Depuis mon dernier festival des couleurs à la fin du printemps, mes nuits se montrent souvent incertaines, agitées. J’ai toujours cette vilaine impression qu’il y a quelqu’un qui rôde aux alentours, dans quelconque recoin de mon village.

Pour l’avoir vu, je refuse de croire qu’il est là pas hasard; son espèce n’est pas des plus à l’aise dans notre genre de climat. Du moins, c’est ce que j’en ai compris de l’esprit de la montagne qui nous a suivi ici il y a plus ou moins une vingtaine d’années. Les nuits, depuis, deviennent une épreuve.

Quand je suis à Jujou, du moins.

Si je n’arrive pas à trouver le sommeil, normalement je me fais un thé et je revois de vieilles parties de go sorties de quelconque parchemin de notation. Autrement, je vais voir un aîné de ma famille pour discuter jusqu’à ce que mon esprit s’apaise. D’ordinaire, c’est suffisant.

Plus rarement, comme c’est le cas ce soir, je sors pour faire un tour et patrouiller, ayant l’étrange sensation de son chakra partout où je vais, dans toutes les ruelles et au tournant de chaque coin de rue. Les Kitsune sont "connus" pour leur tempérament taquin et changeant, mais ils ne sont pas foncièrement malins. Dangereux, certes, mais pas nécessairement agressifs.

«...»

Je passe un peu plus d’une heure à vagabonder, me disant que c’est le meilleur moyen ce soir de me fatiguer et satisfaire ma soudaine lubie paranoiaque. J’ai même fait exprès de me montrer vulnérable et insouciant, pour voir si quelque chose oserait montrer le bout de son nez, mais ça ne semble mener à rien.

L’aventure du soir se termine en bordure de la place centrale du village; prostré sur la branche d’un arbre imposant, j’observe lassement et de haut les rues drapées de nuit. Peut-être que je ressens la présence de quelqu’un dans mon dos, ou que je vois quelqu’un s’approcher de plus en plus de mon arbre. Dans tous les cas, je l’appelle; «...toi aussi, tu passes une mauvaise nuit?»

On est dans le même bateau, donc.

Je ne peux pas passer ma nuit à chercher quelque chose qui ne se montre pas, à moins que ça ne soit sous mes yeux et qu’on se joue de moi. Je fais mine d’écouter l’homme parler, mais à dire vrai je m’assure que ça ne soit pas un tour.

Un chakra humain qui semble habitué au maniement; plus qu’un simple civil, dans ce cas. Les marquages noirs sur sa peau se voient d’ici; c’est peut-être bandit, même si j’en doute. S’il ne m’a pas approché malgré mon apparence chétive, c’est qu’il doit avoir une idée de ce qu’il a sous les yeux.

Chose certaine, ce n’est pas le Renard que je cherche.

«Il y a une drôle d’ambiance dans les rues la nuit, tu n’es pas le seul à mal dormir. C’est calme, mais j’ai toujours l’impression qu’un chakra mystérieux se promène. Comme s’il y avait un esprit dans le village, quelque chose que je n’arrive pas à voir. Ça fait quelques mois que ça dure. C’est peut-être ça qui t’empêche de dormir?»

Je m’abstiens de continuer, la dernière chose dont j’aie besoin est qu’on me croit paranoïaque. Je me permets malgré tout de descendre de mon perchoir pour lui parler, lui expliquer ma présence ici et demander s’il est dans le même état que moi. « C’est rare que je sorte la nuit; j’ai pas vraiment besoin de prendre l’air comme ça d’habitude, mais je me suis senti surveillé constamment pendant que je trainais dans les rues, autour de la place centrale… c’est pour ça que je suis venu ici.»

En vrai, je me demande si je suis le seul à avoir ce problème en ce moment. «Désolé si je suis trop curieux, mais est-ce que tu aurais une idée de ce qui t’empêche de dormir? Est-ce que tu as une impression similaire quand tu te promènes le soir ou..?»

Plus ça va, plus j’ai l’impression qu’obtenir des réponses de lui m’est impossible.

On me donne quand même de quoi réfléchir; pourtant, ce qui me tient réveillé n’est pas une énergie humaine, et vu mes connaissances je me rendrais au moins compte si on me surveillait. «Honnêtement, je sais pas… j’ai l’habitude des rondes de surveillance. À moins que… tu ne penses pas qu’on me suspecte d’être un traitre, quand même?»

Ça serait le comble.

Je soupire, me disant que c’est impossible, que je n’ai pas vraiment quelque chose à cacher… que si ça se trouve, de meilleurs espions que moi ont peut-être été déployés pour une surveillance secrète. Qu’il y a peut-être un individu suspect. «… Boarf, s’ils ont déployé plus d’effectifs de nuit, c’est sans doute qu’il ya vraiment quelque chose qui tourne autour du village.» J’accote mon dos au tronc du grand arbre distraitement, essayant de penser à autre chose. Ce qu’il dit fait du sens mine de rien, je n’y avais pas songé.

Autrement, l’homme semble vouloir rester vague. Je ne compte pas l’interroger plus qu’il ne le faut, mais je lui dis malgré cela que «tu peux toujours dire, on sait jamais. J’ai peut-être des réponses ou des idées pour t’en trouver. Voire, en parler et faire sortir ça de ta tête pourrait bien être ce qu’il te faut.»

On est quand même du village caché dans la cime des arbres; c’est notre plus grande force, trouver des informations et des réponses aux questions. «Si c’est secret ou que tu préfères ne pas en parler, libre à toi. De mon côté, je n’ai pas d’autre chose à faire; j’ai amplement le temps de t’écouter.»

