Je n’étais pas là pour rien. Pas du genre à boire, cette fois je n’avais pas le choix. L’alcool embrûme trop rapidement l’esprit, permet des erreurs qui d’ordinaire ne passent pas; pourtant, cette fois j’en ai grandement besoin.

J’ai valsé avec la bête pendant plusieurs jours; trop longtemps pour en être ressorti sans séquelles. La mission n’a pas été difficile, mais ce à quoi j’ai dû assister a su me marquer assez pour que je veuille m’amoindrir, arrêter de ressentir.

Habillé sobrement, assis à une petite table, on venait m’offrir ce que je prennais normalement quand je venais. Elles se comptent peut-être sur deux mains, mais on a tendance à me reconnaître. "Saké doux?"

«Non, pas cette fois. Quelque chose de fort et qui assomme.»

Quelqu’un finit par m’appeler pendant que j’attends. Beaucoup plus grand, un peu plus âgé. Un bon collègue de travail; peut-être que lui aussi a besoin d’un peu de bon temps pour digéré la dernière connerie que le monde lui a étampé sur le coin de la gueule? «Attends, je vais récupérer ma boisson, j’arrive!» Un peu tard pour qu’il offre… du moins, pour l’instant.

Passer un moment avec Mitsuhide me ferait grand bien; boire en solitaire est la pire des idées, en plus. J’ai fait un tour à l’avant de la taverne pour récupérer ma bouteille et ma coupe, puis je suis venu m’installer devant mon collègue. J’observe sa table et j’y dépose ce que j’ai ramené. «Déjà trois? Attends, je vais te resservir.»

Une fois l’une de ses coupes remplie, je fais de même avec la mienne. «Je ne sais pas si pour toi ça sera pareil mais je t’avertis quand même; c’est un peu fort, mais c’est ce qu’il me faut en ce moment.» Coupe à la main, j’attends de voir s’il trinquera avec moi à une autre journée de dur labeur. Kampaï?

Ça passe d’un coup, et d’amblée je me suis resservi. J’ai redéposé ma coupe pour éviter le désastre, pis je l’ai remplie à nouveau. «Ça me ferait plaisir d’essayer la spéciale, et tant mieux, parce que moi… pas plus qu’il faut. Je vais essayer de ne pas trop boire quand même, histoire de pouvoir me rendre chez moi avec mes deux jambes.»

J’avale la prochaine coupe d’un trait, puis je me dis que pour l’instant ça ira; je vais voir ce que ça fait, et j’aviserai si ça ne me frappe pas assez fort. «Je suis rentré de ma mission il y a pas longtemps. Je peux pas dire que j’ai fait une erreur, mais… pas loin. Ça s’est bien passé, mais ça restait lourd; j’ai été envoyé en mission nettoyage avec Chinone. Très efficace, mais très dure à suivre. Surtout, tu t’en doutes, je ne suis pas taillé pour le combat.»

Je ne comprends toujours pas pourquoi on nous a remis cette mission en particulier pour notre premier jumelage. Mitsuhide aurait fait plus l’affaire que moi et Chinone, certainement. Alors qu’il m’explique, je tapote mon front et me couvre les yeux. «… Tu vois ce que je veux dire, dans ce cas; ça, c’est le genre de mission que je fais sans problème. C’est sur, ça reste barbant, mais c’est un gaspillage de compétence pour toi.»

Un vrai bretteur; on aurait pu l’envoyer taper du brigand, ça l’aurait défoulé.

Remerciant la dame pour le repas, je continue sur ma lancée avant de commencer à manger : «Honnêtement, je me suis toujours demandé ce qui t’a mis sur la voie pour devenir ninja. Désolé de changer de sujet vite comme ça, mais ça m’intrigue; ta réputation de combattant, de duelliste, n’est plus à faire; pourquoi Shinobi?»

«Je vois. C’est moins pire que je le pensais, dans ce cas-là; okay, le client a menti, mais au moins tu as été capable d’en faire tirer quelque chose à ton équipe. Et pas que ça, ils ont aussi appris à se préparer au pire.»

C’est souvent ce qui fait défaut chez les nouveaux qui n’ont pas encore l’expérience du terrain; soit ils se préparent trop –donc sans efficacité– ou pas assez –souvent par prétention–. J’ai longtemps été de la première catégorie, et c’est celle avec les habitudes les plus difficiles à briser.

Je déguste une brochette à petites bouchées jusqu’à remarquer que son air devient moins certain, comme s’il se remémorait quelque chose de mauvais. Il lève la tête, j’arrête de manger.

