… Définitivement, je comprends pourquoi il a été mis avec Chinone et moi. Stoïque, presque effacé. S’il nous a été confié, c’est pour que Chinone puisse mettre à profit cette froideur; elle n’a jamais trouvé quelqu’un capable de la suivre avant moi, pour plusieurs raisons. La plus citée étant l’impossibilité à trouver un compromis; étant très méthodique et bien formée, elle n’accepte pas le laxisme et la désobéissance. Elle sait faire des compromis, suffisant qu’on puisse lui amener des arguments cohérents; les avis et les opinions ne servent pas, et l’ennemi n’a que faire de sentiments. «Tu es très pragmatique; c’est une qualité qui manque même à beaucoup de shinobi.»

Je ne suis pas là pour le tester à proprement parler, ni même l’évaluer; c’est juste bon de savoir qui on aura avec nous sur le terrain, de savoir à quoi s’attendre. Alors qu’il me montre son dos, il répète quelques mots sombres et, du moins pour moi, abstraits. Marqué à vif, il me semble reconnaître ce genre de symbole.

«C’est… une belle façon de parler à son camarade, dis-moi.» Je ne suis pas là pour juger du travail de cet Haruka sur son élève, même si voir un être réduit à l’état d’outil me peine fortement. «Le seul serpent que je connais et qui ferait sens avec ce que tu me dis, même si ça part du folklore, c’est Yamata no Orochi. Le premier yokai connu.» Ce qui flotte autour de lui est du mythe religieux, quelque chose qui ne m’a jamais vraiment intéressé. Étant de famille croyante, forcément, j’en connais un peu. Après, le lien avec la marque des flammes… je ne saurais dire. Peut-être que ce clan était lié au carbonisme? «Sinon, peut-être que la marque dans ton dos est liée au culte carboniste; c’est peu connu, pas très bien vu non plus.»

Si j’avais un ryo pour chaque fois qu’on m’a traité d’étrangeté…

Je soupire, sans trop être agaçé; j’étais surtout las qu’on me sorte ça aujourd’hui. «Je t’assure, je suis bel et bien ninja. Si je n’en ai pas l’air, c’est voulu; autant je m’habille comme ça pour m’exprimer et parce que j’aime ça, autant ça sert à mon travail. Si je n’ai pas l’air d’un ninja, comment on pourrait douter que j’en suis un?»

Par contre, le coup du moine, on ne me la fait pas souvent; «Apparences mises à part, je sais que j’ai l’air d’en connaître un peu sur la religion et autres choses du genre, mais je ne suis pas un moine; je me tiens informé, mais je ne suis pas croyant.»

Il ne semble pas saisir; je ne pousse pas davantage.

«C’est possible, il faut juste en trouver un qui fait sens; je ne crois pas que tu trouveras des réponses à Jujou.» La marque des flammes… «...Peut-être à Sakyuu?» Naoko pourrait peut-être lui en dire plus? À l’occasion, je verrai ce que je peux faire pour lui demander, si jamais la situation s’y prête.

Autrement, il semble soudain un peu nerveux, comme s’il avait commis un crime; le petit n’est pas des plus faciles à lire, mais je finis par comprendre sa réaction. Il s’excuse, se plie, même si ce n’est pas à moi qu’il doit un tel geste. «Ne dis pas ça, tu ne froisses personne; il y a une multitude de façons d’être un ninja. Tes méthodes sont différentes des miennes, c’est tout. Quand tu rencontreras Chinone, tu vas sûrement trouver son éthique de travail plus conventionnelle.»

Je lui fais signe de venir s’asseoir avec moi, qu’il soit plus à l’aise et puisse se détendre. «Pour tout te dire, il n’y a pas grand-chose à savoir que tu ne découvriras pas rapidement. Les tâches que Chinone affectionne sont souvent des missions d’infiltration, des missions qui nécessitent une certaine finesse. Il n’est pas rare de devoir éliminer des individus, tâche pour laquelle elle est particulièrement bien entrainée à faire. Mes capacités sont différentes; je ne suis pas un combattant, je suis… disons, une arme stratégique. En tant qu’illusionniste, j’ai comme travail de faciliter celui de Chinone; éloigner et distraire les autres, piéger une cible pour elle… Mais j’ai un point faible; je ne sais pas me couvrir ni me protéger, je suis une cible facile.»

