là. «Oui, t’en fais pas!»

Je suis content pour cette opportunité; la chance de voir en Ruka une camarade et une amie n’est pas donnée à tout le monde. Elle ne s’entend pas toujours avec les autres, puis elle préfère souvent être en solitaire. Je lève les épaules, lui répondant que «c’est ça, et ça ne me déplait pas. Je suis content de te connaître.»

Jamais je ne l’obligerais à raconter sa vie, mais je serai prêt à écouter le jour où ça devra sortir. Je verrai par moi-même ce qui la ronge, ce qui lui fait mal. «… Le jour où tu seras prête, je le serai aussi. En gage de bonne foi, je te partagerai mon plus grand secret. Il n’y a que Chinone et notre Kage qui sont au courant. Si on m’y autorise, je le ferai.» Son silence vaudra le mien…

… Et je sais que je ne regretterai rien. "Es-tu certain de ce que tu proposes? Sais-tu ce qu’elle penserait de moi?"

Je me souviens très bien. La nuit où on a été attaqués, quand on a campé dans la forêt de l’étrange, Ruka et Mû étaient respectueux de nos ennemis. De notre groupe, c’était le plus évident. Ses opinions sur les yokai ne sont pas noires. Au pire, elles sont en nuances de gris.

Je lui fais signe que je pars en m’avançant sur le chemin du village. Le rouge du soleil commence à tacher la clairière, je l’encourage à rentrer avec moi. Pour aujourd’hui, il vaut mieux en rester là. «Je vais te raccompagner, d’accord?»