C’était comme la dernière fois.

Certains visages me reviennent avec facilité, certains yeux arrivent à me reconnaître très vite. On ne me salue pas, je ne suis pas encore un habitué de l’endroit, mais on commence déjà à me reconnaître. Ça ne me surprend pas. Pour tout dire, je suis de moins en moins surpris depuis qu’on m’a assigné un duo.

Enfin, c’est ce que je croyais.

Pour une personne ici, je suis déjà un habitué. Ma boisson aux fruits est déjà là, bien fûmante à attendre que je finisse par m’asseoir. Je ne l’aurais pas cru s’il n’y avait pas à côté quelque chose à me mettre sous la dent en plus.

Je viens m’installer, saluant ma mentor poliment. «Oui, je t’écoute. Encore une fois, merci de m’avoir invité.» Exactement comme lors de ma première visite, mais en un brin plus naturel. Cette fois, je ne suis cependant pas inquiet et je ne m’efforce pas trop à deviner la raison de cette rencontre.

On ne s’est pas recroisé depuis l’autre soir, mais je ne sens pas d’animosité particulière, ni cette froideur qui émane normalement de Chinone. Peut-être qu’à force de vivre dans un climat, on s’y habitue vraiment?

Ou peut-être qu’avec l’état frigide de ma maison depuis la décision que j’ai prise, je n’arrive pas à ressentir la fraîche qui reste autour de moi. Dans tous les cas, cette rencontre me fait du bien; d’un côté elle me rassure que je n’ai pas causé autant de tort que je l’imaginais quand je suis parti de chez elle, et de l’autre ça me fait partir de chez moi, là où les torts s’amusent à danser et refusent de prendre une pause. Les yeux fermés, je soupire quelques mots tout bas en tenant ma tasse : «enfin, une minute de tranquillité…»

J’ouvre les yeux, je souffle, je sirote, j’avale. Je me perds une minute dans le liquide et dans le fond de ma tasse. C’est la seule preuve de considération que j’ai reçu dans les derniers jours et elle vient de la source la plus inattendue; même sans ce détail, c’est ce qu’il me fallait. Ça reste un petit plus qui pince et qui réchauffe comme il le faut.

On m’observe un instant pendant que je prends mes aises; je n’ignore pas que c’est peu commun pour Chinone d’agir ainsi, mais ça ne m’empêche pas de reprendre un peu de calme. Son teint est plus rayonnant, plus vivant; le mien est fait de poudre et de porcelaine aujourd’hui parce que sinon la fatigue serait trop facile à lire.

Parlant de ça.

On me demande en fait de rendre quelques services, je réponds que «ça me ferait plaisir», la raison étant que j’ai beaucoup bougé et qu’il y a eu, ces temps-ci, beaucoup d’évènements qui se sont enchaînés et qui refusent d’arreter de se mettre sur mon chemin; j’ai encore du mal à dormir considérant la situation du Secret, et le long voyage en plus de mes missions – surtout ce fameux échec lié à une horde de singe, qui est sans doute un miracle considérant l’état actuel de la forêt – et il me reste encore quelque chose à faire.

Kokusen n’est plus là pour l’instant, il me reste à rencontrer Ruka et Mû.

À part ça, j’ai du temps; ça me ferait même plaisir d’avir une opportunité de me tenir occupé pour ne pas gérer l’état difficile de ma famille. «Qu’est-ce que je peux faire pour te rendre service?»

Concernant Yui, je ne suis pas surpris qu’on vienne me mander; c’est mon champ d’expertise et aussi quelque chose que je fais depuis quelques années. Mon but n’est pas de flatter, mais j’avoue quand même que «tu n’as pas à dire ça, tu t’en sors déjà très bien; le plus difficile avec les illusions n’est pas de savoir comment les faire, mais comment bien s’en servir. Ça me ferait quand même plaisir de m’en charger, ce n’est pas très compliqué pour moi de lui enseigner.» Je l’ai déjà vue se servir d’illusions, je connais bien son niveau et jusqu’où elle est capable d’aller. Sans dire qu’elle se limite, je sais qu’elle ne puise pas dans tout le potentiel de ses connaissances actuelles.

