"Es-tu certain qu’elle ne t’en voudra pas?"

«… Non, Himitsu. Par contre, si je veux son aide, elle doit savoir.» Nous sommes tous deux nerveux. Depuis la visite de Kumiho et d’Akiko, je vis dans le doute. L’incertitude. Ma famille n’est pas en colère, mais trouve ma décision particulièrement hâtive.

Pourtant, jamais je ne me suis senti aussi vivant, aussi en paix avec moi-même. Je me sens complet, finalement capable d’accomplir ce que je désire depuis longtemps. J’ai souffert, c’est vrai, mais tant de réponses me sont finalement venues.

Puis la première fois en six mois, j’ai pu trouver le sommeil. Je n’ai pas eu à utiliser de médicaments pour amener mon corps à un état de fatigue suffisant pour que je m’effondre, et je n’ai pas eu besoin de prendre quoi qu ce soit pour me réveiller.

Je sais ce qui rôde au dehors, ou du moins ce qui rôdait. Je sais pourquoi. Je n’ai plus besoin de m’inquiéter; je peux prendre des décisions éclairées sams avoir de poids sur la conscience, sans douter. Ma situation est devenue plus compliquée, plus risquée, mais tout est maintenant selon mes termes.

C’est à moi de décider.

Ce soir, je décide que ma partenaire doit être mise au courant.

***

C’est à mon tour de venir cogner. Il n’est pas très tard, même si le soir commence à danser. J’aurais pu venir à la nuit tombée, ça aurait sans doute été moins risqué, mais je préfère me présenter quand je sais qu’elle sera disponible.

J’ai pu venir jusqu’ici sans problème, sans attirer l’attention de ceux qui ont croisé mon chemin. Comme si tout était normal. Après avoir cogné et obtenu réponse, je lui explique pourquoi je viens la vois si soudainement.

«Bonsoir… je sais que ça ne me ressemble pas de passer comme ça à l’improviste, mais j’ai besoin de discuter de quelque chose avec toi. Ma situation a grandement changé… est-ce que je peux entrer? Je ne veux pas en parler comme ça au-dehors.»

Pour tout dire, je cherche encore comment lui expliquer ce qui m’est arrivé. Ce n’est pas quelque chose qui s’explique simplement, mais quelque chose qui se vit. J’attends qu’elle m’invite à l’intérieur, et je la suivrai.

Dans tous les cas, Chinone pourra voir que je semble bien moins fatigué, même que je semble avoir un surplus d’énergie.

Avoir été n’importe qui d’autre, le message aurait été clair; un dérangement. Pourtant, elle m’invite à entrer quand même, me concède le droit d’aller et venir comme bon me semble pour la visiter. Je l’accompagne à l’intérieur; elle était quelque peu occupée, mais le changement de mon état est bien trop important pour que je décide de repasser plus tard.

«C’est compris, je m’en souviendrai. Je suis désolé si je te dérange, je vais essayer de faire vite pour ne pas trop te déconcentrer.»

Invité à boire et à me servir, je m’approche des armoires. Pendant un instant, la bouteille me fait de l’oeil. "Je ne te savais pas grand buveur"; je m’abstiens de la saisir. Je ne bois pas très souvent, et je ne suis pas très à l’aise de faire ça maintenant, si tôt après ce… changement. Certes, ça pourrait m’aider à délier ma langue et à amorcer la discussion qu’il faut avoir maintenant, mais ça ne serait pas selon mes propres termes.

Il faut que ce moment soit vécu à pleine mesure, qu’il soit inaltéré et irréfutable. Je ne veux rien oublier, je veux que tout soit su, entendu, compris. Une main sur le comptoir, je ne me retourne pas tout de suite. «… J’ai reçu la visite que j’attendais, l’autre jour. Ils sont deux. À la taverne quand je t’ai dit que je sentais que ça venait à moi… je n’ai jamais visé aussi juste.»

Je ne parle pas souvent d’avoir des visiteurs; c’est évident que je parle de ceux qui s’aventurent dans nos ruelles la nuit. «Depuis, j’arrive à dormir confortablement. Si j’ai l’air encore un peu tendu, c’est parce que j’ai quelque chose à t’expliquer…»

Le comptoir et les armoires se voient délaissées. Mes mains se tiennent alors que je m’avance; mes paumes moites se frottent, signe de ma nervosité. «… mais je pense que te le montrer serait plus facile. Est-ce que tu me laisserais faire?» Une demande posée avec une certaine nuance; les mots ne suffiraient pas pour tout révéler, et jamais plus je n’oserai employer mes capacités sur Chinone sans son consentement total, ou sans qu’elle en ait absolument besoin.

