Le vent dans les montagnes hurle encore à l’injustice, le nom de mon peuple n’est plus qu’une brise perdue dans les hauteurs. Il m’a fallu une vingtaine d’années pour revenir, contempler ce qui reste de ma première maison.

C’est beaucoup plus difficile que je ne l’aurais imaginé. Je me suis promené un peu autour; le monde n’a pas changé, même après tant de temps. Je croise des regards que je pourrais bien reconnaître, je baigne dans une culture que j’ai abandonnée.

Qui m’a abandonné, tout autant.

Occupé à ne voir que des armes, à ressasser une vie qui n’était pas la mienne, je déambule lassement et je finis assis sur un rocher, dans un vieux coin du village où les samourai confrontaient leurs techniques. L’endroit où mon père m’a donné mon premier coup de fourreau en plein visage.

“Ça forge le caractère”, paraît-il.

La journée commence à rougir, sûrement  parce qu’elle voit le soir qui l’observe. J’ai passé la journée assis à regarder une multitude de silhouettes s'abîmer, chercher une forme de plus en plus avantageuse.

«Mon père m’a souvent emmené ici pour m’entraîner. Je n’ai jamais vraiment compris le but. Toi, pourquoi tu fais ça?» Je l’ai regardée faire trois ou quatre heures, peut-être plus. Elle était là avant que je pointe le bout de mon nez, et finalement elle est passée assez près pour que je puisse lui  glisser quelques mots. J’ai passé la journée à apprécier la brise, à me demander comment le monde continue de tourner, et comment on peut s’affairer avec tant d’acharnement.

Je pourrais lui poser plein de questions, mais je m’en tiens à quelques curiosités.

«Tu t’es entraînée longtemps; qu’est-ce qui te motive autant?»

Ça peut sembler futile, insipide et sans fondement, mais je pose ces questions pour moi-même, pour mieux comprendre ce que j’ai laissé derrière moi depuis tant d’années. Je cherche tant à savoir ce qui anime cette inconnue que ce que j’ai manqué, que voir ce que j’aurais pu devenir si les choses s’étaient passées autrement.

«C’est une vision très honorable.»

Et un tournant rafraîchissant, moderne, sur les notions d’honneur et de famille. C’est ce qui me fascine chez l’humain; il y a une multitude de fondements, plein de raisons différentes… pour poser le même geste. Ce même geste nourrit des convictions diverses qui, elles, nous guideront vers notre prochain choix. Sur les routes de l’humanité tout le monde se croise, mais pas toujours au même moment.

J’ai presque une larme à l’oeil, réalisant en regardant la jeune femme qu’au fond, c’est probablement le genre d’enfant que mon père aurait voulu à ma place. Sa question me sort habilement de ma rêverie et me sauve d’une très certaine autoflagellation mentale. «J’ai eu beaucoup à faire dans la région, j’avais besoin d’un moment à moi pour penser un peu.»

J’aurais pu aller loin et lui dire que je suis venu ici pour revoir ma jeunesse et la laisser à quelqu’un d’autre. Admettre que j’ai voulu faire un tour pour abandonner ces souvenirs blessants qui appartiennent à quelqu’un que je ne suis pas, même.

Autant s’abstenir.

«Autant j’ai voulu apprendre à manier le sabre, autant une part de moi m’a crié que ce n’est pas qui je suis. Mon père est un ancien samourai, je suis shinobi.» Je préfère encore révéler mon statut qu’admettre ce que je ressens. «Pour tout dire, je suis venu pour voir comment va la communauté dans laquelle j’ai grandi. L’endroit n’a pas changé, mais je ne reconnais plus personne; ça me déprime un peu.»


Je finis par lui poser d'autres questions; il faut bien commencer les recherches quelque part. «Est-ce que tu as toujours vécu ici ou tu viens d'ailleurs?» Peut-être bien qu'au fond, je la connais et je ne le sais pas. On va voir.

«C’est compliqué.» Ça l’est toujours.