Pour Rei, par contre… c’est plus compliqué. Là, je suis surpris. Je pose ma tasse.«Je peux aider Rei, mais je ne me suis pas rendu compte qu’il lui manquait ce genre de connaissance… Avant qu’il soit recruté j’ai quand même pu voir brièvement son dossier et parler avec lui.»

Je n’y avais pas pensé. Je sais plus ou moins ce qu’il a vécu, sa condition avant qu’il soit accepté à Jujou et qu’il obtienne son grade de Genin, mais je n’ai jamais pensé que quelqu’un étant arrivé jusque là ait encore ce genre de difficultés. «Enfin, je devrais plutôt dire que je peux essayer d’aider Rei; ce n’est pas quelque chose que j’ai déjà eu à faire mais… ça ne doit pas être si compliqué.»

Autant voir ça comme un défi plus qu’un problème. Il me faudra malgré tout arranger cette situation le plus rapidement possible; c’est une base d’apprentissage qu’il faut pour notre travail. À la limite, pour la vie de civil certains peuvent se débrouiller sans, mais considérant les intérêts de notre escouade… «J’avoue quand même que je me demande comment il a pu en arriver là sans savoir écrire… la lecture à la limite, s’il sait déjà un peu lire c’est bien, mais écrire… s’il doit rédiger un rapport de mission un jour, ça va vite devenir un problème.»

Un compliment que je prends avec le sourire, en laissant dans un souffle un petit remerciement. On se repenche rapidement sur le sujet de Rei; je lui ajoute que «ça se comprend, puis ça serait une perte de temps pour toi de t’en occuper sachant tes autres obligations. Je ne sors pas trop du village en ce moment, j’ai amplement le temps.»

C’est une réalité piquante; pas tous les mentor portent les mêmes valeurs et chacun pense différement. C’est dommage pour Rei qu’il ait été mis dans une situation où la communication n’a pas l’importance qui lui est due. «Je trouve surtout que c’est dommage pour lui de ne pas avoir su plus tôt.»

Ma voix laisse filtrer ce que je veux vraiment dire, même si j’ai tenté de m’abstenir. Le sous-entendu est là; un de mes camarades n’est pas socialement en état et il lui manque les bases pour l’être pleinement, ou même commencer à le devenir. Rei fait beaucoup d’efforts et veut faire plaisir, montrer sa valeur… pourtant, avant Chinone et moi, j’ai le sentiment qu’on ne lui a jamais laissé sa chance.

Donc, l’équipe Kitsune est cette chance.

Je suis parfaitement d’accord quant à ses propos; la cohésion viendra avec le temps, mais c’est bien d’aider les plus petits à découvrir leurs capacités. C’est la même chose pour moi, mais j’en suis à un point où je peux me débrouiller. «Ils sont encore jeunes et nouveaux dans le métier; je ne peux pas les former seul, mais je peux au moins les guider et m’assurer qu’ils apprenent bien ce qui doit l’être. »

Je lui ajoute que «je suis aussi très confiant que notre équipe pourra aller loin. Ça ne m’est pas arrivé avant d’avoir une équipe stable avec laquelle évoluer…» C’est ce qui explique ma position; j’ai eu à apprendre beaucoup à gauche et à droite, ce qui m’a rendu plus polivalent dans mes méthodes. J’ai évolué par nécessité; je suis passé maître dans un domaine, c’est vrai, mais c’est parce que ce domaine a été si sollicité que je n’ai pas eu d’autre choix. Aujourd’hui, j’apprends à développer autre chose.

Non. Oui, ça ne va pas.