"Pour quelle raison?" – Parce que Chinone est mon amie. Je ne veux plus jamais la blesser.

«Je n’arrive pas à m’imaginer comment tu prendrais la nouvelle, et j’ai peur de trouver les mauvais mots pour te l’annoncer.» Je viens m’asseoir à la table après avoir placé un coussin pour me mettre à l’aise; sans être trop loin, je cherche un coin de table qui n’est pas trop occupé et qui ne comporte aucun risque d’accrochage.

Il y a un moyen de s’expliquer toute chose, j’en suis convaincu. Expliquer une expérience abstraite qui n’a été vécue que par – je suppose – une poignée d’êtres dispersés dans tout Onogoro… n’est pas des plus facile. Au contraire, c’est si fastidieux : par où commencer, comment dire qu’un corps est partagé par deux esprits sans crier à la sorcellerie, où cela doit-il s’arrêter…

"Me laisserais-tu la rencontrer?" «…»

C’est une solution.

Si cette union s’est produite, c’est à cause de ma volonté tant à protéger cet être qui m’est cher, tant à lui offrir une seconde chance de vivre auprès des hommes et de redécouvrir le monde sans peur d’être poursuivi et traqué d’un bout à l’autre de celui-ci.

Partager avec lui mon univers, lui présenter ceux qui me sont proches, est une belle façon de commencer. «Je sais bien que peu importe comment tu l’apprendras, tu le comprendras.» Chinone n’a pas tout vu, mais son esprit reste froid; elle n’explose pas, ses découvertes sont décortiquées de manière détachée, elle sait voir une image dans sa totalité et les nuances qu’elle cache.

Himitsu ne mérite pas d’être enfermé dans mon corps, d’être spectateur de la vie que j’ai choisi de partager avec lui. «… Je serai bientôt prêt à rencontrer Kaleah. Je pense que c’est la seule aide qu’il me faudra.» Les épaules se détendent, s’affaissent avec lenteur. Un sourire s’accroche à mes dernières paroles. Un sourire confiant. «On m’a facilité les choses. Avant, révéler mon secret à la Kage aurait pu mener à ce qu’il me soit enlevé. Maintenant, c’est impossible. Impossible de marchander sa vie ou de la mettre en jeu.»

Mes doigts dansent, tissés serré, noués. J’ai l’habitude, depuis le temps. C’est devenu plus une façon de m’exprimer qu’un art shinobi, au point où j’en suis. C’est pourtant la seule façon de faire les présentations. «Je vais te montrer. C’est important pour moi que tu voies.»

Je remonte mes jambes sur la chaise, prenant une pose plutôt… méditative?

Puis, mes yeux cherchent les siens. Elle sait bien comment ça fonctionne.

***

Rien ne change. Nous sommes au même endroit, mis à part que quelques parties de l’habitacle de Chinone me sont trop floues pour que je puisse les détailler avec finesse. Pourtant, certains détails se rajoutent d’eux-mêmes. Des choses qui, pour moi, sont triviales.

Pour lui, elles ne le sont pas.

D’un coin sombre de sa cuisine, quelques bruits de pas. Des pas non-humains; animaux, rapides, excités. Des bruits de pas qui savent se transformer, troquer leur véritable nature pour celle d’un autre. Quelqu’un s’approche de la table.

Nous sommes trois. Nous sommes deux.

«Je suis content de te rencontrer, Sanguinaria. À part l’Aconitum, ce sont mes fleurs préférées.»

«…C’est lui, Chinone. C’est lui, le Secret dont je t’ai parlé.»

Chinone. Son nom, réduit à son expression la plus primaire; venant d’un esprit ayant passé plus d’une centaine d’années dans un immense jardin, ça ne me surprend pas.

«Je n’aurais pas cru avoir la chance d’un jour te parler de vive voix. Ao m’a beaucoup parlé de toi. Je voudrais te remercier des grands efforts que tu fais pour lui, donc pour nous.»

«…»

C’est ce qu’il en est. Généralement, une illusion ne semble pas aussi réelle. C’est possible pour certains d’en percer les mystères, de développer des impressions, un sentiment de doute. Himitsu, pourtant, n’est pas une illusion. Il ne peut exister qu’ici, dans le sanctuaire de mon esprit, mais il existe bel et bien.