Je vois bien qu’il y a des choses qu’elle ne dit pas, qu’elle ne saurait aligner les bon mots pour décrire son entre-deux. «Personne ne se souvient de moi, et dans le temps personne ne me connaissait non plus. C’est comme je me souviens; c’est la cité du fer, c’est froid et de ce que j’ai vu le traditionnalisme des samourai est encore bien présent. C’est facile de se sentir comme si on est sans valeur, en marge à cause d’un statut que l’on ne possède pas, ou que l’on n’accepte pas.» On entend un certain ressentiment dans ma voix; pas que je méprise seizan, mais j’ai entrevu encore une fois ces traditions qui ont fait craquer les fondements de ma famille. Famille qui aurait été éradiquée si elle n’avait pas fuit. Je penche un peu la tête et je regarde le sol en prenant une bonne respiration. L’air me semble un peu plus lourd, tout d’un coup.

Je n’ai pas choisi la noblesse de mon nom, mais je sais l’apprécier. Ce qui me ronge, c’est l’importance qu’on y donne, ce à quoi on s’attend en l’entendant. L’image qu’il faut représenter au risque de n’être rien à côté de ceux qui sont, je sais de quoi je parle, morts pour en préserver la vigueur.

«...Je me souviens d’une petite fille qui venait souvent ici avec son père, en même temps que le mien m’emmenait. Ça fait une vingtaine d’années, pourtant ça ne me quitte pas. De ce que je me souviens, elle n’était pas la plus habile, mais elle était très motivée. Je me souviens de mon père qui a dit au sien, en blaguant à moitié, que "ta petite montre plus de motivation aujourd’hui que mon petit bestiau en aura sûrement dans toute sa vie". Ça m’a marqué; à un si jeune âge, à cause des valeurs du Fer, on poussait déjà une distinction entre deux membres d’une même culture. Il m’a fallu des années à Jujou, hors d’ici, pour me rendre compte de ça.»

Je reste en silence un moment, à repenser ce que je viens de dire. J’essaie de me reprendre rapidement en riant nerveusement, mes mots étant un peu perdus : «P-pas que la culture de Jujou et ses valeurs soient foncièrement meilleures ou plus respectables! Je ne disais pas ça pour montrer de l’intolérence.» Je me suis mal exprimé, et j'espère vraiment ne pas l'avoir offensée.

Il me fallu un moment pour digérer tout ce qu’on venait de me dire. J’aurais répondu bêtement que les fautes de mon père sont à la fois produites par lui-même et par la pression que le village mettait sur lui, mais ça serait prendre la défense d’une cause à laquelle je m’oppose par caprice.

Et je suis un être particulièrement capricieux.

«C’est aussi ce que je pense, mais en même temps je me dis que l’influence d’un peuple ne s’évite pas; je prends mon père en exemple. Je n’ai pas grandi comme lui, j’ai été transporté dans une autre culture, mes valeurs sont différentes. On ne s’entend pas toujours; il a été forgé par les attentes de ceux qui étaient là avant lui, et c’est très dur d’accepter de voir le bon d’une société qu’il n’a jamais connu – et qu’il n’a pas vraiment le temps de connaître – surtout quand on sait à quel point il aimait baigner dans celle de Seizan. C’est un statut auquel il tient, mais… pas moi. Je ne suis plus d’ici, j’ai appris la vie ailleurs, d’une manière différente de la sienne.»

Le jour commence à être très gêné, le soir se montre de plus en plus insistant. Je me vois mal mettre fin à une discussion si enrichissante (et un brin cathartique), ainsi en me relevant pour étirer mes jambes, je lui propose de se revoir bientôt.

«Juste en parler m’a fait beaucoup de bien; je te remercie. J’adorerais te revoir et apprendre à mieux te connaître, toi et ta patrie. Demain, tu aurais du temps?» Avant de poursuivre, je réajuste distraitement mes habits en regardant encore une fois le ciel. «Je n’ai pas vu le temps passer et j’ai encore un arrêt à faire ce soir. Demain en matinée je dois aussi voir quelqu’un, mais après je n’ai rien de prévu.» Si elle accepte de me revoir, je lui donnerai les informations qu’il faut pour me retrouver; le nom de mon auberge, mon numéro de chambre, et mon propre nom. «Je t’avoue que j’ai menti à la réception quand on m’a demandé mon nom. Je m’appelle Ao Yamanaka, mais si on te le demande, tu viens voir Aoko Amazake. C’est une longue histoire… Ma famille n’était plus vraiment bien vue avant qu’on quitte le village.»

Je ris nerveusement, priant qu’elle ne s’interroge pas plus sur le sujet. Je finirai par tendre une main vers elle pour une poignée en guise d’au revoir, sachant qu’à l’époque c’était une formule usuelle des samourai qui visitaient le domaine familial.