Courir encore et encore jusqu'à ne plus rien ressentir sur son visage. Courir jusqu'à ne plus pouvoir respirer. Courir sans se soucier des éléments qui pouvaient vous effleurer. Courir comme si on en avait après votre vie. Courir pour mettre à l'épreuve son propre corps et oublier l'âme qui souffrait de sa solitude. Telle était l'échappatoire dans laquelle Yuriko s'était plongée.

Après avoir quitté le Temple de Tsukuyomi sous le couvert de la nuit, elle avait décidé de se retirer en direction de la vaste forêt environnante de Toge. Un entrainement, aurait-elle pu dire si on était venue lui demander. Bien que cela ne fut pas un mensonge, il s'agissait aussi d'un besoin de relâcher la pression qu'elle se mettait elle-même sur les épaules, une évasion de son morne quotidien, celui-là même qu'elle avait accepté pour mener dans l'ombre sa quête de vérité.

Comment pouvait-elle oublier ? Comment pouvait-elle abandonner ? La rage de sa colère ne faisait que grandir avec le temps, tapissant son cœur d'une encre aussi noire que la nuit, engluant ses sentiments dans les vomissures de sa rancœur contre le monde. Alors, il lui fallait courir pour ne pas se perdre. Ainsi, il n'était pas rare qu'elle s'échappa comme un spectre parmi les cimes, mais surtout comme une louve. Libre. Désespérément libre.

Tronquant ses jambes pour les pattes puissantes du loup, effaçant tout sourire pour n'afficher que des crocs, elle devenait animale, le temps de s'apprivoiser elle-même et ce don qui lui était fait depuis qu'elle avait pactisé avec l'engeance lupine. Mais elle "jouait" avec une forme plus évoluée qu'à l'accoutumé, une forme qui aurait presque pu laisser croire qu'une nouvelle espèce de yokaï était apparue dans les bois : une silhouette de loup à hauteur d'homme, un pelage noir et un regard d'un bleu puissant, des cornes torsadées au-dessus de la tête, une lignée d'excroissance sur le dos, pour finir par trois queues épaisses qui dansaient dans sa course. Aussi terrifiante que majestueuse.

Mais cette nuit-là, elle n'était pas seule et n'avait en réalité guère pensé qu'elle aurait pu l'être. Cependant, elle ne pouvait nier que cela l'intrigua, et le sens de l'odorat qu'elle avait développé sous cette forme de louve lui poussa à reconnaître la fragrance d'une femme dans l'air. Ainsi, une autre personne se promenait ou s'entrainait en ces lieux. Se laissant guider par sa truffe, elle suivit sa piste avec calme jusqu'à arriver dans une clairière. Là, une demoiselle s'adonnait à une danse élégante, mêlant pétales de fleurs et ce qu'elle devinait comme étant des postures de combat. Elle trouvait cela étonnamment beau à voir... mais pouvait-elle sincèrement admirer ce qu'elle voyait en se maintenant dans l'ombre ?

" Voilà un art de combattre gracieux. "

Une voix sombre s'échappa de la gueule du loup noir, qui, tranquillement, s'avança un peu jusqu'au bord de l'eau. Yuriko se tint en position assise, montrant qu'elle n'était en rien agressive et qu'elle n'était pas présente pour vouloir le moindre mal à sa compatriote. Aurait-elle pu reprendre son apparence humaine ? Sans nul doute. Cependant, maintenir sa forme lui permettait à la fois d'étudier son endurance tout en lui offrant une liberté qu'elle n'avait pas sous sa forme humaine.

" Veuillez m'excuser si je vous ai dérangé. J'étais intriguée. "

Prêtre à s'en aller si la délicate Haruna venait à lui demander, elle se contenta de fixer ses deux yeux bleus sur la jeune prêtresse, avant de suivre le cheminement des pétales de cerisiers qui virevoltaient en tout sens.

Mutique, la louve demeura silencieuse le temps de laisser à la jeune femme le soin de réagir. Difficile pour elle de savoir si elle apprécierait sa présence intrusive ou bien si elle viendrait à la chasser. Un quiproquo pouvait bien vite arriver, mais, l'instinct de la prêtresse ne parut pas lui faire défaut, car nulle violence ne se manifesta de cette jeune tête blonde.

" Je vois... un bel entrainement, si vous me permettez. "

La pluie de pétale s'était interrompue, et tout disparut au moment-même où la demoiselle n'était plus concentrée. Preuve en était qu'il s'agissait là une forme de ninjutsu qu'elle ne connaissait pas, chose qui l'intrigua un peu plus encore. Mais Yuriko n'était pas maîtresse dans le domaine, elle maîtrisait les bases et le chakra sous sa forme la plus pure.

L'élégante danseuse finit par se présenter, dévoilant ainsi être l'une de ses consœurs du Temple. Tsukusa Haruna. Elle en retiendrait le nom, mais que devait-elle faire pour le sien ? Si elle avouait son identité, elle prenait le risque de dévoiler qu'elle eut brisé son vœu de silence. Le cas contraire, il n'y avait que peu de personne qui avait déjà vu la prêtresse sous cette forme, mais cela signifiait mentir.