Il s’installe lui aussi à la table, à côté de moi.

«Ao a accepté de subir ce que l’on appelle le rituel de possession. Pour ma protection, il a fait le choix de devenir mon hôte.»
«J’ai été approché par deux autres Kitsune, ils m’ont averti que quelque chose avait massacré leur … meute? … et que le danger pourrait être trop grand pour Himitsu. On m’a conseillé le rituel; ça règle les problèmes inhérents à ma situation. Le risque qu’il soit peut-être chassé ou tué n’est plus là, et ma famille ne peut plus

choisir de le cacher.»

Certes, je pourrais être exilé avec ma famille, mais j’ai au moins cette sécurité qu’à moins qu’on m’élimine, rien ne pourra lui arriver. J’ai une chance de négocier ma position, car maintenant c’est moi qui choisit. Les mots des premiers Yamanaka à avoir rencontré Himitsu me reviennent, à pleine mesure.

«Nous avons peint ces lieux d’aconit en l’honneur de l’esprit des montagnes bleues. Qu’il marche à jamais à nos côtés, que l’on puisse tous jouir des richesses de la nature.»

Elle accepte. Tout autant, elle comprend.

J’ai voulu l’avertir au mieux, si bien que Chinone a compris avant même leur rencontre ce qui se cachait sous ses yeux. J’aurais pu les laisser parler ensemble, apprendre à se connaître un peu plus, mais j’ai bien vite vu que ma nouvelle situation, loin d’être rageante, reste incertaine.

Donc, inquiétante.

J’ai quand même voulu donner cette chance à mon ami de se présenter selon ses propres termes. C’est ce que j’ai longtemps voulu de lui, et j’ai longtemps travaillé à ce qu’il puisse converser avec ceux qui vivent à l’extérieur. Comment amener quelqu’un à rencontrer des gens sans qu’il ne soit vu, sans qu’il ne sorte réellement?

Simplement, en le portant en soi. Mes connaissances peuvent lui ouvrir une porte vers le matériel, même s’il ne l’atteindra pas vraiment. L’absence du matériel n’équivaut pas toujours à l’absence du réel.

L’espace d’un instant, je remarque une fibre d’animosité. Elle reste finalement cachée; je ne sais pas ce qu’elle pensait dire, mais je suis content qu’elle ait choisi d’aller dans le sens d’Himitsu, et d’accepter à sa façon son remerciement.

«Je voulais juste que tu le saches, que tu l’aies vu. Je sais bien que Kaleah ne doute pas de toi, mais maintenant tu sais exactement ce qu’il en est.» Il ne peut pas y avoir de doute. Avec certitude, le Kitsune n’est pas chez moi, et il n’est pas caché.

«J’y compte bien. Je n’ai pas eu la chance de l’aider avant. Maintenant, je peux le faire. Ao est le seul que j’ai été capable de sauver du feu. Je le protégerai jusqu’à ce que je ne le puisse plus.»

C’est une réalité bien sombre, autant la révélation de ce qui m’a permis de survivre à l’incendie de ma maison quand j’étais enfant, autant la réalisation qu’Himitsu est ma réelle attache paternelle. Je père que j’ai eu n’a jamais compris comment il était sensé m’élever.

C’est un esprit, un concept idéal, qui a eu à le faire. J’ai appris avec lui plus qu’avec mon véritable père. Entendre toute cette volonté de la part d’un être qui, jusqu’à récemment, se trouvait incapable de montrer ses émotions et son ressenti, ça a pour moi quelque chose de surréel.

Chinone aussi, agit de cette façon. Ses paroles rejoignent ses pensées, quand son visage tente de s’en détacher. C’est parce qu’ils tiennent tous deux à moi, à ce que je sois à leur côté, qu’ils se rencontrent aujourd’hui. J'assiste au croisement de l'entre-deux, celui que j'attendais au point de l'avoir presque oublié.

«Je suis content. Je me sens important, en sécurité, et capable de choisir ce que je désire voir comme avenir. Avant, j’avais beau essayer, il y avait toujours cette incertitude, cette impression d’avancer tout seul sans personne pour vouloir me suivre ou me guider.»

Le passé est une vague, qui revient toujours. La vague m’emporte assez loin pour que je verse une larme.

