Les traits ne sont plus les mêmes. La forme est plus fine. Pour sortir, je n’ai d’autre choix que de tromper les apparences… du moins pour l’instant. Le Secret danse sous ma peau et cherche diverses façons de s’exprimer.

Des ongles plus solides, plus pointus – les oreilles et le nez aussi –. Des canines plus acérées. Des yeux plus ronds, plus luisants. Une silhouette mixte, encore plus loin de l’homme que l’on espérait que je sois. Le sentiment d’être devenu un corbeau au plumage de colombe.

Je pourrais sans doute cacher tout ça, mais la peur est pour l’instant trop grande. Je n’ai pour l’heure pas le choix que de passer une main sur mon visage pour aligner mon ancienne peau, prétendre à mon ancienne apparence… pas qu’elle soit si éloignée ou même perdue.

Expliquer ce changement à ma famille a été difficile. Expliquer la visite surprise, tout autant. La seule personne qui a su comprendre, c’est Chinone. Celle qui, peut-être sans vraiment le vouloir, m’a donné le courage de mes convictions et assez d’audace pour agir le moment venu. "Je suis désolé de te mettre dans cette situation. Je suis rassuré qu’il y ait quelqu’un d’autre pour t’épauler."

***

J’entre. Les mots ne me viennent pas comme ils le devraient. «Bonjour…» Un mot tout bas, mais qui ne l’est pas autant que ma tête. Je salue ma cheffe avec grande politesse.

Je suis si nerveux qu’une fois la porte refermée derrière nous, j’oublie de montrer mon visage; on me le rappelle rapidement. «Oui, tout de suite!» Une main passe une nouvelle fois sur mon visage, l’infâme réalité se dissout alors que le voile de l’oubli s’étiole. Je laisse ma nouvelle apparence être ainsi exposée.

J’ai l’air de moi-même, mais on peut se douter qu’il y a un petit quelque chose de spécial. Quelque chose qui ne s’explique pas, à moins de souhaiter la mise à mort. «Je suis désolé, ce n’était pas pour vous tromper; je ne suis pas encore très à l’aise et je ne voulais pas alarmer les autres au-dehors.»

Ma silhouette est encore humaine, elle peut bien le voir, mais ceux qui me connaissent peuvent facilement voir que je ne suis plus le même. «… Oui.» Possédé est le mot le plus commun, pourtant ce n’est pas comme ça que je le vis.

«La famille Yamanaka vient des montagnes de Seizan. Il y a vingt ans, avant que l’Ombre actuelle ne soit au pouvoir, notre maison a été brûlée et nous avons trouvé refuge ici, à la Cîme. C’est arrivé car des rumeurs circulaient que notre maison abritait un esprit-renard. C’est le cas depuis plusieurs générations. Ma famille a fait le choix de garder cette situation secrète, et de garder à l’écart notre Kitsune, puisqu’il ne voulait pas partir.» C’est le plus simple à expliquer.

Maintenant, la partie difficile. «Je suis comme ça aujourd’hui à cause d’une visite à laquelle je ne m’attendais pas. Je n’ai pas osé en parler avant de peur qu’on trace mon propre Kitsune, mais j’ai souvent eu la sensation qu’il y en avait d’autres près de nous. J’ai souvent ressenti des traces de chakra dans les coins de Jujou et dans les ruelles la nuit alors que je me promenais après m’être réveillé en panique. Ça a commencé quand j’en ai vu un lors du festival des couleurs il y a moins d’un an. Il est venu, il y a peu de temps, cogner à ma porte avec son aînée pour avertir mon esprit-renard d’un danger extérieur… pour sa sécurité, j’ai choisi d’accepter le rituel de possession qui m’a été proposé. Rituel qu’Himitsu, mon Kitsune, a choisi de ne jamais accomplir jusqu’à maintenant.»

Je ne vais pas mentir à ma cheffe; je veux qu’elle sache tout de ce secret, qu’elle soit capable comme moi de le protéger. Tout autant, je lui admets ce qui m’a amené à tout ceci pour que ça soit clair que jamais je n’ai voulu fomenter d’état traître.