Cependant, elle pouvait aussi profiter un peu de la naïveté de la demoiselle, sans chercher à se moquer de sa personne, jouant sur des mots un peu flou, répondre sans répondre. Ce fut alors qu'aussi étrange que cela parut, la louve s'inclina à son tour, baissant sa tête tout en restant assez éloignée. Elle ne chercha pas à s'approcher, mais sa voix sombre se mit à résonner, usant alors du tutoiement comme cela fut le cas par son homologue.

" Appelle-moi, Okami. "

Yuriko redressa son museau, elle n'en rajouta pas plus sur sa nature.

" T'intéresses-tu aux yokaïs, Haruna ? "

Il fallait dire que la forme de la Sugimoto pouvait laisser planer le doute, mais n'était-ce pas à dessein ?

L'innocence se reflétait dans les yeux de la jeune prêtresse, aisément reconnaissable pour la Mère-Louve qui n'avait que très tôt baigné dans un milieu où seule la concupiscence illuminait le regard des envieux et des ambitieux de son monde restreint. La modestie dont faisait preuve Haruna n'était pas sans lui rappeler l'adolescente qu'elle avait été autrefois dès qu'il s'agissait de ses compétences martiales. Cependant, son compliment n'était pas une simple politesse, elle reconnaissait bien volontiers la beauté de sa danse.

" Pour peu que vaut la parole d'un loup, tes efforts semblent payer. "

Les yeux de Yuriko ne quittaient pas la silhouette gracile de la togejin, même lorsque celle-ci la complimenta sur son nom provisoire. Si elle avait été capable de sourire, peut-être que cela se serait vu. Mais là, sous cette forme lupine issue de son imagination, Haruna devait se contenter d'un mouvement de tête digne d'un salut.

" Merci, jeune Haruna. "

Une gratitude sincère, qui s'ensuit rapidement par une question pour échapper à d'autres. Ainsi, la Sugimoto se demandait si la jeune femme s'intéressait aux créatures de ce monde et cette dernière lui répondit avec honnêteté, mais avec une autre formulation. Elle ne semblait pas nourrir un intérêt particulier, simplement une volonté de vivre en cohabitation.

Cette réponse valut l'étonnement de la louve, trahie par un mouvement de tête léger sur le côté. Il lui parut assez drôle, par ailleurs, qu'elle lui renvoya la question.

" Mmmm... Je ne suis qu'une louve. Je considère déjà devoir vivre avec les humains, les yokaïs et les autres créatures de notre monde. Il m'est difficile de penser comme toi, notamment de par ma nature de prédatrice. Comment envisagerais-tu de vivre pacifiquement alors que certaines créatures sont destinées à dévorer les autres ? "

L'interrogation prenait alors des allures de questionnement philosophique, mais soulevait également une réalité. Qu'entendait-elle par pacifisme ? Quelles étaient les enjeux à ses yeux ?

" Que ce soit les Humains ou les Yokaïs, nous sommes tous attachés à défendre notre territoire. Peut-on réellement vivre sans s'inquiéter de son voisin ? "

Un village, un royaume, une famille. Tous les êtres vivants portaient en eux un instinct territorial contre lequel il était difficile de lutter. Quand bien même Yuriko était une femme altruiste, prête à tendre la main, elle possédait quelques difficultés à croire en l'utopie que lui dépeignait Haruna.

Yuriko maintenait toujours sa transformation de l'autre côté de la rive, toujours louve, toujours mystérieuse, mais dont le regard teinté de son bleu céruléen ne paraissait pas quitter la silhouette gracile de la jeune prêtresse. Désireuse de jouer avec les mots pour mettre la demoiselle face à quelques points naïfs de sa diatribe, elle agita sa tête comme si elle était surprise.

" Penses-tu que je suis là à te parler par pur pacifisme ?  Peut-être suis-je surtout seulement déjà repue d'un bon repas, et que la faim ne me pousse pas à t'attaquer. Tu n'es pas sur mon territoire non plus, et donc je n'ai pas besoin de te chasser. Tu ne m'attaques pas, donc je peux me contenter d'être simplement une louve curieuse. "

L'animal chimérique, dont les cornes semblaient portées comme un étrange diadème, ne faisait que souligner qu'il n'y avait rien de "pacifique" dans sa démarche, bien qu'elle pût aisément convenir qu'elle acceptait d'échanger quelques mots.

" Si communiquer te semble être un premier pas de quelque chose, sache qu'il ne signifie pas qu'il tend vers ce que tu aimerais que cela soit. Bien des humains utilisent les mots pour tromper, peut-être que je fais exactement la même chose à présent. "

Demeurant immobile, Yuriko écouta avec attention le discours bienveillant de la jeune prêtresse, mais elle ne put s'empêcher de trouver ses pensées un peu réductrices. Elle réduisait donc la raison de la violence des humains à une modeste dichotomie, deux choix simples et peu nuancés de son propre avis.