Cette seule preuve de ma reconnaissance.

L’illusion finit par fondre, on revient dans le monde matériel; Chinone reprend son travail alors que l’esprit-renard se dissipe, que le flou ne cède sa place au réel, physique. «Je le sais bien, mais ça ne s’empêche pas… J’ai essayé pendant longtemps de trouver une porte de sortie à ma famille et de trouver ce que je pouvais faire. Tu m’as aidé à avoir les idées claires sur beaucoup de choses, et j’ai beaucoup appris ces derniers mois.»

Une immense sensation de progrès.

Entre mes doigts, une pilule; c’est à la fois une façon de me faire arrêter de radoter et d’apporter du support. «Je suis venu ici en cachant mon visage; d’ici à ce que Kaleah me contacte, je continuerai pour ne pas faire peur à la population. Je n’ai pas tant changé, mais… ça pourrait inquiéter des gens quand même.»

Je veux lui montrer que j’ai quand même pris des mesures, que je sais gérer ce changements – et ce même si j’apprends à les comprendre peu à peu –. J’enlève le masque pour l’instant, ma fausse peau faite d’illusions tombant en fumée. «Je vais rester un peu, quelques heures; je veux me laisser un peu de temps sans voir ma famille. J’irai manger un morceau avant de rentrer, je n’ai pas le coeur de rentrer pour dîner.»

C’est trivial, niais au possible, mais je me sens pour l’instant plus à l’aise à l’extérieur; montrer au Secret les rues qui étaient auparavant si près mais si hors d’atteinte me fait plaisir, et je préfère lui offrir cette joie plutôt qu’aller m’expliquer une fois de plus à mon père qui refuse d’accepter le choix que j’ai fait.

Je me lève, retourne vers son comptoir. Deux coupes, une bouteille.

«Si tu as envie de prendre un peu l’air après avoir terminé, je peux essayer de t’aider; je ne suis pas le plus habile mais s’il y a quelque chose de facile que je peux faire…»

Je me rapproche, m’asseois; les coupes sont sur le coin, pas trop loin mais hors du chemin. Je remplis la mienne, et lève les yeux; une façon de demander avant de remplir la seconde si elle en veut.

Le Ao Yamanaka d’il y a quelques mois se serait perdu.

Il serait encore coincé à errer dans les rues la nuit, à la recherche d’un signe qu’il n’est pas fou. Il n’aurait fait aucun progrès, il n’aurait eu pour envie de devenir meilleur que ses propres ambitions. Il n’aurait jamais su quoi faire quand on aurait cogné à sa porte, et aurait laissé le doute envahir son esprit lors de ce fameux rite de possession. Il aurait brisé son Kitsune, perdu la face devant les siens, attendu que son secret soit découvert pour être chassé une fois de plus. Et advenant que le rituel n’aurait pas échoué, il n’aurait pas su faire attention à son statut.

Pourtant, le Ao Yamanaka devant toi est encore en un morceau. Plus qu’entier, même.

Tu as su brider ses peurs, tasser ses doutes et lui apprendre à éviter les erreurs. Il s’est déjà imaginé mourir devant toi, prêt à te briser; une erreur qu’il a éviter. Tu es bien pour lui, de la même façon qu’il s’estime bien pour toi. S’il est à ta table aujourd’hui, à partager ton saké, c’est que tu as su le laisser entrer.

Tu lui offres un sentiment de protection, de sécurité et d’attachement qu’il ne peut s’expliquer. Il sourit; il te dit que «je ne compte pas rentrer, dans ce cas.» Il n’ose pas te le dire, mais il se sent comme avec sa vraie famille, ici et maintenant.

Il te choisit.

Il choisit d’observer, et te coule un verre; il n’a pas besoin de demander, car il sait. Il savait, mais n’osait pas. Une si simple remarque apporte un si grand sentiment de familiarité, une sensation de savoir et de connaître la personne qui est devant lui.

La paix, la vraie.

D’une certaine façon, vous êtes seuls. Tout autant, pas vraiment. Pour la première fois, il se sent écouté, compris, sans jugement. Car tu ne juges pas; tu n’existes pas. Il est seul, mais avec toi. Il n’empiète pas et il regarde avec tranquillité. Tu es seule, mais avec lui.

Vous êtes seuls, mais à la fois vous êtes là. Ça ne s’explique pas. Ce lien ne s’explique plus.