Mes yeux finissent par flancher; je suis terriblement fatigué. J’aurais dit lassé, mais ça ne suffit plus. Je suis lassé de baigner dans tant d’incertitude. Je prends le temps de revenir sur cette mention après que notre autre discussion soit finie et qu’on ait profité tous deux d’un moment de silence. Je finis par avouer; «… non. J’accumule de la fatigue émotionnelle plus qu’autre chose. Je porte ce qui se passe en ce moment chez moi, mes décisions sont vraiment pesantes.»

Tout ne se passe pas aussi bien que je l’aurais voulu.

Son conseil est écouté et plus qu’approuvé. «Je vais attendre que toute la situation soit tassée comme il faut avant de m’y mettre, sinon ça va me donner l’impression d’être submergé. J’ai l’avis de ma famille à gérer par rapport à ce quelqu’un de spécial, mais pas seulement ça. Je porte encore le poids d’une mission que j’ai faite il y a un moment, quand il y a eu un feu dans la forêt de l’étrange.»

La blessure et la disparition de Kokusen me tracasse, et j’avais tant à gérer que je n’ai pu me questionner sur son état avant. Si je commence à savoir ce qui s’est passé avec lui, je n’ai toujours pas eu l’occasion de parler avec Mû de ce qui lui est arrivé avec le Sarugami.

Depuis, cette sensation me trouble; j’ai cette même sensation de malaise qui m’amène souvent me réveiller en sursaut, mais maintenant… durant le jour, quand je ne dors pas. D’un côté je crois que c’est peut-être lié à Mû, et d’un autre je commence à me dire que ce qui se promène dans nos rues la nuit commence à s’approcher.

Je continue pour vider un peu plus mon sac; «je t’avais parlé de mes épisodes d’insomnie, pas vrai? J’ai l’impression que ce qui les cause se rapproche, que je dois garder les yeux ouverts… je pense que bientôt, j’en saurai plus sur ce qui traîne autour. En attendant, ça m’épuise…»

Ce n’est qu’une impression, mais je ne peux penser autre chose; c’est la première chose qui requiert mon attention, car une fois cette situation réglée et cette étape passée, je pourrai peut-être finalement fermer l’oeil et commencer à me reposer, pour mieux m’occuper du reste.

Mon état n’est vraiment pas le meilleur; je me suis déjà senti plus vaillant et enjoué. Alors que je m’explique, Chinone commande un petit remontant pour moi. La serveuse pose ses yeux sur moi un instant, je hoche lentement la tête pour lui faire comprendre.

Oui. J’en ai vraiment besoin.

«…» J’écoute. C’est ce que je vais faire, je ne compte pas mal gérer Yui et Rei, surtout en ayant quelque chose d’aussi lourd sur mon dos. Ça me prendra le temps qu’il faut, mais je m’assurerai que mon travail sera bien fait.

Mais pour l’instant, je suis exténué. Elle me regarde. Je fais la même chose.

Elle soupire. Je souris. «C’est ce que je vais faire; ça va me faire du bien. Je comprends, j’ai vu une partie de tes responsabilités. Merci beaucoup de t’inquiéter à ta façon, mais ne t’en fais pas trop. Je vais pousser les choses pour que je puisse me reprendre rapidement.»

Alors qu’elle se prépare à partir, elle me regarde une fois de plus. J’ai moi aussi une faveur à lui demander. «Je crois que je vais bientôt me lancer pour parler de mon problème à notre Kage. Aussitôt que certains de mes problèmes seront réglés, tu serais prête à la rencontrer?»

Je la remercierai encore une fois, puis quand le thé arrivera j’en prendrai une petite gorgée. C’est amer, un peu comme ce qui m’arrive, mais j’ai ce sentiment que les nuances se révèleront bientôt, si je continue à consommer. Il y a une certaine douceur et un certain piment; ce qu’il me faut pour me rappeler pourquoi je dois continuer à boire.

C’est comme ça que j’arriverai à me réveiller.

Alors que Chinone quittera, si elle se retourne une fois de plus, elle verra que je la salue en souriant. Même si elle sait que son breuvage n’a pas von goût, elle verra qu’il me plaît. Je ne prends pas cette attention pour acquis, et j’en vois l’importance.