Je n'aurais jamais osé mettre les pieds ici, étant enfant. J'ai toujours su que les croyances ne m'apporteraient rien. Les yeux posés tantôt sur la nature, tantôt sur le forgé, me trahissent; je suis déçu de ce qui se présente à moi. Ce chevauchement trahit tout autant ceux que nous sommes.

Nous avons peint d'homme un endroit pour rendre service à nos peurs.

Quand je dis que je ne crois plus, on me répond que je perds mes esprits. Je finis toujours par tonner; ou peut-être que je les retrouve. Nonobstant, je me remets toujours à marcher; les croyances se doivent d'être personnelles, de faire pencher la balance du doute au bon moment.

Toute ma vie, la foi n'a servi qu'à me retenir, à maintenir ma balance d'un seul côté.

Je suis ici pour trouver l'inspiration qu'il me manque, pour trouver les réponses qu'un père a toujours prié, dans l'attente qu'on lui apporte. Pourtant, aucun dieu n'est venu gracier cet esprit vide, troué de milliers de voeux, gratté au sang par d'impossibles attentes et décarcassé pour un espoir capable de ruiner une autre vie en entier.

La mienne. Plus jamais.

«Pardonnez cette intrusion. Ao Yamanaka.»

Rendant à l'homme son salut, je réajuste mes coutures noires et mon décolletage sans trop réfléchir; il est assez exposé pour nous deux. Mon étiquette en lieu de culte laisse peut-être à désirer, je ne suis pas du genre à fréquenter. «Certainement. Je suis venu faire le plein d'inspiration; pensez-vous que je pourrais continuer à écouter votre musique et observer vos mouvements?»

Pris sur le fait, je n'ai eu d'autre choix que d'admettre. Disons-le aussi; je ne me cachais pas. J'ajoute même que «je suis en visite pour me familiariser avec la culture de mon père, celle du Fer. Je ne Crois pas, mais je respecte; si le moment est inopportun - ou si ma présence est impertinente - je peux revenir un autre jour.» À dire vrai, l'heure tardive de mon passage était prévue, voulue; je serais venu plus tôt, j'aurais pu être exposé à plus de foi et de dévotion que je n'aurais pu en tolérer.

À entendre parler des trois pilliers, quelques souvenirs – plus amers que doux – me reviennent. Des pensées indésirables tel des noms d’épéistes "capables de te montrer comment on fait" avec des titres "si prestigieux qu’il te faudrait plus d’une vie pour en saisir l’importance", enrobés d’une seule fausse-vérité, blessante au possible.

"Tu ne vaudras jamais rien." Des vieilles paroles qui parlent maintenant d’un autre.

Quelqu’un a déjà su éclaircir ma vision des Samourai et m’écarter de la lassitude et morosité qui venait avec. «Il me restera les Forges à observer, dans ce cas.» Puis, on m’invite à suivre. Il ne compte quand même pas me faire danser? «Oh… avec plaisir?» L’incertitude se voit autant qu’elle s’entend.

Deux pieds gauches m’encouragent amicalement à rentrer, chantant que ce sera bien fait pour moi quand – sans condition ou autre finalité – je perdrai la face. Deux pieds gauches qui oublient les nombreuses heures à avoir appris les bases de la danse traditionnelle et plus d’une douzaine d’années d’efforts pour maitriser les arts ninja. Deux pieds gauches qui plient devant ma fausse confiance et se résignent devant une pointe d’arrogance.

Une main glisse timidement dans la sienne; peu calleuse, moite d’une fine couche de nervosité, mais bien présente. Guidé sous une multitude de regards (certains sceptiques, certains envieux, beaucoup prêts à voir le spectacle), je me mets à accepter l’épreuve qui suivra.

Ah non, l’épreuve n’est pas pour moi. Elle est pour lui.

«Autant être prévenant; je ne suis pas le plus habile. Malgré tout j’ai confiance, je suis certain que vous saurez couvrir ma maladresse.» Pour avoir vu l’agilité de son groupe, je peux parler. Néanmoins, je lui souhaite bonne chance, il en aura sûrement besoin.

Il ne suffit que d’écouter, me suis-je dit.

Écouter comme on le veut et comme on le peut ne rend pas l’expérience plus facile, autant l’admettre de suite. Une fois les pieds engoufrés dans le sable et guidé à ma place, je prends une grande bouffée d’air et je tente de suivre ses instructions.

D’abord, je garde mes jambes à l’affût, qu’elles aient assez de tonus pour se mouvoir comme il le faut. Sans me sentir ancré au plancher, je me sens de plus en plus solide sur mes pattes. Alors qu’on me positionne – de très près, je ne m’y attendais pas –, j’ai comme réflexe de plier les genoux. Je me reprends très vite et je redresse mon dos pour mieux aligner mon bassin et suivre ses mains. Plier les genoux permet de plus rapidement réagir, mais… ce n’est pas le temps pour du réactionnel.