«Ma famille est contre ma décision et mes actions et aurait préféré garder le Secret caché encore plus longtemps. C’est après avoir rencontré une femme de Toge dans le même état que moi aujourd’hui et avoir expliqué ma situation à Chinone que j’ai décidé de vous en parler. Malheureusement, les circonstances ont joué contre moi et je n’ai pas été assez rapide, comme je cherchais un moyen de concilier l’avis de ma famille et le mien…»

Un instant, je regarde ma collègue; je ne sais pas ce que je pourrais dire d’autre mais je ne cherche pas particulièrement à ce que Chinone argumente à son tour. Je l’observe pour me rappeler que j’ai choisi cette position, que j’ai voulu rejoindre son monde et que je ne peux plus reculer.

La peur s’éloigne, s’étouffe en silence.

«Je comprends si ma nouvelle condition est trop problématique pour que je puisse rester à la Cîme, mais sachez que je ne regrette pas mon choix et que si mon apparence est différente, je ne me sens ni manipulé ni influencé par l’esprit qui est avec moi maintenant.» C’est même tout le contraire; je me sens appuyé et plus en contrôle de moi-même.

"…Merci. Merci de faire tous ces efforts pour moi."

Je ne saurais dire tout de suite si j’ai été convainquant ou même si mes propos sont clairs. Chinone s’approche, montrant silencieusement qu’elle est là pour m’épauler et me soutenir; la demande de Kaleah est loin d’être inattendue, mais les derniers mots sont pesants. J’inspire; l’air ne ressort pas tout de suite.

Chinone est garante de ma vie.

"…Tu dois être très important."

Je tourne une nouvelle fois les yeux vers mon amie, l’air incertain. Peut-être que Kaleah en connaît plus sur ma condition d’hôte qu’elle ne le laisse paraître, fort probablement en fait. Pourtant, je ne suis pas spécial. Je sais ce que Chinone pourrait dire; ne pas m’enrôler serait de gaspiller mon potentiel. Mes talents sont communs, mais il est rare que quelqu’un les cumule tous; peu peuvent se vanter d’en connaître autant sur le principe des illusions, sur leur diversité et comment les employer. Peut-être que mon nouveau statut – si on peut le qualifier ainsi – apporte quelque chose que je ne sais pas, que je ne connais pas encore.

Autrement, si je devais moi-même dire pourquoi je devrais être intégré à la brigade, je ne parlerais pas de talent pratique, de mérite ou de potentiel. Une façon de voir l’esprit humain qui n’est pas commune, voire qui ne se partage avec personne. Mes talents viennent de là, de cette fascination intrinsèque du pourquoi et du comment l’esprit évolue. Si je le pouvais, je m’infiltrerais sous la peau de tous ceux que je rencontre, simplement pour mieux comprendre qui ils sont, comment ils fonctionnent, à la manière d’un Kitsune. C’est ce qui me donne cette liberté d’inventer, d’utiliser pleinement les illusions non pas pour apporter un ressenti physique, mais un ressenti émotionnel, une nuance. L’esprit est abstrait, malléable, d’une incroyable plasticité.

Ça serait sans doute ma plus grande contribution; cette façon de considérer la pensée vivante et cette curiosité morbide peuvent être mis à profit. Mon seul défaut, c’est mon humanité, et la valeur que j’attache à celle-ci. Sans dire que ça se règle facilement, il existe des moyens de travailler avec.

Chinone sera garante de ma vie, de la même façon que je serai garant de la sienne. C’est cette réciprocité qui fait un vrai binôme. «…!»

Je suis surpris d’entendre exactement ce que j’imaginais; ce sentiment d’être compris, d’être considéré et vu pour ce qu’on est ne m’est pas familier. Généralement, on imagine de moi ce que l’on veut et je ne fais qu’aller dans le sens qu’on veut bien faire de moi, mais personne d’autre qu’Himitsu n’a su ainsi taper dans le mille.

Quelqu’un se fait appeler.

Je vois un visage sur lequel finalement mettre le nom. Un partenaire que Chinone a déjà mentionné, mais dont plus m’était avant inaccessible. Un homme que j’ai finalement l’opportunité de voir, mais il semblerait que ça s’arrêtera là.

