Cela faisait déjà près d'une semaine que la silencieuse Sugimoto avait quitté le village de Jujou, non sans que d'innombrables questions vinrent à embrumer son esprit au cours de son voyage. Elle, modeste prêtresse, avait après tout été amené à côtoyer les grands du monde shinobi suite à un concours de circonstances, et mises aux confidences de ce qui inquiétait les puissants. Pourtant, elle n'avait pu constater que l'ébranlement du monde ne tenait qu'à bien peu de chose, et visiblement en une simple poignet d'hommes et de femmes aux qualités inconnues. Tout cela était finalement assez risible, risible de constater la faiblesse qui était la leur face aux évènements.

Si Yuriko était sincèrement peinée à l'idée que des innocents puissent se retrouver au cœur de combat qui ne les concernaient pas, sa triste humanité lui rappelait sans cesse qu'elle avait ses propres démons à combattre. Certes, le culte de Jashin et l'énigmatique organisation Mugen se devraient être une priorité, mais il y avait tellement de facteurs inconnus que la prêtresse ne voyait pas en quoi elle pouvait être une plus-value dans ce combat. Elle n'était pas assez forte et peut-être trop en colère encore, une colère froide qu'elle étouffait depuis quelques années. Tant que ses pensées seraient noircies par ces désirs de vengeance, elle reconnaissait bien volontiers qu'elle n'était pas un élément sur lequel on devait compter.

Pourtant, malgré tout, la chunin faisait tout pour conserver sa tête hors de l'eau et ne pas se noyer dans sa rancœur. Sa nouvelle vie monastique le lui permettait. Les rites, les prières, les moments de méditation rythmaient son existence et lui dictaient la conduite à tenir en plein jour. C'était sous ce couvert qu'elle rentrait présentement à Toge, tout en prenant soin, dans la mesure de son possible, d'honorer son statut clérical.

La jeune femme s'était ainsi arrêtée près du village de Kaigara, principalement pour effectuer une courte pause, car son voyage était long. Elle eut à cette occasion le temps d'écouter les histoires locales et celles qui l'intrigua le plus fut celle d'un petit garçon qui allait régulièrement offrir des offrandes près d'un autel au bord de route. L'affaire aurait pu aisément être bien banale et pourtant, lorsque les fines oreilles de la Sugimoto entendirent de vieux pêcheurs s'amuser des propos de l'enfant, enthousiaste à l'idée que les dieux l'écoutaient et appréciaient ses présents, le scepticisme de Yuriko fut plus grand que sa foi. Et pour une raison obscure, et puisque l'autel se trouvait sur son chemin, elle se montra désireuse de découvrir ce qu'il en était réellement.

Ainsi donc, la prêtresse de Tsukuyomi suivit la route que le pré-adolescent de Kaigara prenait à chacun de ses "pèlerinages" et eut même la chance de le croiser sans que ce dernier se douta de sa propre entreprise. Yuriko ne se serait permis en rien de briser la croyance du garçonnet, surtout lorsqu'elle vit un grand sourire de satisfaction illuminer son visage. Alors, elle se contenta de n'être qu'une voyageuse... jusqu'à atteindre l'autel convoité.

Quelle surprise - ironique - que de constater qu'elle n'aurait guère besoin de mener de grandes investigations pour trouver une réponse à ses questions. Alors qu'elle s'approchait, un homme qui paraissait être un vagabond semblait se délecter des cadeaux pour les dieux.

" Vous ne devez pas être un homme d'une grande foi pour ne pas craindre le courroux d'un dieu en dévorant les présents qui lui étaient destinés... ou bien seriez-vous un dieu incarné pour vous en octroyer le droit de les consommer ? "

La jeune femme venait d'effectuer quelques mudras aux faux airs de prières avant de projeter sa voix dans l'esprit de l'inopportun pour attirer son attention. Là, droite, ses yeux céruléens se posèrent sur sa silhouette avec une pincée de jugement vis-à-vis de son attitude.

Le vagabond avait une bien étrange allure, que cela fut part le port d'un kimono aux motifs fleuris à l'étrangeté du foulard noué autour de son cou. Peut-être l'était-il bien plus encore de part son attitude désinvolte et la façon dont il porta son regard sur celle que l'on appelait parfois la "Mère-Louve". D'ailleurs, cette dernière n'était pas accompagnée par ses camarades lupins, pas cette fois-là.

Naturellement, la prêtresse avait noté le comportement méfiant et sur la défensive du jeune errant, et elle ne pouvait ne lui en tenir aucune offense puisqu'elle reconnaissait bien volontiers l'avoir pris de cours en projetant sa voix dans son esprit. Toutefois, il en fit un peu de même quand il se mit à parler la bouche pleine, faisant naître un soulèvement de sourcil sur son visage qui paraissait figé jusqu'à présent. Non seulement il se montra plus courtois qu'attendu, mais aussi plus provocateur. Quant à Yuriko...

" J'ai bien peur qu'il ne s'agisse guère d'un tour de passe-passe, Ô grand Mugestsu-sama, mais simplement un moyen pour moi de communiquer plus aisément. Je comprendrai néanmoins l'inconfort que cela pourrait vous causer. Je peux user de moyen plus traditionnel afin de palier mon mutisme... si vous le désirez. "

Les lèvres de la jeune femme n'avaient toujours pas bouger, mais elle présenta alors son sac en bandouillère dont un bout d'ardoise s'échappait, une manière pour elle de lui indiquer qu'elle pourrait répondre par le biais de l'écriture... mais la communication serait alors plus lente. En attendant, la togejin choisirait la simplicité de son langage mystérieux.

" Je me nomme Sugimoto Yuriko, prêtresse de Tsukuyomi. Je suis humblement honorée de rencontrer le si... vénérable Mugetsu-sama. "

Était-elle ironique ? Bien entendu. Pourtant, sa voix projetée demeurait douce et sans animosité. La première impression de la jeune femme était d'avoir affaire à un homme égaré, sans le sous et visiblement sans manière véritable concernant le respect des croyances d'autrui. Bien qu’elle fût moniale, hormis le regard qu'elle lui porta, Yuriko n'était visiblement que peu offensée dans sa foi personnelle.  Elle était surtout ennuyée pour le jeune garçon qui imaginait que ses prières avaient été entendues.

" Si vous aviez faim Mugetsu-sama, il vous aurait suffi de vous rendre dans un Temple. Un prêtre aurait pu vous donner un repas chaud. En vous servant ici, vous emportez avec vous les prières d'un jeune garçon. "

Celui-là même qu'elle avait entendu parler au village, celui-là même à qui il avait demandé plus d'offrandes. Par cette remarque, Yuriko montrait qu'elle supputait avoir compris la manigance de ce dernier et que c'était ce qu'elle pointait du doigt en ce moment-même.

" Si vous ne pouvez assurer d'exaucer le vœu de ce pauvre hère, accepteriez-vous de ne plus dévorer ce qu'il a mis du cœur à offrir ici en échange d'un meilleur repas que je vous offrirais moi-même ? "

La jeune femme ne voulait pas que cet enfant se perdit dans un espoir qui ne saurait être comblé de cette façon. Combien de temps attendrait-il pour voir ses désirs prendre forme ? Que ferait-il de lui-même pour y remédier ? La foi pouvait être une force, mais également des chaînes qui vous empêchaient d'avancer.

Y avait-il de la vantardise ou bien n'était-ce qu'un humour cynique ? Yuriko était en l'état incapable de se faire une opinion éclairée sur l'étrange personnage qu'elle venait de rencontrer. Toutefois, il arriva à lui décocher un sourire subtil.

"  Oh et bien, je tâcherais de ne pas essayer de cueillir des informations qui ne peuvent être à ma portée. Je souhaite uniquement projeter à ma voix à votre esprit, à défaut qu'elle ne puisse atteindre votre ouïe. "

À dire vrai, même si elle en avait la curiosité, la prêtresse de la lune n'était pas en capacité d'aller aussi loin. Elle pouvait s'immiscer dans les rêves, se promener dans le subconscient d'un endormi, mais elle ne pouvait en être maîtresse par manque de maîtrise, et peut-être tout simplement par manque de puissance. Pénétrer une pensée revenait à engager une bataille psychique après tout. Il était bien possible de posséder les outils à cette manœuvre, mais pouvait-on prétendre en avoir la force ?

Quoiqu'il en fût, les révélations à demi-dissimulées sur sa présence ici même semblaient ennuyer le vagabond. Le contraire aurait été étonnant.

" Un sermon ? Voilà qu'il serait fort déplacé de ma part d'oser sermonner un être divin, Mugetsu-sama.  Je ne voulais seulement souligner qu'un être tel que vous pourrait profiter d'un bien meilleur repas que la frugalité de celui proposé sur cet autel. "

Rester un pied dans le jeu, mais sans s'y perdre totalement, cela permettait à la jeune femme de ne pas chercher le conflit, tout en essayant de comprendre, mais... y avait-il quelque chose à comprendre ? À la vue du ronin, continuant à manger avec voracité ce qu'il avait sous la main, il semblait se dépeindre un homme qui se moquait de tout, surtout des manières et de la moralité. Rien de ce qu'il faisait paraissait pouvoir le faire rougir de honte.

" Il est vrai... qu'en tant qu'être divin, vous possédez tout droit sur les prières qui vous sont faites. Toutefois, les emporter sans en considérer la possibilité de les exaucer, pourrait avoir de terribles conséquences pour ce garçon comme pour vous. "

Si ces paroles paraissaient sonner comme des menaces, il n'en était rien. Le ton de sa voix douce, même projetée, tentait à prouver qu'elle n'avait aucune mauvaise intention. D'ailleurs, elle ne tarda en rien à offrir quelques explications.

" En emportant les prières de ce jeune garçon, vous nourrissez un espoir. Mais n'y a-t-il pas pire qu'un espoir déçu ? S'il venait à ne plus espérer, il pourrait aussi ne plus croire. Qui viendrait alors à avoir une pensée pour vous ou bien apporter de nouvelles victuailles à vos autels ? Que deviendrait un esprit divin si personne ne croyait en lui ? Il disparaîtrait dans l'oubli. Voilà qui serait un tout aussi triste sort, sort que je ne vous souhaite pas, Mugetsu-sama. "

L'air de la Souhei semblait se faire un peu plus grave, avant de se mettre à soupirer comme l'eut fait son homologue précédemment. Voilà qu'il semblait prêt à accepter un repas... mais il n'y avait déjà plus rien sur l'autel. Le vagabond paraissait avoir un appétit d'ogre, mais aussi être un puits sans fond face à la quantité d'alcool qu'il buvait. Peut-être viendrait-elle à regretter sa générosité.

" Je vous suis reconnaissante de votre mansuétude, Mugetsu-sama, et vous m'honorez si mon offre vous convient. Je sais qu'il existe tout près de là un village ayant une taverne de bonne réputation. Vous pourriez y manger... et boire, ce qui vous ferait envie. "

Que serait le sacrifice de quelques ryos si le vagabond tenait sa promesse...