Faire semblant. Jouer le jeu. Cela était devenu une routine pour Nagisa qui devait paraître de temps à autre en société, ne serait-ce que pour ne pas attirer l'attention. De la même façon, elle se montrait amicale avec les hommes et femmes de sa section, depuis l'académie. Elle ne dirait pas qu'elle avait des "amis", cela serait une erreur parce qu'elle s'était tout aussi bien exercée à laisser une distance entre elle et les autres. Ainsi, elle passait pour un jonin trop sérieux, manquant d'humour, peut-être un peu trop coincé et trop taciturne. Elle ne parlait qu'à ceux pour qui il y avait un intérêt, elle dédaignait les autres sans s'en cacher. On l'appréciait ou on la détestait.

Toutefois, malgré cela, elle ne pouvait raisonnablement se cloîtrer dans la demeure famililale, ne serait-ce que pour échapper à son père aussi indigne qu'insupportable. La folie de l'ancien glorieux shinobi était épuisante, surtout qu'elle participait à l'entretenir. Mais qu'importait, elle acceptait de fuir de temps à autre en montrant son nez dans une auberge du village. Elle avait fini par prendre ses habitudes, à s'assoir toujours sur le même tabouret près du comptoir et qu'on lui servit toujours la même chose. Généralement, c'était un jus de canneberge. Exceptionnellement, elle acceptait une petite pinte de bière légère. Il était hors de question pour elle de s'enivrer.

La plupart des piliers de comptoir la rebutait, eux et les joues boursoufflées par l'alcool et le nez rougi par l'excès. Ils suintaient la transpiration, le vice. Que devait-elle penser de toutes ces femmes qui racolaient ? Une honte, des catins qui n'avaient aucun honneur. Si seulement Jashin était déjà là, ce beau monde disparaîtrait sous sa puissante miséricorde. L'humanité serait lavée de sa souillure et l'Onogoro retrouverait sa beauté véritable, sa pureté.

Mais elle devait supporter tout cela. En silence. Il était difficile d'imaginer tous les efforts qu'elle déployait pour se rendre sourde aux vacarmes environnant de tous les badauds totalement saouls.  Le point culminant de son irritation fut atteint quand l'un des hommes présents commença à raconter d'une voix haute et forte une histoire comme s'il eut été question de théâtre. Quant à l'objet de l'histoire ? Nagisa n'en avait cure, cela devait de toute façon être d'une indécence déplorable.

Tout aurait pu en rester là... si le conteur en question ne s'était pas approché pour offrir une conclusion à son histoire. Là, l'impudent s'approcha d'elle et tout en affichant un large sourire satisfait, il lui lança à la figure que la femme de son histoire se révélait être un homme. Il était facile d'imaginer le regard noir qu'elle ne retint pas de lancer à celui dont elle rêvait dès à présent à enfoncer une lame entre les deux yeux.

La salle semblait en liesse, riant de cette morale que Nagisa jugeait stupide, mais au fond d'elle, elle se demandait si cet homme savait quelque chose. C'était impossible. Elle ne l'avait jamais vu, jamais croisé, et encore moins dans une situation qui aurait pu laisser imaginer qu'elle était sa véritable nature. Peut-être se moquait-il simplement d'elle et de son androgynie ? Il ne serait pas le premier, ni le dernier. Mais pour une obscure raison, il restait là, devant elle avec ce sourire qu'elle aurait bien voulu lui défaire si elle ne devait pas faire semblant d'être son frère.

" Fascinante histoire. Puis-je vous aider ? "

Le visage de Nagisa était toujours sérieux et fermé.

" Si c'est le cas, prenez un siège. Ne restez pas sur la table. "

Cela pouvait sonner comme un ordre, mais ce n'était qu'un conseil. Il fallait dire qu'elle était à deux doigts de partir, mais elle n'avait pas encore fini son verre.

Le regard des deux sakyuujins se jaugeait fortement, mais il y avait naturellement plus de mépris dans celui de Nagisa qui n'aimait guère la proximité imposée par son invité surprise. Alors qu'elle lui suggéra de prendre un siège avec sarcasme, voilà que ce dernier la prit au mot et s'installa après quelques cabrioles qui ne l'impressionnaient pas du tout.

" Faites donc. "

Une brève réponse où la jonin ne dissimulait pas le moins du monde qu'elle était déjà agacée. Alors qu'elle voulut terminer son verre et peut-être trouver un bon prétexte pour se retirer, voilà que l'inopportun en commandant un second. Piégée, surtout par la faute de son rôle, elle ne pouvait se permettre de partir sans une bonne excuse. Si l'heure n'était pas si peu avancée, sans nul doute qu'elle aurait pu jouer sur le travail qui l'attendait mais... il n'était pas si tard. Et n'était-elle pas là pour montrer qu'elle savait se mêler aux communs des mortels ?