C’est la réalité, je suis un atout de taille, mais un atout qui se doit d’être protégé. Je lui explique donc que «je doute que ta tâche première sera de servir de gardien et de pivot. Chinone aime faire son travail seule quand elle le peut, alors qu’il me faut quelqu’un pour mettre à profit mes capacités. Je n’en sais pas plus qu’il faut sur les tiennes, mais je ne suis pas non plus complètement sans information. Tu sais te battre et rester caché jusqu’au bon moment, tes compétences sont largement suffisantes. Puis tu es particulièrement endurant. Crois-moi, tu sauras mettre tes talents à profit, ça ne m’inquiète même pas.»

Il ne semble pas saisir les propos que je venais de partager avec lui; tant son intention de ne pas déranger mérite considération, tant ce n’est pas ce qu’il me faut. Chinone serait satisfaite, mais ce genre de réponse a tendance à m’attrister. Il ne suffit pas d’être prêt, de savoir ce qui est attendu de nous, et c’est ce qu’il me faut lui faire comprendre avec cette rencontre.

Je ne peux pas me permettre de travailler avec un pion; je ne suis pas infaillible, il me faut des opinions, des avis. Avant de songer à l’emmener avec moi, j’ai besoin de savoir qu’il saura mentionner ses inquiétudes. Je secoue lassement la tête. «Dans ce cas, ce que j’attends de toi c’est que tu sois prêt à communiquer tes avis. Je sais que nos grades sont élevés, celui de Chinone en particulier, mais il faut que tu saches que nous n’avons pas la science infuse. Tu as beau être de grade moins élevé, tes avis compteront; il te faudra être prêt à évaluer des situations compliquées, à partager tes impressions le moment venu, même si ça te semble insipide.» Malgré mon mouvement néfatif et mes paroles un peu directes, je trouve de quoi lui sourire.

J’ai vite remarqué qu’il a tendance à se rapetisser, malgré sa grande motivation. Néanmoins, j’ai confiance; s’il dit qu’il fera de son mieux, je sais qu’il fera ce qu’il faut. Ça sera suffisant. Il commence déjà; il ose poser des questions, montrant son intérêt. Cela me suffit.

«Nous ne sommes pas si proches et on travaille ensemble depuis peu de temps, mais je vis dans une réalité très particulière en considérant Chinone comme partenaire. Personne avant moi n’a réussi à se montrer assez conciliant, assez stable; je sais ce qu’elle recherche chez un camarade fiable, et tu l’as. Les gens ne peuvent pas toujours la suivre, même moi j’ai mes lacunes, mais si ta motivation est assez grande, que tu es prêt à l’écouter, Chinone fera de toi l’un des meilleurs ninja.»

Je ne peux pas lui faire un dessin, et je ne veux pas passer par quatre chemins sur la question; «malgré sa façon d’agir, je lui fais amplement confiance. La raison est toute simple; elle n’écoute pas quelqu’un qui n’a rien à offrir. Pourtant, elle m’écoute. Si elle voit en moi un assez grand potentiel pour être considéré, je me dois de lui faire confiance. C’est la même chose pour toi, en ce sens; je vois en toi beaucoup de potentiel. Si tu es prêt à me faire confiance, je m’assurerai que ce potentiel ne soit pas gaspillé.» Ce n'est pas qu'une promesse.

Parfois, les mots ont plus d'un sens; à bon entendeur, ils servent de motivateur, de guide. Dans son cas, j'espère que mes paroles sauront le mettre à l'aise et l'amener à voir plus loin que la froideur commune et connue de notre travail.

Encore une fois, le petit semble incertain. Je n’ose pas rebondir sur ces paroles tout de suite, à la place je le laisse continuer. «Oui, Chinone est Jonin. Une kunoichi très expérimentée qui ne prend pas ses tâches à la légère.» C’est ça, être un ninja. Elle porte de grandes responsabilités pour accompagner son prestige.

Je continue, histoire de le rassurer un peu car il me semble quelque peu démoralisé.

