De loin, j’observe.

Un grand homme des sables vient visiter la jungle; un géant musclé couvrant à peine sa peau d’un peu d’étoffe trahissant sa nobilité. Il y a parfois certains hommes, comme lui, qui semblent différents, qui ressortent du lot.

À l’origine, je prenais distraitement note de qui entrait dans la Cîme, histoire de voir s’il n’y aurait pas quelqu’un de suspicieux, peut-être quelqu’un de non-humain ou un porteur d’une quelconque énergie cachée. Je voulais faire au mieux pour remarquer quoi que ce soit d’important, assurer la sécurité comme Chinone me l’avait demandé.

De même, je me dois de faire bonne figure pour mon village et portant moi-même un nom de grande famille je n’ai d’autre choix que de me présenter et d’accueillir comme il se doit cet homme issu de la famille impériale. Il semble quelque peu débordé, les marchands ayant profité de l’évènement pour aménager des échoppes temporaires essayant pratiquement tous d’avoir son attention – malheureusement pour lui, à le voir aller –. C’est ça, le pouvoir de la renommée et de l’argent?

Pour tenter de le sortir de cet insupportable bombardement cacophonique, je l’approche. Certains s’excitent déjà moins et laissent quelque peu tomber l’idée d’avoir le grand gaillard à leur stand. «Bonjour! Monsieur Kamisuki, c’est bien ça?» Je ne crois pas me tromper, mais sait-on jamais.

J’incline la tête en guise de salutation, me présentant promptement. «Je suis Ao Yamanaka, shinobi du village caché de la Cîme. Je tenais à vous saluer en bonne et due forme, ainsi que m’assurer que vous aviez été bien accueilli.»

Comme Chinone me l’a demandé, je dois m’assurer que tout se passe bien et représenter correctement ma faction aujourd’hui pour montrer à tous une bonne image de Jujou. Il me faut ainsi considérer ce visiteur avec politesse, même s’il me semble plutôt… décontracté.

«Nous ne recevons pas tous les jours la visite d’un membre de votre famille, j’avoue ne pas y être habitué. Sachez simplement que si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’avez qu’à nous le mentionner. Au besoin, je peux vous accompagner et vous faire visiter.»

Moi qui trouvais la nobilité chère payée…

À l’entendre, il ne semble pas particulièrement complaisant à faire parti de la famille de l’empereur. C’est quant à moi pour le mieux, signe qu’il a sans doute un pied sur terre. Sur la terre du peuple, c’est-à-dire. Disons simplement que c’est rassurant que ma première rencontre avec cette lignée se fasse avec quelqu’un accordant, semble-t-il, si peu d’importance à son titre.

«J’ai rarement vu Jujou aussi animé et les marchands aussi motivés. Tant c’est plaisant à voir, tant j’imagine que ça peut vite être envahissant.» Je n’ai rien contre le commerce, bien au contraire; dépenser ce que j’ai dans les magasins me fait toujours plaisir.

L’évènement, cela dit, rend les rues un peu trop grouillantes à mon goût. Je comprends que pour les visiteurs cela puisse l’être aussi, et je peux concevoir en quoi il est préférable de ne pas considérer cette saillante montagne de muscles uniquement pour son nom et son héritage. «Je comprends, Kazuhiko. Je peux te tutoyer aussi, si tu préfères.»

Je ne crois pas qu’on m’en tiendra offense, et je ne serais pas surpris que ça le rende plus à l’aise; il ne semble pas du genre à apprécier les longues tergiversations polies et protocolaires. Je verrai bien; je me corrigerai aussitôt, si ce n’est pas le cas. «J’ai l’impression d’entendre que tu es ici plus par obligation que par envie…»

D’un geste tout naturel, même un peu distrait, je l’invite à me suivre à traverser le reste de la grande rue. Peut-être se sentira-t-il mieux si moins de vendeurs l’observent et l’appelent à devenir la proie de leur avarice? Sans nul doute.

«Mais j’ai peut-être mal compris. Es-tu venu jusqu’ici parce qu’on te l’a demandé, pour faire bonne figure?» Je comprendrais, même si je trouverais ça désolant pour lui. D’une certaine façon, je suis content que même si mon domaine est reconnu, je ne le sois pas plus que ça.

"Un futur daimyo des sables, ici?"

Ainsi, j’en comprends qu’il voit sa position comme un obstacle plus qu’un avantage; dur de s’accorder avec le peuple si l’on ne le fréquente pas, même un petit peu.

«Aucune offense prise, ne t’en fais pas. Je sais bien que ça se voit. D’une certaine façon, je suis dans la même position que toi.» Bientôt, je deviendrai moi-même chef de maison. Sans régner sur toute une contrée, je comprends à petite échelle ce sentiment de devoir faire ce qu’il faut au nom… du nom.

«Les origines de ma famille sont de Seizan, à une époque les Yamanaka étaient particulièrement influents dans la région des montagnes. Nous étions très proches du peuple; en cultivant plantes, fleurs et herbes, on pouvait aisément soutenir la population en temps de maladie.» Je suppose que c’est du genre d’action auquel il fait référence; c’était du concret.

Pourtant, est-ce que cette gentillesse, cette générosité, a été repayée par autre chose que le sang et la suie? Non; quand on voit un mal, qu’on voit un peu de gris dans le blanc, il devient noir. «Malheureusement, les choses ont changé et ma famille s’est retrouvée ici, à la Cîme. Ça fait maintenant vingt ans.»

Je ne peux pas prétendre un jour diriger un pays entier, je ne vois simplement pas ça comme mon avenir, et encore moins pour un avenir désirable. «Dis-moi juste; qui cherches-tu à aider, et dans quel sens? Tu montres une très belle noblesse morale, mais qu’est-ce qui t’anime vraiment à chercher le changement?» Derrière cette résolution impatiente et fougueuse doit forcément se cacher une histoire. Laquelle?

«J’ai déjà entendu dire que la vie dans le désert n’est pas toujours facile, que c’est une vie souvent plus sauvage et dangereuse. Pas forcément à cause du climat, de ce que Naoko Sabaku m’a dit.» En sais-tu un peu plus? Y a-t-il une raison pour laquelle on m’a averti de ne pas arpenter le désert?

Je ne sais pas…

On m’a dit que Sakyuu n’était pas l’endroit le plus hospitalier; la vie y est certes plus intense, mais moins facile. Comment efficacement s’alimenter et s’hydrater en plein désert? À l’époque j’ai été prévenu que l’endroit n’est pas le plus sécure non plus, alors que nous sommes présentement ici à Jujou, une terre d’accueil temporaire. On m’a dit que la misère est chose commune là-bas, que moult enfants grandissent Sabaku, sans leur famille d’origine.

Je n’y suis, par contre, jamais allé. Tentant de tout mettre sur son envie d’aider et de connaître le peuple qu’il apprend à connaître à travers les fenêtres d’un palais ou je ne sais quoi. C’est possible, peut-être qu’en tant qu’héritier il n’a pas été informé du réel état de ses citoyens. Ça expliquerait que Kazuhiko ne sache pas forcément comment répondre.

«Je comprends; vos enjeux ne sont pas les mêmes que ceux d’ici. Je m’imagine mal comment cultiver racine, plante et baie en plein sable, à part en entretenant des serres et en obtenant une quantité limitée… En ayant aussi difficilement accès à de l’eau. Cela dit, j’ai entendu dire que les oasis sont de jolis endroits à visiter. J’aimerais bien les voir, un jour.»

C’est dommage qu’on m’ait averti du danger de la chose. «J’espère vraiment avoir une opportunité d’y aller un jour et voir par moi-même. C’est certain que les ouïe-dires ne rendent pas justice aux provinces des sables. Aussi, ce que je veux dire, c’est qu’il est normal – du moins je pense – que voir le peuple dans la misère soit douloureux. C’est humain, une preuve d’empathie. C’est bien qu’il y ait quelqu’un qui s’en rende compte, et qui ne se repose pas sur son héritage et ne vive pas que de ses privilèges. Qui soit prêt à vivre comme les autres pour comprendre les autres et voir ce qui importe vraiment.»

Même si je peine à voir moi-même quoi, exactement.

Passant sur l’un des grands ponts qui servent de rue, j’observe la vie du village grouiller de tous les côtés, même à quelques étages en-dessous. «Tout ça me fait me demander; quand tu es arrivé ici, que tu as vu Jujou, qu’en as-tu pensé?»

Grandiose? «Dans ce cas, je trouverai une occasion d’y aller! Sakyuu est le seul village ninja que je n’ai pas eu l’occasion de visiter, ça serait une belle occasion de le faire.» D’un côté je pourrai faire mon touriste, de l’autre me faire une idée de comment le Sable est régi, comprendre par moi-même ce qui inquiétait Naoko.

Quoique Kazuhiko parle de sa terre natale, difficile à dire s’il compte Sakyuu dans le lot. «Dans un sens - et je ne dis pas ça pour être prétentieux - je trouve que Jujou est un village plus naturel et organique. Semblable aux autres, comme Seizan étant fondé à même la montagne, mais à la fois différent car la nature évolue tout autour. Tout est en changement constant; je ne sais pas comment l’expliquer plus simplement qu’en disant que nous vivons au rythme de la forêt.»

À chaque saison, de nouvelles pousses; à chaque fois uniques, variées. On cultive, certes, mais contrairement aux autres villages, ce qui est "de saison” et bien plus variable ici. Pour illustrer mon propos, je pointe du doigt une maison; avec les années, le feuillage a su pousser tout autour, la décorer de lui-même à son aise et à sa façon. La pierre ne pousse pas, elle.

«En tout cas, je ne voulais pas faire mon pessimiste ni te poser trop de questions. Tu me sembles bien dans ta peau et avec tes convictions, et je t’avoue que même si tu ne sembles pas aimer ce qui est trop mondain, tu es très charismatique et d’une très agréable compagnie.» Pas que la flatterie m’amènerait quelque part, mais j’ai bien vu qu’il semblait quelque peu soucieux. Comme s’il était nerveux de ne pas savoir représenter sa famille, qu’il ne savait pas par où commencer.

Comique sachant que de tous ceux à qui il aurait pu parler, c’est à moi qu’il le fait. Celui qui s’est caché pendant des années pour faire plaisir aux siens et honneur à son nom, mais qui a toujours été considéré comme incapable d’y arriver. Je ne veux pas trop parler de moi, mais je pense que s’il savait, il se sentirait sans doute bien plus confiant.

On dira que c’était une réponse… refroidissante.

Simplement, je dirai que «ce n’est pas grave,» nous avons tous une façon de voir notre coin du monde. À la rigueur, il s’est peut-être empressé en ignorant ce que je lui ai dit au début; je n’ai jamais vu les contrées du sable. De suite, je n’ose pas répondre à son invitation; ce serait avec plaisir, je souris à l’idée de venir, mais… je ne sais pas.

De lui-même Kazuhiko se rend compte qu’il a poussé un peu loin et s’excuse; cela me suffit, même si j’aurais voulu qu’il voit davantage mes propos pour ce qu’ils sont.

Ce qui rend Jujou unique, c’est que tu ne peux jamais savoir exactement à quoi t’attendre, même même en y vivant des années durant. Tout ici n’est pas forcément stable ou permanent. Les maisons le sont plus ou moins, mais un logis en pierre de la montagne ou en grès du désert ne changera pas. Il pourrait revenir dans dix ans ou même l’an prochain et le pont sur lequel on se tient aujourd’hui pourrait s’être élevé, allongé… la vue pourrait ne pas être la même.

On doit jouer constamment avec les caprices d’une nature en croissance.

Son hopital s’écroule demain, il peut être rebâti au même endroit et de la même façon. Notre arbre s’écroule demain, on doit en trouver un nouveau, créer le chemin vers notre nouvelle clinique de nous-même. La nature, ici, ne laisse pas toujours le choix. Mais pour la même raison, je ne lui en tiens pas rigueur; ce n’est pas un concept évident. Je ne connais pas le désert, il ne connaît pas la jungle. Tout simplement.

Un tel compliment me fait sourire, mais puis-je réellement l’accepter; à l’inverse, mon père aurait préféré un homme comme lui comme enfant. Un bel homme, fort, grand, obéissant. Je ne suis pas de ces hommes; fort, grand et obéissant. Je suis particulièrement joli… outre le point, je ne suis pas un homme. Les apparences trompent souvent; je n’ai pas la carrure qu’il faudrait, celle d’un samourai.

Mon père préfèrerait quelqu’un de plus facile, de moins extravagant.

«Ne me dis pas ça, je pourrais dire la même chose.» Je ne veux pas qu’il pense ça, qu’il croit que je puisse être assez décent pour être à sa place et qu’il s’imagine moins adapté. Les pères regardent toujours chez le voisin, de toute façon. «J’ai l’habitude des mots, mais mon père veut un enfant prêt à lever les armes, qui a la carrure d’un vrai homme.» Mon père ne veut pas d’une poupée de porcelaine capable de dire non. «C’est ça, venir d’une famille de samourai.»

La vérité, c’est que je ne voudrais pas être à sa place, et je ne lui souhaite pas la mienne. Comme lui, j’apprends à faire ma propre place. La mienne appartient aux fourbes et aux ninja. La sienne se cache au milieu du peuple, pas au centre d’un palais.

Il vaut mieux parler d’autre chose, en effet.

S’il cherche un endroit capable de lui montrer de manière limpide ce qu’est de vivre à la cîme, le choix est vite fait. «Bien sûr; je te dirais de visiter le grand temple de la nature, c’est l’endroit parfait pour te faire une idée de la philosophie jujoujin. Très contemplatif, tu peux y rencontrer beaucoup d’intellectuels et de gens qui font dans l’innovation.» En même temps, au vu de ses envies d’améliorer la vie de ses citoyens, il n’y a pas meilleur lieu.

Autrement, «oui; ma famille offre régulièrement racines, plantes et fleurs aux centres et hopitaux avoisinants pour aider à la fabrication de médicaments. De là à savoir quoi donner comme conseil, je t’avoue…» je hausse les épaules et les mains. C’est une question assez vague, mais s’il cherche à aider sa communauté, j’ai sans doute deux mots quelque part que je pourrais partager.

«On a tous les mêmes besoins physiques; manger, boire, dormir, avoir un toit sous la tête… mais aussi le besoin de faire des choses, d’accomplir des tâches, de se découvrir. Seulement, si on est toujours occupé à survivre, on ne peut pas espérer découvrir. Si tu t’assures que les besoins importants de ta communauté sont remplis, c’est là que les demandes et volontés se font savoir; une population est à même de te dire ce qu’elle veut tant qu’elle a ce qu’il faut.» En plus simple, il ne faut pas nécessairement chercher ce que les autres veulent, mais s’assurer qu’ils ont ce qui est nécessaire. C’est parce que ma famille a déjà ce qu’il lui faut qu’il lui est possible d’offrir aux autres en cultivant son jardin.

Je prends un instant pour réfléchir à sa proposition, cette fois plus sérieusement. Dans ses propos, je vois moins Kazuhiko comme un membre de la famille d’un daimyo et davantage comme un collègue. Je finis donc par accepter, disant que «c’est un assez long voyage, mais j’aimerais bien te revoir quand j’irai visiter le nord. Je prendrai le temps de t’envoyer un mot pour te prévenir. Pour l’instant j’ai beaucoup à préparer et je suis assez occupé, mais il me fera plaisir de venir quand l’occasion se présentera.»

Qui sait, elle viendra peut-être plus vite qu’on ne l’imagineé