Obligée de faire la conversation, ou tout du moins, de déclarer son identité puisque l'autre le fit, elle ne retint pas un soupir qui en disait long sur la lassitude qui la gagnait.

" Il n'était pas nécessaire de m'offrir un autre verre. Je ne suis pas homme à m'enivrer. Celui que je tiens entre mes mains me suffisait largement. Quant à mon nom, je suis Nagisa Fujimoto, jonin et shinobi. "

La besogne faite, l'andoryne sakyuujin se vit imposé de finir son premier verre et d'accepter le second, bien que cela ne lui faisait clairement pas envie. Elle ne retint pas un petit tic du bout des lèvres qui prouvaient que cela la contrariait... mais elle céda pour les convenances. Par contre, Nagisa ne fit pas l'honneur de trinquer quand son homologue leva son verre. Il y avait des limites et elle montrait qu'elle désapprouvait son comportement et qu'elle ne comptait pas faire ami-ami avec ce dernier.

" On dirait que vous êtes le genre d'homme à aimer vous écouter, Monsieur. "

Tranquille, Nagisa leva son verre pour boire une toute petite gorgée.

" Je n'ai pas à me justifier de ma présence ici. Je n'ai pas souvenir qu'il était noté qu'il fallait invoquer une raison particulière pour boire un verre tranquillement. N'avez-vous donc rien de mieux à faire ?  "

Levant son menton pour enfoncer ses yeux verres dans ceux de son interlocuteur, la Fujimoto n'était pas prête à se dérider d'un millimètre. Il était assez évident qu'ils étaient le jour et la nuit.

" Vos histoires semblent être appréciées d'un large public. Souciez-vous d'eux uniquement.  "

Sous-entendu, fichez-moi la paix, je n'ai que faire de vos racontars. Toutefois, à la hauteur de l'impertinence du personnage, la jeune femme avait déjà compris qu'elle ne se débarrasserait pas de lui aussi aisément et il y avait de fortes probabilités que son envie de lui ôter la vie allait grimper de façon exponentielle. Qu'il était dur d'être Jashiniste dans certain moment...

Nagisa aurait pu se satisfaire du sourire qui disparaissait de son "camarade", peut-être allait-il abandonner, partir et enfin la laisser tranquille en raison de son manque de délicatesse à son encontre. Elle n'était là que pour les apparences et elle n'avait pas imaginé que l'on viendrait la contrarier. Personne ne s'y tentait d'habitude. Ce n'était visiblement pas son jour de chance et ce fut d'autant plus déplaisant que le dénommé Kenta n'arrangeait pas les choses en termes de provocation. Voilà maintenant qu'il utilisait des sous-entendus métaphoriques qui n'étaient, bien évidemment, pas à son goût, et ne fit qu'animer un regard plus noir encore que les précédents. Toutefois, la jonin prenait sur elle pour éviter de trop laisser transparaître les choses. Mâchoire serrée, évitant tout sourcillement, sa voix rauque raisonna avant qu'elle ne but une gorgée de son verre.

" Vous me pardonnerez de ne pas partager votre enthousiasme, mais je ne suis pas homme à aimer la conversation, ni à être particulièrement doué pour la mener. "

Et cela était peu dire. Asociale pour des raisons évidentes, les individus comme Kenta étaient de véritables plaies aux yeux de la Fujimoto, surtout leur curiosité malsaine pour la vie privée d'autrui.

" Quant à l'éventualité d'une collaboration, je dirais qu'il serait préférable que nous en soyons préservés. Nous ne nous entendrions pas. "

Nagisa ne chercha pas à prendre de pincette et exprima les choses comme elle le ressentait. Peut-être étais-ce l'effet du second verre qu'elle venait de finir ? Ou bien jouait-elle avec les limites de son exaspération ? À vrai dire, quand bien même, elle se montrait un soldat exemplaire, son "personnage" ne se montrait abordable et clément qu'envers une petite poignée d'individus qui pouvaient trouver quelques grâces à ses yeux. Il fallait donc entendre par là que Kenta ne ferait pas partie de ses élus.

Mais la folie du chunin était plus grande que ce que la jeune femme aurait imaginé. Il insistait. Ne pourrait-elle pas se débarrasser de lui ? Certes, il lui serrait possible de simplement quitter la taverne, mais rien ne lui garantissait qu'il ne la suivrait pas. Et s'il connaissait son adresse personnelle, elle n'était pas à l'abri qu'il vint l'importuner, et qui savait, découvrir la vérité en ce qui la concernait. Elle devait trouver un autre moyen... et peut-être que son salut se trouvait dans l'improbable jeu qu'il proposa.

Il lui offrait une chance de la laisser tranquille, mais fallait-il encore qu'elle gagna. Le cas échéant, elle allait devoir se soumettre à ses questions. L'idée ne l'enchantait clairement pas, mais si c'était la seule façon d'éviter de faire un esclandre... Nagisa se mit donc à soupirer, lassée avant même que cela commença.