«Bien sûr que tu pourras! Je t’ai rencontré aujourd’hui pour savoir à quoi m’en tenir, elle aussi te rencontrera. Je pense qu’en ce moment elle est plutôt occupée, mais elle te contactera sûrement avant qu’on se lance. En attendant, viens, je vais te montrer quelque chose.» Il y a tant de choses à faire et à voir, que je me demande s’il a déjà pris le temps de regarder son propre village.

En me levant, je lui fais signe de m’accompagner à la fenêtre. Je rajuste mon kimono et m’y rend tranquillement. Il fait frais, sans faire trop froid; l’avantage de vivre en pleine jungle. Si je l’amène voir l’extérieur, le bois et la verdure qui s’étend, c’est pour mieux qu’il comprenne ce que je voulais lui dire. «Je veux que tu regardes bien le village de la cîme, que tu saches quel est ton rôle ici. J’ai l’impression que tu te sous-estimes; tu n’as pas besoin de toujours être guidé. Ce qui compte, c’est qu’à ta façon tu rendes le village plus beau, que tu en fasses un endroit meilleur à vivre.»

La forêt grouille de vies qui doivent être protégées. Sans qu’il ne se perde, il doit comprendre qu’il y a une place pour lui, qu’importe sa condition de ninja, de machine de guerre ou d’être humain. «C’est tout ce qui doit t’importer; que ta maison, le village caché dans les cîmes, devienne un endroit qui, selon toi, mérite ta protection. Ce qui doit importer aux autres, c’est que tu sois là. On dit souvent que les ninja doivent servir et mourir; je veux m’assurer que tu reconnaisses la valeur de ta vie.» C’est quelque chose que même les meilleurs shinobi arrivent à oublier; le plus vite il comprendra qu’un mort ne sert pas, le plus vite il comprendra qu’il lui faut rester en vie. «Beaucoup te pleureraient, si tu venais à mourir. À la place, fais tout en ton pouvoir pour leur revenir le coeur encore battant.»

«Plus ou moins; elle fait partie de la brigade d’interrogation, c’est une responsabilité importante qui peut lui prendre pas mal de temps.» À terme, rejoindre la brigade est aussi mon but; si je peux employer mes talents au service du village, me sachant d’une grande valeur et d’une utilité certaine, je ne vois pas pourquoi hésiter.

Alors qu’on porte nos yeux à la fenêtre, le petit vient une fois de plus glisser quelques sentiments. J’en viens presque à croire qu’il aime s’autoflageller. Pourtant, à une époque, «je pensais pareil de moi-même.» Peu sûr d’arriver à combler les attentes des autres, incapable de vivre par et pour moi-même. «J’ai passé un long moment à réfléchir, à chercher ce qui me donnerait envie de vivre pleinement; je suis arrivé ici quand j’avais sept ans. Je suis devenu shinobi pour protéger ce qui compte pour moi. Tu as tes raisons et tes motivations à être devenu ninja, et sache que j’apprécie ta détermination et ta volonté.»

On ne pourra jamais lui enlever ça; je ne sais pas d’où il tient une si grande motivation, mais ça fait plaisir à voir. Je suis même persuadé que ses limites seront vite dépassées, qu’il s’en créera des nouvelles comme objectif à atteindre. J’ai bien compris de quel genre est notre nouvel élément, je suis certain qu’il se montrera à la hauteur de nos attentes.

Autant que les siennes.

Je reste un moment à observer la cîme, le soleil qui se cache derrière l’imposante verdure ne la rendant que plus vivante. Un petit instant de silence pour commémorer son intronisation, sans doute. Une bonne bouffée d’air, et la vie reprend son cours.

À sa question, je réponds avec un air un tantinet nerveux, que «je ne sais pas trop; on ne cherche pas activement, on accepte simplement les recommandations. Pour l’instant, il y a un autre élément à être considéré pour que l’on forme une équipe complète. Malheureusement, on ne m’en a pas dit davantage…»

Ça ne devrait cependant pas tarder. «Chose certaine, quelqu’un finira par nous rejoindre. Quand exactement, ça… aucune idée.» Je m’attends cependant à ce que ça ne soit pas trop long, la liste de genin disponibles étant en ce moment même regardée. «Ça doit être pour bientôt.»