L’important, c’est de trouver son centre pour rendre les mouvements fluides. Encore une respiration, plus grande cette fois. «...» Puis, j’observe.

Des mouvements amples, circulaires. Un transfert de poids pour changer de jambe; j’arrive toujours à suivre. Faire la même chose sera plus ou moins aisé, mais par contre on peut dire que c’est plus qu’inspirant.

Ça inspire le respect, et une petite part de crainte. Soit il a vu mon incertitude et il est particulièrement bienveillant, soit il se doute que même une simplicité du genre ne se fait pas du premier coup et il n’a pas envie de me voir me démener avec une bouchée de sable.

Enfin, on se lance; si les mouvements sont compris, ils restent particulièrement rigides, empreints d’une relative nervosité. Si la panique redescend et que l’expérience devient plus agréable, les stries laissées dans le sable ne mentent pas; je n’ai pas une telle agilité, et encore moins ce genre de fibre artistique. «...disons que ça va aussi bien que je l’escomptais, mais c’est amusant.»

Mauvaise nouvelle; les pas de danse ne vont pas en s’améliorant. Bonne nouvelle; c’est plus distrayant que je ne l’envisageais. «Ça ne doit pas être des plus stimulant pour toi de revoir les bases, sache que j’admire ta patience.»

Parfois, certaines bases ne servent plus et doivent être modernisées. On doit en jeter pour en créer des nouvelles et se refaire un début. De la même façon que j’ai choisi de ranger mes idées préconçues sur le peuple de Seizan, malgré mon mauvais traitement.

Comme lorsque l’on choisit de danser, il faut faire le vide dans son esprit.

«Merci, et oui une pause. Ne t’en fais pas.» Le souffle est court et quelques mèches me collent à la nuque; je ne porte pas de tissu capable de respirer, il fait chaud sous une tenue comme celle-là. Je n’ai eu d’autre choix que d’articuler le minimum requis.

La musique s’arrête, je tape mes pieds sur le bord du "tapis de sable" pour me débarasser des grains indésirables et je m’évente à deux mains en regagnant le bois. J’agrippe mes cheveux d’une main et les fait tourner distraitement à mon poignet. Observant l’un des moines et son savant usage du ninjutsu, je sors un pique à cheveux de mon obi avec ma main libre et sécurise mon chignon.

«C’est une bonne méthode, tiens.» Dis-je tout bas en écartant le col de mon kimono pour mieux m’aérer. J’admire ce qu’ils font; on est loin des danses traditionnelles, éventails aux mains, que j’ai pratiqué.

«C’était inattendu, effectivement, mais ça reste très inspirant. Je ne regrette pas d’être venu.» dis-je en glissant à nouveau mes pieds dans mes okobo. Je les avais retirés à la va-vite avant de commencer, parce que je me doutais qu’exécuter quelconque mouvement complexe avec ces machins aurait été un enfer.

«Les talents du Fer m’ont toujours semblé plus bruts, oui. On s’applique à la finesse, elle ne vient pas toujours naturellement. Par contre j’ai été surpris de remarquer, comme une amie me l’a mentionné, la chaleur de la forge. C’est quelque chose que je n’ai pas connu, même quand je visais ici dans la montagne il y a une vingtaine d’années. Tu as toujours vécu dans les montagnes?»

Autant dire la vérité; j’ai l’impression soudaine de voir une part de qui j’aurais pu être si on ne m’avait pas forcé à quitter le domaine. J'espère pouvoir prouver cette impression superficielle, mais je doute; c'est plus un sentiment profond qu'une lubie de passage.

Saluant et remerciant ses camarades en hochant la tête, je me mets en marche à ses côtés. Je garde pour moi le fait que les forges savaient m’angoisser quand j’étais tout petit, et que je n’ai donc jamais vraiment traîné sous le sol du village. Je connaissais les forges de par leur renommée, mais la "chaleur de la forge", ou celle du peuple, m’est inconnue.

On entend à peine une suite continue de cliquetis; le bois du sol rencontrant le mien, le bruit résonne timidement dans la grande pièce – que j’appelerai trappe de sable, tiens – alors que mes pas d’additionnent. À très petites enjambées, j’arrive à suivre sans problème le Moine qui souhaite finalement commencer la visite guidée.

«...Et qu’est-ce qui t’a fait changer de voie? Généralement, le peuple de Seizan apporte grande valeur aux traditions et encouragent les enfants à porter le flambeau pour leurs parents, non?»