" Vous êtes une personne particulièrement butée, Kenta-san. Si je gagne, je souhaite que vous arrêtez de me poser des questions et que vous me laissiez en paix. Ni plus, ni moins. "

Mais la sakyuujin n'eut pas le temps de seulement finir de répondre, que son cadet lança son dé et obtint... le chiffre le plus élevé. À moins d'obtenir elle-même un chiffre équivalent pour annuler cette manche, elle était condamnée à répondre aux excentricités de Kenta. Prenant calmement le dé à son tour, elle le lança... et obtint un 1. Elle grimaça. Non. Visiblement aujourd'hui ne serait pas son jour de chance à elle.

Spoiler:

La malchance semblait être de mise cette soirée-là. Il apparaissait déjà inconfortable de faire semblant de jouer des politesses et de se montrer aux yeux de tous, mais voilà qu'elle était tombée sans doute sur l'énergumène le plus énervant qu'il lui fut donné de rencontrer. Serrant les dents et laissant un soupir trahir son mécontentement, elle concédait quelques instants au jeu de Kenta, juste pour ne pas faire d'esclandre.

Mais elle ne pouvait nier : le voir jubiler de sa réussite lui donnait l'envie de littéralement l'égorger. Seule sa raison lui permettait de conserver son sang-froid. Quant il commença à philosopher sur sa chance, Nagisa ne put s'empêcher de plisser les yeux suspicieusement. Voilà maintenant qu'il prétendait la connaître ? Si seulement il savait qui il avait réellement en face, peut-être serait-il moins un plaisantin... quoique, cela lui aurait au moins donner une excuse pour lui accorder la miséricorde de Jashin.

" La chance est comme une roue. Elle peut très vite tourner. Vous ne devriez pas trop compter sur quelque chose d'aussi peu fiable. "

Un conseil ? Des sous-entendus menaçants ? Les deux choses étaient possibles, d'autant plus que le nom de la sakyuujin sonnait avec une énigmatique sévérité. Il fallait dire qu'elle n'avait jamais compté sur cela, "la chance". Ce n'était pas un facteur qui régissait sa vie. Les résultats, le travail, le sérieux. Qu'importait la voie, que cela fut celle du Renouveau ou de sa vie de soldat.

Mais voilà. Kenta continua à fanfaronner, se demandant le genre de question qu'il pouvait lui poser. À vrai dire, la jonin craignait cela, bien qu'elle était tout à fait à même de mentir avec aplomb comme si cela eut été la vérité. D'ailleurs, elle jouait de cela, elle contournait sa vérité en usant d'autres pour la maquiller. Le meilleur exemple serait sans nul doute celle qu'elle allait donner à la plus improbable des interrogations à laquelle elle aurait pu s'attendre.

" Quel kami ? Je ne vous imaginai pas porter sur la religion. "

L'androgyne du désert planta ses yeux dans ceux de son camarade.

" Je prie régulièrement Amaterasu, protectrice de Sakyuu. "

Et cela était vrai et facilement vérifiable puisqu'elle se rendait assez régulièrement au temple. N'importe qui pouvait témoigner, moines y compris, d'autant qu'il n'était pas rare qu'elle fit quelques dons au nom de son clan.

" Vous avez votre réponse. "

Sans attendre qu'il ne répondit quoique se soit, et après que ce dernier eut lancé à nouveau le dé, la jonin n'attendit pas et en fit rapidement de même en espérant effectuer un meilleur score. Elle se surprit à faire un deux, et donc une égalité. Voilà quelque chose que Kenta n'avait pas pris en compte dans son règlement, une faille dont elle allait profiter.

" Un score nul. Voilà quelque chose que votre chance adorée n'a pas pris en compte. Aucun d'entre nous ne peut ainsi emporter la partie. Considérons donc que tout s'arrête ici. "

Prenant son verre, Nagisa le finit d'une traite avant de reculer brutalement de sa chaise et comme à son habitude, nul sourire n'illuminait ses traits aux allures malveillantes.

" Je n'ai malheureusement pas plus de temps à perdre ici, et je saisis "ma chance" à moi. Je vous souhaite donc de continuer à passer une bonne soirée, Kenta-san. Votre public vous attend. "

La voix de la jeune femme appuya, peut-être avec un soupçon de mépris, le terme public pour désigner les poivrots indécents de la taverne. Ce n'était clairement pas de son monde et elle n'avait que trop goûté en cette soirée, à l'étalage de ces gens corrompus par leurs envies alcoolisés et la dépravation de leurs jeux. Elle s'évertua tout de même d'accorder un vague salut à ce confrère à l'esprit débridé, pour l'image, pour le principe, avant de disparaître aussi silencieusement qu'elle était venue. Elle était venue, on l'avait vu. Elle pouvait maintenant retrouver l'ombre de son domaine et continuer à se préparer pour les futurs grands jours.

Spoiler: