"Mais pourquoi toutes ces précautions, Ao?"

Cette question, je me la pose aussi. Pourquoi ai-je si peur? De quoi ai-je si peur? Je me pose question par dessus question avant de cogner à la porte de mon ancien amoureux. Il y a longtemps que je ne suis passé ici, pourtant son quartier ne semble pas avoir changé. Celui que j’étais à l’époque ne se serait jamais dit qu’un jour il aurait peur de poser les jointures sur ce bois.

Faire cet aveux à Haruka me terrifie. Après m’être senti pendant des semaines comme si je lui avais menti, à avoir entendu comment il a agi depuis son retour face à Chinone, face à Rei… une impression étrange et pesante s’est installée. C’est comme si je ne sais plus qui il est, et ce même si quand je le vois, au fond de moi je suis certain de le reconnaître, qu’il m’est familier.

À la fois, il y a ce malaise; cette amitié que je souhaite préserver à tout prix, ce besoin presque maternel  que j’ai de vouloir le voir sourire, est-ce que j’ai vraiment renoncé à tout?

Je cogne. «Haruka? Est-ce que tu es là?» De l’autre côté de la porte, je l’entends. Je le sens. Son petit frère n’est pas là. À part lui, je ressens seulement la présence d’une indésirée, restant aux alentours pour m’éviter le pire, au cas où j’aurais besoin de soutien.

La porte finit par s’ouvrir, et il ne fallu pas plus de temps pour que je salue Haruka en souriant. Mon sourire semble peut-être amer, peut-être nerveux? Je reste tout de même content de le revoir. «Je suis content de te voir, depuis le festival je n’ai pas eu la chance de passer…» J’aurais vraiment voulu le revoir plus tôt, mais le fait est que j’ai beaucoup à jongler en ce moment, et que je n’en ai pas eu l’opportunité.

«J’espère ne pas trop te déranger. J’ai eu à réfléchir sur beaucoup de choses ces derniers jours, et… je n’ai pas été totalement honnête avec toi quand on s’est revus. Est-ce que tu es occupé ce soir?» Il y a tant de choses que j’aimerais dire, plein d’affaires à discuter.

Par ce soir, j'entends "maintenant"; il n'est pas tard, mais je ne voulais pas commencer ma journée comme ça et peut-être le déranger en plein travail.

«Ça va… » Non, ça ne va pas. L’inquiétude se fait de plus en plus pesante. «J’espère que toi aussi tu vas bien.» J’ai peur de briser ta journée. ««Le boulot n’en finissait plus, surtout cette sale histoire avec le médecin des montagnes… enfin, médecin…» Le dédain se voit un instant sur mon visage, masquant une seconde la nervosité.

«Enfin. J’ai eu un peu de temps pour repenser à la discussion qu’on a eue au moment de ton retour. Tu te souviens? J’aimerais en reparler avec toi aujourd’hui. Je n’ai pas été totalement honnête avec toi, Haruka… J’ai caché des choses parce que je savais qu’il n’était pas temps de tout te dire. Ça t’aurait blessé, et ça aurait démoli l’image que tu as de moi. » Je suis certain que tu te souviens. Il y avait ce fameux secret, cette confidence qui n’était pas prête à t’être remise.

«Je voudrais vraiment, mais ce n’est pas quelque chose dont je peux parler ici avec toi. Il me faudrait Kaleah. Accepterais-tu de venir la voir avec moi?» C’est clair en plus d’être direct. Si Haruka s’inquiétait déjà de ce que je pouvais lui cacher, c’est maintenant qu’il peut s’imaginer la gravité de la situation dans laquelle je suis. Ce n’est pas quelque chose qui se dit dans les rues un peu partout, et même si je le voulais… je m’en mordrais vite la langue.

Entrer dans sa demeure, c’est demander à mourir le moment où ça tournerait mal. Je pourrais simplement lui montrer ce qu’il y a, mais incapable de m’expliquer je n’aurais d’autre choix que d’accepter – et peut-être même subir – sa réaction, aussi crue soit-elle. «Je me doute que tu n’aimeras pas ce que j’ai à te montrer, mais … j’aimerais quand même que tu puisses l’accepter, ou au moins que tu te dises que je n’ai pas vraiment changé.»

Je suis même certain que si on réussit à passer cette étape sans drame, que j’arrive à me montrer sous mon vrai visage, je pourrai de nouveau agir normalement en sa présence.

"Je l’aime bien, lui. C’est dommage que ça ne risque pas d’être réciproque…"

C’est tout dit. Haruka est un homme simple avec qui il est généralement facile de s’entendre, même si des fois il pense tout haut et trop fort. Ça me manque de pouvoir lui parler comme je le faisais avant, je me sens comme si je dois démêler une pelote de laine avant de pouvoir même imaginer en faire quoi que ce soit, tant tout joue contre lui et moi.

«Non tu n’aurais jamais fait ce genre d’erreur, franchement.» J’en ris avec lui, mais je sais au fond de moi que ce n’est pas le plus moralement correcte, sachant qu’une vie était en jeu. Par contre, faire mon coincé pour un mal qui a au final été évité…

Haruka, lui, n’est pas resté dans cet état bien longtemps. Il a distraitement ressorti sa vieille habitude de sa poche. Je le connais bien; c’est sa façon de se réguler devant quelque chose de déplaisant. Par contre, je ne saurais dire exactement ce qu’il pense; est-ce que c’est le fait de lui avoir gardé un aussi gros secret pendant longtemps qui l’irrite, ou est-ce qu’il ne veuille pas avoir affaire à notre Kage en ce moment? «T’en fais pas, je sais que ça détend.» On a tous nos façons de décompresser, si fumer fonctionne pour lui c’est très bien. Puis, l’odeur de la fumée faisait partie de mon quotidien, fut un temps. Un quotidien qui me manque souvent.

Son honnêteté est implacable.

«Peut-être que c’est moi qui s’en fait trop, aussi. C’est quelque chose que je cache depuis très longtemps, et pas juste à toi. Si les choses étaient restées comme elles l’étaient il y a quelques mois, ça aurait été beaucoup plus simple pour moi, j’aurais gardé le silence.»

Ma langue ne pique pas. Je peux donc, en chemin, lui en parler un peu.

«C’était rare, mais tu te souviens des quelques fois où tu étais venu chez moi? Je t’avais dit que les membres de ma famille étaient pas mal tous partis à l’extérieur pour travailler, faire les courses, qu’importe…?»

Il devrait bien s’en souvenir, car malgré le fait qu’ils soient tous plus ou moins absents, il a fini par en rencontrer une bonne partie ce jour-là. Chacun d’eux revenait ou repassait à la maison pour quelques minutes, tous particulièrement heureux de rencontrer mon visiteur.

Ils avaient tous une apparence différente, une voix différente, se sont tous présenté d’une manière différente… Pourtant, tous l’ont appelé Visiteur au début. Pas que ça, mais à un certain point j’ai dû rappeler à ma tante, revenue d’une soirée, qu’elle avait déjà rencontré Haruka ce matin-même.

Si au début elle avait semblée incertaine, elle a vite "retrouvé la mémoire".

«Tu n’avais pas trouvé ça bizarre que pratiquement tout au long de la journée, jusqu’à ce qu’il soit temps de manger, quelqu’un est venu nous déranger à la porte de ma chambre pour te rencontrer?»

"Ne me juge pas pour ça. J’ai passé plusieurs années à voir les mêmes visages; c’était agréable de rencontrer un nouveau quelqu’un."

C’était aussi agréable pour lui que c’était risqué pour moi. Ce sentiment de danger a toujours été dans ma vie; j’ai dû mentir à tous ceux que j’ai rencontré, sans vraiment en avoir le choix. Pour sa sécurité, pour la mienne, pour celle de ma famille, j’ai menti. On a tous menti.

«Si je n’en ai pas parlé avant, c’est parce que je ne le pouvais pas. C’est un secret que toute ma famille a porté pendant des dizaines d’années. Pour moi, même si je ne le voulais pas, le cacher était quelque chose de sain, puisque ça ne concernait pas que moi. J’étais trop jeune et trop insécure pour aller contre la décision de mon père. Ironiquement, même si je porte le sceau de la brigade maintenant, je me sens plus capable de t’en parler que je ne l’étais avant.»

Ceux qui savent l’entière vérité se comptent sur les doigts d’une main.

«La vérité sur ma famille, c’est que tu as en fait rencontré la même personne encore et encore, seulement avec différents visages. C’est pour ça que quand tu les as revus, ça te semblait bizarre qu’ils aient du mal à te replacer.»

Alors qu’on se dirige vers le grand arbre-maison, je prends le temps d’expliquer à Haruka que la situation a évolué très rapidement durant les, disons, six derniers mois. «En terme de temps, tout les changements se sont faits très vite. J’arrive à cacher mon secret assez facilement, mais il y a des gens – comme toi – à qui je sais que je ne peux plus. Même lorsqu’on s’est revus, quand tu venais juste de rentrer à la Cîme, j’ai eu peur; j’étais dans une situation où si tu te rendais compte de quoi que ce soit, je n’aurais pas été en position de m’expliquer. C’est ce que je t’ai dit, tu te rappelles? La seule chose qui m’inquiète maintenant, c’est que tu n’arrives plus à me voir comme tu me voyais avant.»

… Et que tu te mettes à me détester. Ça, plus que tout. Je connais amplement l’étendue de ta force, et je sais que si tu me veux mort, je n’aurai pas les moyens de t’arrêter seul… et rien ne ferait plus mal que de ne jamais plus exister à tes yeux, même si j’arrivais à m’en sortir indemne.

