Quelques jours plus tôt, le quotidien du jeune homme avait été quelque peu bousculé, lorsqu'une demoiselle était entrée dans sa forge, avec une demande un peu particulière. Il ne s'agissait pas d'une commande, ou d'une refonte d'arme, mais d'une proposition d'un tout autre genre, un accord commercial entre le jeune aveugle et une famille aux motifs plus que flous...et douteux. Bien entendu que le jeune homme était intrigué et qu'il avait demandé à être mis à l'épreuve, pour montrer ce qu'il valait et, surtout, pour en apprendre un peu plus sur les réels motifs de cette famille, mais cette situation lui déplaisait.
Alors qu'il finissait d'aiguiser une arme, il repassait une énième fois cette conversation dans sa tête. Il se doutait bien que cette famille devrait travailler dans les nuances de gris, qu'elle avait beaucoup de choses à cacher, mis le Tadake était-il en train de vendre son âme au diable ? Il voulait être connu et reconnu, certes, mais que se passerait-il si cela se faisait de la mauvaise façon ? Qu'adviendrait-il de lui, de son héritage, s'il était connu comme l'un des instruments d'un changement dramatique, dont personne ne voulait ? S'il voulait atteindre le sommet il allait devoir prendre des risques, il le savait, mais jusqu'où s'arrêter ? Lui et la modération n'étaient pas de très bons amis, après tout.

Puis vinrent les bruits de pas derrière lui, légers mais parfaitement perceptible pour ses quatre sens restants. La personne qui était entrée était discrète, silencieuse, trop silencieuse pour être une cliente ordinaire, ce qui attira la curiosité du colosse. Ce dernier rangea dans son fourreau l'arme qu'il venait de terminer de forger, la reposant sur un râtelier face à lui, en écoutant l'inconnue se présenter. Soeur de Hanami ? Il devait s'agir de celle qui était venue le démarcher, même s'il ne se rappelait pas avoir entendu son prénom avant aujourd'hui...enfin bon, il savait à présent ce qui l'attendait.



La réponse était calme et sans chaleur, alors qu'il essayait de ne pas se laisser absorber par les souvenirs de la dernière conversation, avec la  sœur de Elin. Ce n'était vraiment pas le moment d'y repenser, bien que les mots de la nouvelle venue soient déplaisants à son oreille. Juger...s'il y avait  bien quelque chose qui insupportait le Tadake au plus haut point, c'était de se faire juger, car ce simple mot avait régi toute sa vie...jugé pour ce qu'il était, ou plutôt pour ce qu'il n'était pas.
Passant une main dans ses cheveux, pour faire de l'ordre dans sa tête, ce fut sans tourner la tête qu'il demanda alors, sans tourner autour du pot :



Restait à savoir ce qu'elle attendait de lui, à présent.

Faire ses preuves, prouver qu'il était différent des autres et de ce qu'on s'imaginait de lui, telle était la nécessité, la vie du jeune homme depuis qu'il avait été abandonné, là, dans le froid et le silence de la montagne. On l'avait privé de tout, alors il voulait le récupérer, et en demander davantage, car la modération n'était que l'apanage des faibles, mais certainement pas le sien. Alors oui, il savait qu'il avait tout à prouver et qu'il serait jaugé, jugé à chaque pas de son parcours, mais l'entendre de vive voix n'était jamais agréable pour autant. Ce rappel avait eu lieu, quelques jours plus tôt, lorsque la sœur de l'arrivante était venue le voir, pour une proposition commerciale, sous réserve qu'il soit à la hauteur des critères d'une famille dont il ne savait strictement rien.
Ce n'était pas le fait de l'entendre qui le faisait mal, mais le fait de constater qu'il n'était pas encore dans une position où le rapport de force était en sa faveur. Il rêvait, impatient, du jour où les nantis s'arracheraient ses services, et où ils feraient la queue devant sa forge, pour acheter ses armes...mais le chemin était encore loin, bien trop loin à son goût, et de cette impatience naissait une évidente frustration, qu'il ne pouvait admettre à qui que ce soit.
Il ne pouvait se contenter que de ravaler son énorme ego, en attendant le jour où cette reconnaissance serait sienne. En attendant le jour où il pourrait rire, et juger les petites gens, à son tour. Mais pour l'heure, pour que ce premier accord commercial puisse avoir lieu, Elin était venu pour établir une petite compétition, afin de juger par elle-même de la qualité des créations du colosse. Elle était forgeronne, elle aussi, de ce que Kyoshiro avait compris, alors inutile de lui vendre du rêve avec des paroles ronflantes : seul le résultat allait compter.

Pas de question, pas d'interrogatoire, juste un exercice de pratique et rien d'autre.



Après tout, il n'était sociable que lorsqu'il y voyait un intérêt mais, sinon, la solitude était bien plus agréable. Il pointa alors du doigt une seconde enclume, faisant face au brasier nécessaire à leur art, lorsque la demoiselle demanda de montrer l'espace de travail, pour se préparer à ce qui allait suivre. Était-elle réellement compétente, ou faisait-elle simplement semblant de l'être, pour pousser Kyoshiro à se montrer un minimum sérieux ? Cela importait peu, car la finalité restait la même : que le talent du jeune homme prévale sur tout le reste.
Sans un mot de plus, il s'approcha de sa propre enclume, de sa propre station de travail qu'il connaissait par cœur, retirant le bandeau qui couvrait ses yeux pour mieux voir...enfin pour mieux sentir la lame qu'il allait forger, ici, maintenant, jusqu'à ce qu'elle soit à la hauteur de ses critères bien plus élevés que la moyenne. Attrapant les ressources dont il avait besoin, passant ses mains gantées sur les outils qu'il connaissait par cœur, il s'approcha de l'enclume, ressentant pleinement le brasier étouffant juste devant lui, avant d'annoncer le départ d'un :



Et ainsi il était parti, débutant le rituel qu'il connaissait et maîtrisait depuis de nombreuses années, maintenant. En ce lieu, faire abstraction de tout le reste était d'une simplicité enfantine, pour lui. Il aurait pu être entouré du son d'une dizaine de marteaux, d'une dizaine d'autres forgerons, que cela n'aurait faire aucune différence pour lui.
Ici c'était son territoire, son domaine, son fief et il en était le roi. Chaque coup qu'il donna, chaque mouvement de pince était effectué avec une expertise, une maîtrise qui transcendait bien ce qu'un homme pouvait faire, avec un peu de temps et cinq sens fonctionnels. Il voyait plus, sentait plus loin : c'était pour cela qu'il était le meilleur.