Ses questions le dévoilent plus que ses affirmations; le petit se fait trahir par sa curiosité, et finit par montrer son intérêt. Des connaissances papier, des bases qu’il semble avoir très bien assimilé. Pourtant, tout n’est pas fait comme sur le papier, ne fonctionne pas toujours avec la base. Il y a souvent des nuances, des complexités qu’il ne faut pas oublier. «Le type de tâche qu’on vise à accomplir dans l’équipe n’augure jamais très bien devant un grand nombre. Une équipe de quatre, c’est souvent le maximum; trop de gens devient trop de risque.»

Je n’ai pas d’autre moyen de lui expliquer; certaines équipes fonctionnent bien à quatre, selon leur description de tâche. On peut très bien fonctionner avec une quatrième personne, mais ce n’est pas nécessaire, d’où pourquoi on ne cherchait pas spécialement.

Puis, Chinone n’est pas la plus facile. On ne peut pas lui refourguer n’importe qui et s’attendre à ce que ça se passe bien. «Bien sûr que c’est une bonne chose; le hic, c’est que moins on est nombreux, moins il y a à faire pour bien se complémenter. Si à trois il ne nous manque rien pour bien fonctionner, quel est l’intérêt d’ajouter quelqu’un d’autre?» Ça reste une façon de parler, je ne veux en aucun cas dire que je ne suis pas prêt à accueillir quelqu’un de plus. «Cela dit, ne penses pas que je ne veux personne d’autre avec nous. La réalité étant qu’il n’est pas des plus facile de trouver quelqu’un pour travailler sous Chinone.»

Je finis par quitter le bord de la fenêtre, l’encourageant à me suivre alors que je retourne me poser. «La bonne nouvelle, c’est que comme je disais un autre dossier se fait étudier en ce moment. On ne sait pas encore qui c’est, mais cette personne nous sera proposée éventuellement.» Il nous reste juste à attendre. «Dans tous les cas, j’ai bien hâte qu’on puisse tous travailler ensemble; malgré la dureté du métier, ça sera amusant!»

Un court instant, j’ai l’impression d’entrevoir un peu de vie dans les yeux du petit, comme s’il commençait à se sentir un peu plus à sa place. En ce sens, à mon sens, cette rencontre a donc été plus que nécessaire et s’est montrée particulièrement profitable. Savoir que j’ai pu le mettre à l’aise avant que les choses ne commencent pour de vrai m’apporte un certain sentiment de sécurité; je suis rassuré. «Je suis content d’avoir fait ta connaissance; tu verras, tu vas vite te sentir chez toi dans notre équipe.»

Alors qu’il m’informe être occupé et vouloir se préparer à sa future rencontre avec la cheffe, je me redresse et me prépare à quitter en même temps que lui; pas besoin de s’éterniser, dans ce cas. «Tu es tout excusé; je ne voulais pas te retenir trop longtemps de toute façon. Je te laisse filer!»

J’enlignerai avec lui la porte pour me retirer pareillement. En marchant avec lui, je me permets de le conseiller sur sa préparation et sur ce qui suivra; «Je connais bien Chinone; elle aime les gens qui sont bien préparés. Achète ce qu’il te faut et sois prêt à partir sur le terrain quand tu la verras, parce qu’elle pourrait très bien t’emmener. C’est ce qu’elle a fait pour moi quand je l’ai rencontrée.»

Nous sortons, et je laisse notre nouvel équipier partir de son côté vers le quartier marchand. «Sur ce, passe une bonne journée et bon magasinage. On se revoit bientôt!»

De mon côté, je suivrai mes propres conseils; en rentrant chez moi, j’organiserai une nouvelle fois mes affaires pour être prêt à partir quand sonnera l’heure Chinone. Je m’assurerai d’être bien armé et de trouver une tenue plus appropriée que celle que je portais la première fois. Je verrai aussi à remplir mon arsenal, mais… un autre jour. Toute cette discussion m’a donné envie d’aller visiter quelque peu les bois, histoire de me détendre; j’espère vraiment avoir fait une bonne impression et ne pas l’avoir trop effrayé.