Je prends quelques instants durant la marche pour apprécier l’architecture (surprenante, je ne me suis jamais attendu à ce genre de travail minutieux de la part du Fer, sauf pour ce qui est des armements), et je m’inspire de la vue sur les rochers – regardant d’abord en bas de la fenêtre – et sur les pics enneigés.

«J’ai eu à voyager beaucoup aussi, mais pour des raisons peu louables… J’y verrai bien, je suis curieux.» Un autre clin d’oeil. Une question tenait au bout de ma langue, et… je choisis de la laisser sortir.

M’assoyant avec lui sur le bord de la fenêtre – en posant seulement une cuisse et mon dos sur le bord – je finis de l’écouter. Il semblerait que lui aussi soit plutôt curieux. «C’est mon nom, oui. Je suis Jujoujin; à une époque, je vivais ici à Seizan... Admettons-le, je ne sais pas où chercher; si tu devais m’emmener à un seul endroit dans tout le village; où m’emmenerais-tu?» La brise essayant de se glisser sous mes vêtements, je replace mon col pour me couvrir. «Autant dire aussi que je n’ai jamais été très habitué au froid...»

Une douce musique entendue des centaines de fois, capable de guider nombre d’esprits échauffés passé les portes d’un royaume rendant les pensées folles, indomptables. L’honnêteté est une qualité qui peut faire mal; autant être franc, je n’ai strictement rien compris.

D’ordinaire, j’aurais exprimé mon accord mais j’étais perdu à regarder les étoiles. Non, pas celles qui, à l’horizon, se mettent timidement à danser sur la grande toile. Une main vient saisir la mienne, voulant être palpée, ressentie. À terme, elle se retrouve guidée contre une cuisse recouverte de soie fine.

«...» Un sourire, mais aucun mot.

Les artistes ne sont pas tous pareils; certains alignent des traits dans le sable, d’autres s’appliquent à strier la peau pour parer le corps d’une histoire. Une paume se lève, laisse son amie à nu, et valse délicatement sur ta tapisserie. Des doigts timides, pourtant à la fois avides.

Le froid n’aura pas résisté longtemps.

De telles avances dans la maison du divin… et sous ses yeux, en plus. Le comble. Ce n’est pas moi qui viendrait s’en bâdrer, malheureusement. Après avoir réussi à cacher des papillons sous ma peau, dans ma poitrine, si tu es sur le point de mordre, sache que je n’oserai pas dépunaiser tes ailes. Je l’admettrai peut-être un peu trop tard.

«La lune prendra peut-être un peu trop de temps. Je ne suis pas du genre patient.» Je ne saurais me montrer plus clair. La flatterie ne t’avancera pas davantage; j’ai bien compris que mes vêtements font une belle décoration au pied d’un lit. «Pourquoi j’ai l’impression que tu me proposes un monde d’excès...» Un moine, en plus de ça. Un léger rire, bénin.

Guidant ta main jusqu’au haut de ma jambe, jusqu’à ma hanche, je me relève. «Viens, on va finir de faire le tour; je veux en savoir plus sur toi et voir ce que tu as à montrer. Après, voudrais-tu me raccompagner..?» Si tu choisis de suive, je garderai ta main contre moi; c’est une danse différente, mais de grande importance. Côte à côte, ton bras dans mon dos, je t’apprendrai mon tango.

Une escapade promise, tournant à un autre effort beaucoup plus gratifiant. J’accepte de suivre, affrontant moi aussi l’attraction au sol après un habile jeu de mains. Malheureusement pour lui, je ne suis pas capable d’une telle démonstration d’agilité et de souplesse. «Pas si vite! J’ai beau être shinobi, je ne peux pas te suivre comme ça!» En plus, je dois tenir de mes mains le bas de mes habits pour ne pas m’exhiber, tant au prêtre qu’à la froideur des vents de la montagne.

Une fois arrivé en haut à ses côtés, je contemple une nouvelle fois la vue; cette fois, je n’ai pas le sentiment de risquer de tomber. Je ne doute pas que de toute façon, j’ai quelqu’un pour me rattraper. «Tu sais, le jour rougit comme ça parce qu’il sent la nuit l’observer. C’est une très belle vue.»

Alors qu’il pointe et détaille les principales parties du temple, je pose une joue contre son épaule pour regarder à la même place. J’en profite un peu pour éviter le froid qui danse encore, même s’il s’active avec moins d’ardeur.