Je le salue lui aussi avec politesse alors qu’il retire sa capuche.

Sur le coup, je ne me rends pas compte de ce qu’impliquent les paroles de Kaleah, mais c’est après avoir dit que «oui, je souhaite toujours rejoindre la brigade» que je la situation me saute aux yeux.

La mention de Chinone est subtile; je ne vois pas pourquoi je ne l’accompagnerais pas, et encore moins pourquoi il lui fallait demander cette précision. Mon regard surpris se pose sur ma collègue, puis sur ma cheffe. Mes lèvres sont pincées.

Je sais ce que ça veut dire.

La dissolution du binôme de la Froideur Écarlate n’a sans doute pas bien passé, et elle veut que ça soit compris. Je ne me vois pas m’en mêler, je ne veux pas ajouter d’huile sur le feu. Je continue donc en disant que «je suis prêt à recevoir la marque, je promets d’aider la Cîme du mieux que je le peux et de protéger ses secrets.»

En m’entendant parler, j’ai une petite pensée pour Akahiko, cette autre personne qui m’a déjà montré cette marque. Je me demande si, une fois que je la porterai, il me sera possible de savoir ce qu’il voulait me dire ou ce qu’il gardait caché lors de notre rencontre.

La marque finalement mise en place, ma langue m’étant rendue, je ferme la bouche pour déglutir. Pas que c’était long, mais la nervosité faisant saliver, j’avais hâte que ça soit terminé. Pliant ma langue sur elle-même contre mon palais, j’essaie vite-fait de ressentir la présence du sceau; à part la chaleur au moment où il s’active, je ne le sens pas. On pourrait presque oublier qu’il est là.

«D’accord.»

D’une certaine façon, je me sens comme un enfant à sa première journée à l’académie. Je me dis que je suis prêt à entendre ce qui suivra…

Mais non. Non, je ne le suis pas.

Il y a des choses que je comprends; je ne dois pas douter des responsabilités et de l’importance de la brigade. Le sceau n’est pas là pour du pouvoir, Kaleah me semble très clair là-dessus; elle est médecin et tient à coeur la santé de ceux qui sont sous sa protection. C’est un travail pénible, c’est pour ça qu’il y a des ressources à disposition de ceux qui ne sauront pas se gérer.

J’ai déjà utilisé mes talents pour aider les gens; nul doute que je pourrais me proposer pour ceux qui vivraient ce genre de difficultés. Utiliser mon esprit comme chambre d’isolation ne m’est pas si rare; le temps soigne les blessures, et quand on peut amener le temps à faire son travail sans qu’il ne passe vraiment…

J’aurai sûrement l’opportunité de me proposer; chaque chose en son temps, et il ne sert pas de vouloir tout faire trop vite. Pour l’instant, j’écoute activement ce que la cheffe veut partager avec nous. Je ne suis pas des plus versé dans l’art de la médecine, mais je connais bien la situation de la Cîme sur la recherche et l’expérimentation.

Pourtant ça ne m’a pas préparé à la réalité de qui se trouve devant moi.

Les yeux grand ouverts par la surprise, j’observe d’un esprit distrait la cicatrice qu’elle cache normalement. Sous sa peau, il y a un secret, comme sous la mienne. Je n’ose pas parler, ma tête tourne quelque peu vers Chinone pour voir sa réaction.

Est-ce qu’elle le savait depuis le début? Est-ce que c’est pour ça qu’elle était confiante de pouvoir marchander ma situation avec Kaleah? Ça ne me surprendrait pas; il sera difficile de me surprendre après ça.

Il me faut un moment avant de revenir à moi, de savoir quoi faire de ce nouveau secret. «C’est… je ne m’attendais pas à ça. J’avoue que ça me rassure sur mon propre état. J’ai bien compris les objectifs de la brigade et je me souviendrai des ressources à ma disposition.»