Je ne connais pas tout de toi, j’en suis conscient. Pourtant, c’est moi qui t’ait écouté parler de tes peines, de tes difficultés, de tes malheurs. Je connais le jeune Haruka qui a enduré une enfance atroce, qui a vécu dans l’ignorance et la peur des coups. S’il y a une personne que je ne pourrais jamais affronter, c’est lui. C’est toi.

«Tu aurais pu pousser, tu aurais pu fouiller et tout savoir directement, en deux minutes; tu ne l’as pas fait. J’assume que c’est par respect pour moi, et peut-être aussi un peu par affection. C’est pour ça qu’aujourd’hui, je veux que tu saches tout; j’ai attendu le moment de pouvoir rencontrer Kaleah et lui demander de m’ôter mon sceau, le temps de m’expliquer. Je veux pouvoir travailler avec toi à nouveau, je veux t’avoir dans ma vie sans me sentir mal, sans me cacher.»

N’est sourd que celui qui ne veut entendre, n’est aveugle que celui qui n’est prêt à voir. Ne peut comprendre que celui qui s’ouvrira à la vérité. Je n’ai aucune chance de faire passer mon message convenablement, et ce n’est que maintenant que je m’en rend compte. J’ai été tout aussi aveugle, tout aussi sourd, tout aussi ignorant, pendant bien plus longtemps.

D’accord, Haruka. D’accord.

«Quelqu’un qui n’a pas le droit de montrer le sien. Quelqu’un qui ne peut pas vivre où et comme il le voudrait sans avoir à se cacher.» Sa folie aura peut-être été de faire confiance aux hommes, finalement. De vouloir marcher avec eux, et d’en être un.

C’est pour ça qu’on en est là aujourd’hui; Himitsu étant avec moi, il est plus humain qu’il ne l’a jamais été. À l’inverse, je le suis moins. J’arrive à l’accepter; c’est un don de moi-même que j’ai fait, et j’en paie les conséquences tous les jours.

Je suis épuisé de cacher mon visage avec ce voile spécieux. Je souffre à devoir garder le secret, me dire qu’à chaque fois que je sortirai d’ici, je devrai mentir à tous ceux que je rencontrerai. Je fais non de la tête, répondant que «ce n’est ni un psychopathe, ni un jashiniste. Moi non plus, je ne le suis pas.»

On arrive au grand arbre, et c’est en montant les derniers escaliers qu’Haruka vient me poser la grande question. Cette question, même si elle trahit son dédain pour Kaleah, montre à quel point il est moral. Foncièrement, il tient à l’ordre, à la sécurité, et à la vie. C’est ce qui m’a fait l’aimer; il a beau avoir une grande gueule, des idées qui s’arrêtent trop tôt et tranchent aussi proprement qu’un poignard, la pureté de ses émotions m’a toujours pincé le coeur. La demi-mesure n’existe pas.

Espérons que la balance tombera de mon côté.

«Non, Haruka. C’est tout le contraire; je suis même prêt à donner de ma vie pour que d’autres aient une chance d’avoir celle qu’ils méritent.» Je n’ai pas accepté Himitsu pour le gain. J’ai mis les risques de côté, parce que je préférais qu’il ait une chance avec moi plutôt que d’être obligé de retourner à une nature qui le répugne. Ma nature est la sienne, désormais.

«Kaleah n’a rien à voir dans cette histoire, mais elle m’aide. Elle m’aide à garder le secret de ma famille. Et ce que tu vas voir, c’est ma décision, seulement la mienne. Kaleah ne m’a rien fait, et n’est pas responsable de mon état.»

État… c’est le seul indice que j’ai pu donner avant d’ouvrir les portes; ma langue commençait à piquer. Une fois dans le grand bureau, je salue avec politesse @Nagai Kaleah. «Merci pour votre temps, Dame Kaleah. Comme je vous l’avais demandé, j’aimerais parler à Haruka de ma situation.»

Je sens le sceau sur ma langue se délier, signe que je peux maintenant révéler tout ce que je veux, comme je le veux. «Vous êtes libre d’écouter, mais vous savez déjà tout.»

M’assurant que la porte derrière nous soit bien fermée, et prenant le temps de vérifier qu’il n’y a autour aucune oreille indiscrète [Compétence Sensorielle – Troisième Oeil], je finis par tendre une main à Haruka. Une poignée de main, pour commencer?

Parlons d’homme à homme. «Est-ce que tu t’engages à m’écouter jusqu’au bout, Haruka? À garder toi aussi mon secret?» Il s’agit de la seule et dernière condition à cet échange. S’il accepte, je commencerai par lui révéler mon nouveau visage, l’avertissant au préalable pour ne pas trop le choquer.

Mon secret sera le tien, et ne pourra jamais sortir d’ici.