Ce qu’il me révèle est plus que lourd, une situation à laquelle je ne m’attendais pas. Je connais bien la région des sources chaudes; c’est l’entre-deux de la montagne et de la forêt. Ma brochette se fait déposer, j’écoute en silence. Un passé difficile, à la fois touchant.

Je comprends mieux.

«Rude épreuve. Pour ce que ça vaut, je te soutiens et je salue ton courage pour t’être accroché aussi fort.» Je trinque une fois de plus avec lui, puis j’offre ma propre histoire; un peu moins dramatique.

«Ma mère aussi est ninja. Mon père est un ancien grand samourai de Seizan. Je viens d’une grande famille, noble; la tradition force les hommes à servir en tant qu’épéiste. À cause de… quelques problèmes, ma famille a quitté la montagne et est venue ici, où ma mère a grandi. Ça fait une vingtaine d’années, maintenant.»

Un peu morose, je mets de côté mon bol et me reprends à boire, sans trop oser le regarder. Ce n’est pas quelque chose que je peux admettre en regardant quelqu’un dans les yeux. «… Mon père était méchant avec moi, parce que j’étais incapable d’apprendre la voie du sabre. J’ai été maltraité et battu, quand je vivais à Seizan. À cause des traditions de ma famille, de son prestige, personne ne savait qui j’étais et je n’avais pas le droit de m’exprimer, ou d’être différent. J’avais une vie toute tracée pour moi, à cause de mes ancêtres qui, eux, se sont fait une place dans la légende. La culture de Jujou n’est pas pareille; le nom de ma lignée ne veut rien dire ici. Ma mère a choisi de m’apprendre à être shinobi, en voyant que j’étais peut-être mieux fait pour ça.»

Là, par contre, je me sens assez à l’aise pour remonter les yeux. «Autant je suis devenu ninja pour me séparer de l’ancienne vie que je menais, autant j’ai voulu l’être pour me trouver une certaine valeur. Je n’ai pas l’apparence typique d’un ninja; c’est ce qui me rend utile. J’ai trouvé un moyen d’être moi-même qui me donne le sentiment d’être important, en même temps que celui d’être remarqué.» Ce ne sont pas les raisons les plus honorables, mais l’honneur n’est pas ce que l’on attend d’un ninja.

C’est une belle façon de vivre; une vision moins nuancée que la mienne, mais sa simplicité me montre un homme confiant, assertif. Il n’a pas pitié de moi, de ce que j’ai vécu; Ao a fait ce qu’il avait à faire pour survivre, pour être aujourd’hui présent.

Et lui il a eu la force de supporter ce qu’on attendait de lui sans broncher. Au final, c’est la même chose, puisqu’on se retrouve au même endroit. «Ah non je ne vais pas te dire ça; l’honneur ne te permet pas de vivre. Comme tu dis, elle sert de justificatif, d’argument plus personnel que factuel. Après, j’ai mon orgueil, mais je ne me cache pas derrière l’honneur.» C’est une différence importante; l’honneur sert à faire semblant d’être louable, alors que l’orgueil admet souvent qu’on ne l’est pas.

«Je comprends. Et même si les chemins ont été sinueux, les résultats sont les mêmes; autant mettre tout ça derrière et voir ce qu’on compte faire ensuite.» Je souris aussi; on se comprend.

Pourtant, il y a cette part de moi qui crie. Une part qui fulmine à l’idée qu’un vécu comme le sien n’était pas mérité. Je n'ai pas pitié de lui, je sais bien qu'il n'apprécierait pas ça non plus; reste que la vie pousse sur nous certaines injustices. En défaisant distraitement une brochette pour mélanger le bœuf au riz, je pense à comment je pourrais tourner mes questions sans qu’elles ne piquent; «Mais quand tu repenses à ta vie, est-ce que tu éprouves des regrets? Tu ne sens pas qu’il te manque quelque chose ou qu’il y a quelque chose que tu n’as pas terminé?»

C’est là ma nuance; il y a tant de choses à faire et à voir, au point où je ne sais pas comment naviguer toutes ces possibilités. J’ai souvent le sentiment de vouloir savoir ce que j’ai manqué, ce que j’aurais pu faire d’autre. S’il y a un troisième sentier, comment le trouver?

«À part ça, comment fais-tu pour choisir la seconde voie? Quand tu avances, quel genre de futur vois-tu pour toi-même, et pour tes proches?» Mon avenir a beau être pour la majorité incertain, il y a des choix que j’ai déjà accepté de faire… Par orgueil, sans doute.