Un bras passe une nouvelle fois dans mon dos alors que j’essaie de suivre ses instructions vagues; je ne le cacherai pas, je sais qu’il m’est impossible de tout retenir, surtout avec l’esprit à mi-chemin. Par contre, quand il explique son parcours houleux, je l’écoute avec attention. Je comprends plus ou moins que la voie monacale l’a choisi, et pas l’inverse. «Il y a beaucoup à faire et à voir dans un monde comme le nôtre, c’est vrai. Tu m’as offert une expérience différente de celle que à laquelle je m’attendais de la part d’un moine, voire même d’un Seizanjin. S’il n’y a aucune limite à jusqu’où tes pieds peuvent te mener, sache que la cime des arbres et le village qui se cachent dedans sauront t’accueillir. Moi aussi, si ça peut te faire plaisir.»

«J’aimerais bien t’y voir, ça serait comique.»

Il finit par s’installer; une main habille vient jouer dans ses cheveux, caresser l’arrière de sa tête pour me donner une chance de me rajuster. «Si tu veux passer, envoie une missive. Si tu préviens à l’avance et qu’on t’autorise, quelqu’un te dira comment me trouver. À moins que je ne te trouve en premier.»

Quelques mèches tirées, doucement tressées. Quelqu’un partage quelques bribes de mon passé, à ce que je vois. «Alors je suis content d’être tombé sur toi. Si tu as besoin d’un peu de temps hors d’ici, je pourrais t’héberger pendant quelques semaines, que tu puisses découvrir la jungle et sa cime.»

Le vent se lève, mes épaules s’en retrouvent raidies. Penché vers son visage pour mieux le couvrir, il pose lui-même sa main dans mes cheveux. Un moment de tendresse, de certaine plénitude. Je me perds une nouvelle fois dans les étoiles, et un doigt vient se poser sur sa bouche. «Shhhhh… Pas de dieux ici. Remercie ta gentillesse et ton charme à la place.» Je fais mon impertinent; j’ai beau être sur le toit d’un temple, je ne suis pas ici par inspiration divine. Je suis ici grâce à lui, c’est tout.

«Si tu as le droit de sortir ce soir, j’aimerais bien te montrer mon endroit favori de Seizan. Un endroit très prisé, mais où peu de gens peuvent aller.» Quelque part de mystérieux, mais d’agréable. Il n’y a pas de belle vue, mais ça vaut le détour. «Ça s’appelle ma chambre. Je ne peux pas te promettre un moment bouillant, ce n’est pas vraiment mon genre. Je peux par contre t’assurer une danse plus tendre, et de quoi mettre de côté toute cette rigueur martiale.»

Je meurs d’envie de l’avoir avec moi ce soir, d’éloigner la solitude et de continuer ces moments de délicatesse où ses dieux ne pourraient pas le voir. De toutes façons, ils ne le méritent pas. Ma main vient récupérer la sienne pour que ma chevelure soit en paix. «...Partant?»

Qui n’aimerait être ainsi nommé? «… Dit comme ça, c’est salement romantique. Peut-être serais-tu mon oiseau de lune, attiré par la perle rare?» Une pie, peut-être; oiseau folklorique aux milles messages. Une bonne chance, le signe d’une belle rencontre…

Bavarde, réputée pour s’enfuir en profitant des objets brillants qui tomberaient entre ses pattes.

Image mise à part, «je comprends, je t’attendrai sur le grand chemin», puis relevé quelques instants plus tard. Tout sourire, les joues rosies, j’incline la tête; le regardant partir, je finis pas me demander comment j’allais faire pour descendre et expliquer ma solitude soudaine.

Je verrai bien.

Le toit semblait plus haut, le sol plus effrayant; j’ai vite quitté les lieux et retrouvé la fenêtre par laquelle je suis sorti. Quelques minutes plus tard, les portes sont franchies et le chemin se révèle une nouvelle fois à moi.

Il a été rapide, dis donc.

Je ne me sens que plus désiré.

Sa main prise, le pont est finalement entâmé; je ne cache pas mon empressement. Le froid ne me lâche pas, même après mon petit tour à l’intérieur je ne peux retenir tous mes frissons. Mais dire qu’il ne s’agit que des vents frais et de l’altitude serait mentir; la hâte ne se cache pas. «Ne me dis pas ce genre de chose, ça pourrait bien jouer contre toi plus tard. Si tu te montres assez dévoué, j’aurai peut-être un autre endroit à te faire découvrir.» … Non, je ne parle pas de ça.

«N’imagine pas trop, tu seras déçu; as-tu déjà valsé sur les pensées de quelqu’un d’autre? Je peux t’apprendre.» J’ai mes petits secrets et si je ne cherche qu’à faire quelques câlins, je possède quelques moyens de lui donner ce qu’il veut. «Si l’idée te plaît, j’aurai sûrement de quoi te ravir.» J’ai déjà ma petite idée de quel tour je peux bien jouer; il ne lui suffit que de suivre à travers le labyrinthe des rues qui commencent à accueillir la noirceur.