" Tu parles comme si la paix était le but ultime de tous, jeune humaine. Tu résumes la violence en n'être que son ennemi ou son défenseur. "

La jeune femme n'attendait pas de réponse, ce n'était qu'une pensée, un constat, qui en amena un autre.

" Tu dis qu'une vie ne prévaut pas une autre. Qui dit cela ? Je suis une louve. Ma vie m'importe plus que la tienne. Il en serait de même pour mes louveteaux. Suis-je égoïste parce que la vie de mes petits passeront avant la tienne ? Tes paroles n'ont aucun sens de mon point de vue. "

Bien évidemment, la prêtresse de la lune métamorphosée mettait les paroles de sa cadette en doute pour mieux essayer de bousculer sa vision des choses. À ses yeux, elle ne se positionnait que par le prisme de sa pensée, comme si elle était le gage d'une vérité unique et absolue. La paix. Le pacifisme. Il y avait une naïveté touchante dans cette vision, mais du moment que l'on lui concédait la violence pour la défendre... n'y avait-il pas là une bien amère contradiction ?

C'était à cette suite de conversation que la mère-louve se rendait compte de la différence qu'il y avait entre elle et cette jeune fille. Si elle devait l'écouter, tout paraissait si... simple. Faire ou ne pas faire. Être ou ne pas être. Haruna semblait avoir décidé d'accorder sa confiance de prime abord, tel un acquis de base à toute nouvelle rencontre. Yuriko en était la totale antithèse. Elle ne donnait rien, elle n'offrait rien, elle devait être convaincue par les actes, par les choix. Elle était de ce dont la confiance se devait d'être gagnée ou méritée. Tout cela n'était que le résultat d'une enfance construite dans un nid de serpents.

"  Tu es une humaine bien curieuse et je suis même étonnée que tu sois encore en vie. Sans méfiance, tu pourrais aisément te faire piéger. Par des humains comme par des yokaïs. Ou bien, tu es très forte pour ne craindre aucune tromperie. "

Ce fut alors que la louve se redressa, se mettant à marcher le long du lac pour finalement s'avancer et boire un peu. Cet apparent détachement ne faisait partie que du jeu de l'animal qu'elle incarnait, tout en ayant les oreilles parfaitement tendues pour écouter les propos de la prêtresse opaline.

"  Je pense que nous sommes d'accord sur ce sujet-là.  Je pense que toutes les créatures de ce monde sont portées par l'égoïsme de sa survie. Rares sont ceux qui souhaitent réellement se sacrifier sans arrière-pensée. Nous nous accrochons tous à la vie. "

Ceux qui offraient l'illusion du sacrifice n'étaient pour l'ensemble que des fieffés menteurs. Si on portait un peu plus attention à leurs propos, il n'était pas rare qu'ils furent tous convaincus qu'une autre vie les attendait, que ce n'était qu'une étape. Ils ne se sacrifiaient pas concrètement puisqu'ils pensaient renaître. Mais si on devait apporter à ces gens l'absolue vérité qu'il n'y avait rien après la mort, est-ce que leur choix serait le même ? Accepteraient-ils de mourir ? La peur l'emporterait sans doute.

Sur cette pensée, la chimère se remit à déambuler comme pour dégourdir ces pattes, mais elle se stoppa net lorsque Haruna lui posa une question qui était bien peu anodine et la réponse fut donnée sans aucune hésitation.

"  Un vœu ? Cela n'a pas de sens pour une créature comme moi. Il n'y a que les humains qui ont de telles aspirations. "

Vivre. Grandir. Élever des petits. Mourir. Un cycle. Mais l'humaine derrière le masque ? Kaïto. Elle voudrait uniquement que Kaïto soit en vie, même si cela devait signifier qu'elle ne pourrait être avec lui. Si c'était le prix que l'on lui réclamait, alors elle l'accepterait.

"  Tu ne devrais pas faire de projection de tes modèles de pensées ou des conceptions humaines sur les yokaïs. Croire que nous pouvons aspirer à la même chose est un tort. Nous ne regardons pas le monde sous le même prisme. Mais je suppose que cela ne signifie pas que nous ne pourrons jamais nous comprendre. "

Les yeux de la louve étaient entièrement dirigés vers la prêtresse.

"  Tu as encore beaucoup de chose à apprendre, humaine. Mais si je devais avoir un unique conseil à te donner, c'est de te montrer bien plus prudente envers les gestes d'une trop grande générosité. Les attentions totalement désintéressées n'existent pas. "

Le cynisme d'un loup. Le cynisme d'une femme désabusée. Sur ces mots laissés en suspens, la créature chimérique fit alors un mouvement de tête qui ressemblait à un salut, avant de se détourner des lieux. Un modeste adieu, aussi mystérieux que sa propre venue.