Ultimement, ce que je comprends c'est que je devrais porter un peu moins attention à cette histoire et ne pas trop me creuser la tête. Compliqué, surtout que ce qui nourrit mes lubies et sentiments d'étrangeté est aussi ce qui me tient réveillé. Je me dis que «dans le pire des cas, je peux bien aller dormir ailleurs, hors du village, pendant quelques jours et arrêter d'y penser.»

Je le regarde faire apparaître un parchemin de l'une de ses marques; honnêtement ça me surprend. Le fuinjutsu est un art shinobi surtout prisé par les plus intellectuels, il ne me marque pas comme tel. Néanmoins, je prends le temps d'examiner le papier qu'il me tend; mes connaissances en ce genre de choses sont bien maigres, mais je ne suis pas complètement ignare.

«Hm... je ne saurais pas dire. Tu as vu ça où? Ça n'a pas l'air d'une lettre, plutôt juste d'un symbole. J'ai été à Toge il y a peu; ils ont des archives assez remplies et sont plus savants que je ne le pensais. Si jamais tu passes par là et que tu as du temps... ça pourrait valoir la peine. »

J'ai beau regarder la marque, retourner le parchemin dans moult sens, je ne sais pas plus que lui. Le mieux que je puisse faire, c'est lui conseiller des endroits où il pourrait fouiller. Ça ne va pas rendre ses nuits plus paisibles, mais au moins si je peux lui donner un but ou une direction, c'est déjà bien. «J'ai appris quelques informations sur un type spécifique de yokai en m'y présentant; c'est peut-être la marque de l'un d'eux, un symbole d'appartenance religieuse inconnue ou le sigle d'une famille perdue au fil des années.»

Après ma réflexion, je lui rends son document. Ça beaucoup d'hypothèses, mais je ne voulais pas les écarter; les yokai sont plus intelligents que l'on pense, certains ont leur propre langage...

À la mention comme quoi il n’a jamais quitté notre région, je réponds que «ça pourrait t’aider à découvrir beaucoup de choses si tu y vas.»

J’ai bien perçu son intérêt; il semble un peu moins las, un peu plus pensif. Les détails de sa vie m’échappent, mais s’il a préféré rester dans le silence quand je lui ai demandé d’où il tient cette marque, c’est que ça doit soit être un mystère même pour lui, ou trop dangereux pour impliquer qui que ce soit.

Je ne chercherai donc pas à en savoir plus; à chacun ses secrets.

Je lui proposerai néanmoins mon aide, si jamais. Sa prochaine question montre bien l’importance que tient cette information pour lui. «Le trajet n’est pas des plus évidents, il te faudrait aussi un peu plus de deux semaines de cheminement constant pour t’y rendre. J’en ai mis un peu plus de trois, en passant par Seizan.»

Je le vois venir; je lui propose donc une alternative moins risquée et plus utilitaire. S’y rendre sans autre motif est inefficace, peut-être même une perte de temps considérable, sans encore parler des risques. «Tu connais tes forces et tes faiblesses, tu sais si tu es capable de t’y rendre ou non sans encombre. Si ce n’est pas pressant pour toi toute cette histoire, je te conseille d’attendre un peu avant d’y aller; il y aura sûrement une mission à effectuer là-bas à un moment donné, ça serait moins compliqué et tu n’aurais pas à justifier ton déplacement et ton absence.»

On reste une force militaire; selon notre grade on n’a pas tous les mêmes permissions – et je ne connais pas le sien –, et on ne peut pas tous se permettre de quitter pendant un mois et demi – minimum – le bercail. «Enfin, si jamais tu en as besoin et que je peux faire quelque chose pour t’aider davantage, je verrai ce que je peux faire.»

«Oui, deux semaines… plus ou moins. Je n’ai rien rencontré de problématique sur le chemin et j’ai bougé à pas de shinobi plus que de voyageur. Je suis pas mal certain que ça peu facilement prendre plus de temps.» C’est pour ça que je ne cautionne pas de se lancer ainsi en solitaire; c’est un trajet risqué, incertain peu avenant. Sachant qu’en plus il n’est pas du genre à sortir des terres de l’est, j’ai peur pour lui qu’il ne sache pas exactement comment se diriger.

Pour avoir moi-même fait le trajet seul – au moins jusqu’à Seizan – je sais de quoi je parle; ça ne m’a pas pris plus de temps parce que j’ai planifié mon trajet et que même si j’étais très jeune à l’époque, je l’ai déjà fait. Pour finir mon escapade vers Toge, j’étais accompagné, mais les deux villages ne sont pas si éloignés, alors c’était déjà plus simple.

Puis je me rends compte que j’ai oublié quelques politesses de base; après que l’homme m’ait demandé mon nom, je tends une main vers lui pour une poignée. C’est peut-être une civilité de trop, mais je préfère avoir l’air d’en faire toujours trop que de passer pour un snob. Lui souriant, je me présente : «Je suis Ao Yamanaka. Toi, comment tu t’appelles?» J’ai hésité à révéler mon grade, ne voulant pas risquer de passer pour un pompeux, surtout après ce petit moment d’inquiétude mal placée.

Autrement, je lui propose de me raccompagner jusqu’au quartier résidentiel; «Je ne vais pas tarder à rentrer, je me sens déjà plus calme. Veux-tu me raccompagner? Je comprends si tu as autre chose à faire ou si ça ne t’intéresse pas, mais j’apprécie ton calme et ton pragmatisme. En même temps, je me sentirais moins seul en rentrant.»