Je reste un moment pensif, quelques questions me viennent; chacune d’un angle différent. «… J’aimerais savoir. Concernant le chakra des visiteurs que j’ai détecté; si je les revois ou que j’en apprends plus, je vous tiendrai au courant, mais autrement… est-ce qu’il y a un message que je devrais leur donner? De ne pas rester ici, de faire attention..? De ce que j’ai compris de leur situation, ils sont errants et n’ont plus de … meute, faute d’un meilleur terme. Je leur ai offert mon soutien comme ils m’ont offert le leur. Si vous avez un avis ou même un conseil, j’aimerais l’entendre.»

Certes, ça peut sembler sortir de nulle part, mais c’est pour moi un sujet important; s’ils ne doivent plus revenir ou sont en danger, j’aimerais leur donner une chance de s’en sortir. De la même façon, s’il y a un moyen pour nous de leur assurer une certaine sécurité, c’est le meilleur moment de le demander. Je viens de les rencontrer, c’est vrai, mais c’est certain qu’ils reviendront éventuellement vers moi.

«J’aimerais aussi savoir où je me situe, par rapport à ma condition actuelle. Est-ce que je dois garder mon apparence secrète? À quel point, et de qui? Est-ce que les autres membres de la brigade peuvent être au courant? Et mes autres camarade de l’armée?» J’ai accepté le rituel et les conditions qui viennent avec. Je n’ai pas tant changé, mais je ne suis plus exactement le même; ça peut vite se savoir. J’ai besoin qu’on me dise à quel point il est préférable de ne rien dire.

Chinone est au courant. Est-ce que d’autres pourraient l’être?

"Vois notre secret comme si c’était le sien. Vous êtes dans la même position."

«Oui, malheureusement… je m’inquiète encore de l’état de Kokusen, d’ailleurs. Depuis notre mission, je n’ai pas eu l’opportunité de le revoir. J’ai entendu dire qu’il a été renvoyé à l’hôpital une seconde fois, mais je ne sais pas pourquoi.»

Sans en savoir plus, je comprends que ça a un rapport avec la brigade maintenant; si le personnel médical n’a rien pu me dire, c’est que ces informations ont été cachées. Les membres de la brigade n’ont pas accès à tout; à chacun ses secrets. «En tout cas, je comprends; je ferai au mieux pour que la population ne se doute pas, et au besoin je passerai par vous. Je ne veux pas inquiéter le peuple de la Cîme pour si peu.»

"Si peu."

Ce n’est pas rien, je le sais bien. Peut-être qu’un jour on arrivera au tournant de cette page haineuse et catégorique, mais pour l’instant je ne peux qu’accepter notre état. «Je comprends leur méfiance.» L’idée de cacher mon secret même à mes alliés ne me plait pas, mais je ne peux que m’y conformer; la raison est simple, claire, évidente.

Advenant que j’aie à nouveau de la visite, j’aurai comme tâche de rapporter ce qui se dira. Je hoche la tête; «D’accord.» Pour moi, ce n’est pas un lourd prix à payer, mais…

"Je ne crois pas que tu puisses dire un mot de tout cela à Kumiho et à l’enfant. Au moins, tu te portes garant de leur sûreté, c’est déjà bien." Oui. C’est déjà bien, et mieux qu’un refus. Kaleah semble s’intéresser à la suite des évènements, signe que j’aurai sans doute un moyen de les protéger le moment venu, si ce qui les a attaqué une première fois vient à les poursuivre.

«Tout est clair.» Je sortirai de ce bureau les épaules bien moins lourdes, c’est un fait. Je n’aurai plus à me sentir comme si chaque personne est une menace pour moi et les miens, et je pourrai vivre en me disant qu’il y aura toujours une porte ouverte quelque part.

Que ce soit Chinone ou notre cheffe.

À entendre les dernières paroles de Kaleah, j’ai un petit sourire aux lèvres. Je tourne la tête vers Chinone pour bien la regarder, et me dire qu’on l’a fait. Elle a trouvé quelqu’un capable de la suivre, on a su travailler ensemble pour mettre sur pied un duo solide, et ce malgré les complications que j’amène et les difficultés qui la tiraillent parfois.

"Tu as une bonne équipière, et tu as pris les bonnes décisions."